Quelque part autour de la seconde moitié du XXIIe siècle... L'humanité s'est appropriée les étoiles, se contentant dans un premier temps de son propre système solaire en colonisant des endroits tels que la Lune, Mars, Titan ou Neptune, chacun doté de son propre gouvernement, créant pour l'occasion l'Alliance solaire. C'est alors qu'elle découvre, au-delà de Neptune, un artefact d'origine inhumaine. Artefact qui s'avère être un tunnel spatial ouvrant la voie vers d'autres systèmes solaires, comprenant eux-mêmes d'autres tunnels : un véritable réseau, aisément cartographiable, qui offre pour ainsi dire l'univers aux humains. Cette technologie du voyage instantané, créée par une race extraterrestre depuis longtemps disparue (un trope de la S-F), est basée sur une science physique largement au-delà de la compréhension humaine, ce qui n'empêche pas les hommes de l'utiliser de façon intensive : colonisation, exploration, commerce : la civilisation solaire rayonne dans toutes les directions. Jusqu'à ce qu'elle rencontre sa première race extraterrestre hostile : les Faucheurs. Une race belliqueuse à l'extrême, d'une xénophobie incroyable, refusant toute forme de communication. Les Faucheurs préfèrent le suicide à la capture, ne font pas de prisonniers, détruisent tout sur leur passage... L'Alliance solaire se retrouve alors en guerre. Une guerre étrange à laquelle elle ne comprend pas grand-chose, ne sachant rien des motivations de l'ennemi. Et puis, la guerre est lointaine. En effet, les deux belligérants, sachant l'un et l'autre se servir du réseau de tunnels, et d'un niveau technologique équivalent, ont pris soin de protéger leur berceau pour porter le gros des affrontements dans les colonies galactiques. Mais bientôt cet équilibre fragile est menacé : les Faucheurs semblent faire un terrible bond technologique, inventant une sorte de champ de protection autour de leurs vaisseaux qui rend n'importe quel type de tir inefficace. Les vaisseaux Faucheurs deviennent invulnérables. Dans le même temps, une équipe d'explorateurs humains, composée de divers spécialistes scientifiques, découvre dans une galaxie éloignée une planète que les autochtones appellent Monde. Les scientifiques sont vivement intrigués par cette civilisation qui n'a pas encore atteint le niveau de la machine à vapeur et semble vivre une véritable utopie, qu'elle appelle la Réalité Partagée. Dans cette Réalité Partagée, toute pensée personnelle, individuelle, en désaccord avec la pensée communautaire, est impossible. La réalité est une, unique, partagée par tous. La violence, le mensonge sont bannis. Toute opposition avec la communauté entraîne une sanction physique immédiate : un mal de tête effroyable. Les militaires sont encore plus intéressés par Monde. En effet, une des lunes qui gravitent autour de la planète est en fait un artefact qui, après analyse, s'avère être de même facture que les tunnels. Ce n'en est pourtant pas un. Les premiers essais prouvent que cet objet est une arme extrêmement puissante, capable de renverser le cours de la guerre et de vaincre définitivement les Faucheurs. Ils démontrent également que la présence de cet artefact est indispensable à l'équilibre de la civilisation mondienne : l'extraire de son berceau pour l'emmener vers le système solaire condamnerait du même coup les Mondiens à la disparition.
Il va falloir choisir...
Dans
hard science, il y a science, bien sûr, mais il y a aussi
hard. Et dure, notre auteure l'est ! Savez-vous ce qu'est un attracteur étrange, un espace Calabi-Yau, la dimension d'Hausdorff ? Oui ? Alors allez-y, vous n'avez pas à vous faire de souci, tout se passera bien. Dans le cas contraire, il faudra un tantinet s'accrocher. Nancy Kress est une auteure exigeante, autant envers ses lecteurs qu'envers elle-même. D'ailleurs, la dédicace du second volume, reproduite ici in extenso tant elle est savoureuse, est sans ambiguïté : « A
Charles Sheffield, fondateur de l'Association pour la Promotion de l'Erudition scientifique auprès de ceux qui se présentent comme étant des Ecrivains de Science-Fiction. » Voilà, tout est dit. Car pour pouvoir suivre les développements scientifiques de cette trilogie de haute volée, il faut davantage qu'une simple connaissance de base de la physique. Ainsi, celles et ceux qui ne sont pas au fait des dernières découvertes en physique quantique seront vite largués par ce qui s'apparente parfois à une logorrhée scientifique difficile à appréhender pour le commun des mortels. Et le moins qu'on puisse dire, c'est que Nancy Kress ne s'attarde pas vraiment sur les explications de texte : on suit... ou pas. Heureusement, cela n'entrave en rien la progression et l'intérêt de l'histoire. Car dans cette très intéressante trilogie (étonnamment dépourvue de titre générique), il y en a pour tous les goûts. On y trouve aussi de l'anthropologie, de la psychologie, de la sociologie, de la biologie, de la géologie, de la botanique... Un panel extrêmement large qui permet à l'histoire de rencontrer un public plus large que celui, un peu limité, des sciences dites dures.
Mais... Car évidemment, il y en a un. Si Nancy Kress joue facilement avec la science, on la sent moins à l'aise avec le « pathos ». Si tout ce qui ressort de la science bénéficie d'une écriture rapide et serrée, les passages narratifs ayant trait à l'émotion, aux descriptions, à l'ambiance, sont beaucoup plus flous et relâchés. Ainsi, les personnages ne sont que peu intéressants, certains trop proches de la caricature, leurs émotions et leurs intérêts personnels trop rapidement parcourus. On a du mal à vraiment s'identifier, s'attacher à eux. Tout ce qui se rapporte aux cinq sens du lecteur est négligé : l'ambiance, le décor — on attend le troisième tome pour avoir la description d'un village Mondien — , les sons, les couleurs, il n'y a pas grand-chose dans ce récit qui nous permet de nous impliquer, et c'est avec un certain détachement que l'on assiste à ce qui se déroule sur la planète Monde.
Mais intéressons-nous de plus prêt aux trois tomes.
Le premier, Réalité Partagée, est assez statique. L'action se déroule en deux endroits. Une partie prend place sur Monde, l'autre dans l'espace proche de la planète. Le ton de ces deux récits est fort différent. L'équipe de scientifiques qui débarque sur la planète peine à nous rendre les choses intéressantes. On les suit dans leur installation, leurs découvertes, leur engagement, mais de manière détachée, sans vraiment se sentir concerné. Il y a pas mal de longueurs, l'action est molle et hésitante, l'aspect diplomatie peu exaltant. A l'opposé, l'enquête scientifique ultra secrète effectuée par les militaires dans l'espace autour de l'artefact est passionnante. C'est une course contre la montre, l'écriture est soignée, nerveuse, sans temps morts. La collision de ces deux parties, censée être le temps fort du récit, n'harmonise que vaguement l'histoire et laisse un goût d'inachevé.
Le deuxième tome, Artefacts, est une resucée du premier. L'arrivée de quelques nouveaux personnages, qui viennent s'ajouter aux principaux protagonistes du premier volet, permet de varier les points de vue, sans pour autant révolutionner le ton du récit. L'action se resserre et n'a plus lieu que sur la planète. La confrontation entre la civilisation techniquement sous-développée de Monde et celle, ultra sophistiquée, des humains, aurait pu générer un récit plus prenant. Malheureusement, l'auteure prend bien soin de compartimenter ces deux univers de façon à ce qu'il n'y ait que le minimum d'interactions, ce qui affadit l'histoire. La partie scientifique reste passionnante, même si quelques maladresses d'écriture viennent entraver le récit. Autant, pour expliquer ce qu'est la Réalité Partagée, Kress excelle dans le « show don't tell », autant, pour tout ce qui est scientifique, elle se contente de plaquer ici et là des pavés explicatifs insérés de façon artificielle par le biais du recourt au monologue interne ou la tentative d'explication de la part d'un scientifique qui prend en pitié le pauvre couillon de l'équipe qui essaye de suivre — couillon en question qui est tout de même le militaire chargé de toutes les décisions...
L'ultime volet, Les Faucheurs, change de ton. L'action éclate dans toutes les directions, et l'on a là une espèce de thriller scientifico-politique vraiment excitant. Complots, manœuvres politiques, enlèvements, coup d'état, fuites désespérées, découverte scientifique majeure : tout y est. On traverse plusieurs systèmes planétaires, aller-retour, et on rencontre enfin les fameux Faucheurs ! Pourtant, là aussi, difficile de ne pas se départir d'une certaine déception. Le minimum narratif syndical n'est pas toujours respecté. Kress se contente d'une description physique sommaire, d'une vision fugace d'un bout de l'intérieur d'un vaisseau, point. C'est le Grand Ennemi dans toute sa splendeur, diabolisé, intraitable, terrifiant, pire qu'un Klingon de base. On se croirait revenu au temps de la guerre froide. Une caricature de Grand Méchant qui tend à disparaître de la S-F moderne, et que l'on retrouve ici avec surprise, au milieu d'un récit à la pointe de la science. Ceci dit, l'humanité de cette trilogie flirte aussi avec la caricature, alors...
Bref, voici une histoire plus basée sur le mental que sur les émotions, difficile d'accès pour les non scientifiques, adoucie cependant par un troisième volet un peu plus « rock ». Un récit exigeant, parfois aride, mais qui reste passionnant et que l'on suit fort bien, même si, çà et là, on l'a dit, le niveau scientifique est un défi à la compréhension. Reste que Nancy Kress est une auteure assez peu publiée en France et qui vaut le détour. A l'heure où la véritable science-fiction se fait de plus en plus rare, on saluera donc ici l'éditeur pour la publication de cette volumineuse trilogie inédite, certes non exempte de défauts mais néanmoins tout à fait digne d'intérêt, avec qui plus est une mention spéciale pour les trois couvertures splendides de Stéphan Martinière.
Sandrine GRENIER
Première parution : 1/4/2005
dans Bifrost 38
Mise en ligne le : 8/8/2006
Parue de 2000 à 2002 en version originale, cette trilogie dite de « la Probabilité » s’inspire de l’excellente nouvelle « Les Fleurs de la prison d’Aulite » écrite quelques années auparavant. Space opera, hard science, anthropologie, philosophie, physique quantique, biologie animale ou végétale… tout est rassemblé dans ce triptyque qui se mérite.
xxiie siècle après J.-C. Les Terriens découvrent au sein du système solaire un tunnel spatial abandonné par une race probablement disparue depuis longtemps. Ce fruit d’une technologie mystérieuse fonctionne, et n’est que le premier d’une longue série tentaculaire qui leur ouvre la porte des étoiles…
Une soixantaine d’années plus tard : les humains ont exploré une bonne partie de l’univers désormais connu, essaimant des colonies au gré des quelques planètes visités, échangeant avec des civilisations extraterrestres… mais révélant aussi au passage leur pire ennemi, les Faucheurs, une espèce agressive et xénophobe. Suite à cette rencontre, la guerre a été déclarée, et humains et Faucheurs s’affrontent régulièrement depuis des années dans des combats spatiaux meurtriers. Jusqu’au jour où les Faucheurs prennent une avance technique inexplicable. Les gouvernements humains (bien sûr militaires) décident alors de lancer une expédition vers la planète Monde, dont l’une des lunes semble être issue de la même technologie énigmatique que les tunnels. Sous couvert d’une recherche anthropologique, militaires et scientifiques sont envoyés dans ce système lointain. Tandis que physiciens, exobiologistes, géologues et autres spécialistes se lient avec les populations locales, les soldats en orbite étudient l’objet – qu’ils finiront par détruire dans leur désir de se l’approprier à tout prix.
Quand les membres de l’équipe en poste sur la planète découvrent une deuxième sphère de petite taille, ils supposent que les êtres vivants de Monde ont évolué en fonction des ondes émises par cet artéfact qui crée des champs de probabilités quantiques. Car les autochtones vivent dans une utopie pacifique. Nulle violence n’est autorisée, tout conflit entraînant chez ceux qui le vivent une migraine effroyable. Les Mondiens existent selon le principe de Réalité partagée ; tout être qui la bafoue en valorisant son individualité au détriment du groupe est déclaré irréel, et condamné à une vie douloureuse de paria en attendant la mort.
Peu à peu, militaires et scientifiques devinent aussi le potentiel destructeur de l’artéfact restant. Malheureusement, les Faucheurs possèdent eux aussi une telle arme. Doutes et craintes grandissent quand on comprend que deux artéfacts, réglés sur la configuration la plus extrême au sein d’un même système, peuvent provoquer un effondrement de l’espace-temps et détruire l’univers. Humains et Faucheurs ont maintenant le pouvoir de remporter la guerre, mais surtout celui de créer le Néant. Qui gagnera au bluff ?
Peut-être le lecteur, s’il réussit à se perdre dans cette trilogie. Car si les tomes sont inégaux dans leur traitement, chacun peut cependant y trouver son plaisir. Qu’elle soit davantage portée sur les aspects scientifiques et philosophiques (Réalité partagée), que sur les problèmes éthiques, sociologiques et linguistiques causés par les contacts entre civilisations étrangères à la technologie avancée ( Artefacts), ou encore sur les actions et conflits politiques typiques du space opera (Les Faucheurs ), chaque partie de ce triptyque est cohérente en elle-même ou dans le tableau dessiné. Peu importe que certains passages semblent impénétrables, les détails sont savoureux pour qui sait y goûter. Que l’on comprenne cette hard science éclairée et très documentée ou pas, il est toujours possible de se laisser bercer par l’exotisme d’un langage technique précis et par les images qu’il invoque. Même si, avec un peu de cynisme, on pourrait regretter un méchant presque caricatural, qui demeure l’étranger aux intentions hostiles, et une humanité somme toute assez primaire dans sa réponse. Même si les personnages, attachants par bien des aspects, restent assez simplistes. Même si l’on y retrouve les motifs vus et revus d’une SF plus traditionnelle.
Un récit intéressant, donc, proposant beaucoup de bonnes idées, développant beaucoup de longueurs aussi, et qui, au final, même s’il n’est pas mémorable, fait passer un bon moment.
Maëlle ALAN
Première parution : 1/1/2018
Bifrost 89
Mise en ligne le : 5/4/2023