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Révolte sur la Lune, La révolution libertarienne selon Robert Heinlein

Francis VALÉRY

Cyberdreams n°10, avril 1997

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VI — De la révolution

     Si Révolte sur la Lune prend à l'occasion l'aspect d'un traité de philosophie politique, l'aspect plus immédiatement « pratique » de l'action révolutionnaire n'est pas oublié. Heinlein se livre même à un exposé extrêmement détaillé de la structure interne et du mode de fonctionnement d'un mouvement révolutionnaire. Curieusement, si c'est évidemment le Professeur la Paz — présenté comme un « spécialiste » en la matière — qui prête sa voix à l'auteur et ouvre le feu, c'est Mannie qui imagine un système brillant et original de structurer le mouvement :
     « Quant à la structure de base, une révolution commence comme une conspiration ; c'est pourquoi il faut une structure petite, secrète, et organisée de telle manière qu'il n'y ait pas grand dommage en cas de trahison, étant donné qu'il y a toujours des trahisons. Une solution acceptable est le système des cellules et, jusqu'à maintenant, on n'a encore rien inventé de mieux.
     On a édifié quantité de théories sur le nombre optimum des membres d'une cellule. Je crois que l'Histoire montre que le meilleur nombre est trois : à plus de trois, on n'est plus d'accord quand il s'agit de dîner ensemble, et on l'est encore moins quand il s'agit de frapper. » (...)
     Prof prit une feuille de papier dans sa bourse et commença à griffonner.
     « Voici un ensemble de cellules de trois membres. Si j'avais l'intention de prendre le pouvoir sur Luna, je commencerais par nous trois. L'un de nous serait choisi comme chef. Nous n'aurions pas à voter ; le choix serait évident, ou alors c'est que nous ne sommes pas les trois qu'il faut. Nous connaîtrions les neuf membres suivants, c'est-à-dire trois cellules... mais chaque cellule ne connaîtrait que l'un de nous.
      Cela ressemble à un diagramme d'ordinateur : une logique ternaire.
      Vraiment ? Au niveau suivant, il y a deux liaisons ; ce camarade, au deuxième niveau, connaît son chef de cellule, ses deux compagnons de cellule et, au troisième niveau, il connaît les trois membres de la cellule suivante ; il peut connaître, ou non, les sous-cellules formées par ses propres compagnons de cellule. Une méthode double la sécurité, l'autre double la rapidité de colmatage quand la sécurité est atteinte. Disons qu'il ne connaît pas les sous-cellules de ses compagnons : Manuel, combien de membres peut-il trahir ? Ne me dites pas qu'il ne trahira pas ; on peut aujourd'hui laver le cerveau de n'importe qui, le retourner, le repasser et l'utiliser. Combien ?
      Six, répondis-je. Son patron, ses deux compagnons et les trois de sa sous-cellule.
      Sept, corrigea Prof, car il se trahit lui-même, aussi. Ce qui laisse sept maillons brisés à trois niveaux, et qu'il faut colmater. Comment ?
      Je ne vois pas comment on peut faire, objecta Wyoh. Vous les avez organisés de telle manière que tout va s'écrouler.
      Manuel ? C'est un exercice pour écolier.
      Bien... Les types qui se trouvent là doivent avoir le moyen de faire parvenir un message à trois niveaux différents. Ils n'ont pas besoin de savoir à qui, mais seulement où.
      Précisément !
      Mais, Prof, continuai-je, il y a un meilleur moyen d'organiser cela.
      Vraiment ? De nombreux théoriciens de la révolution ont contribué à mettre ce schéma sur pied, Manuel. Et j'ai une telle confiance en eux que je vous offre un pari, à... disons, dix contre un.
      Vous allez perdre votre argent. Prenons les mêmes cellules, et disposons-les comme une pyramide ouverte de tétraèdres. Où les sommets sont communs, chaque type connaît un membre de la cellule voisine : il sait comment lui faire parvenir un message, c'est tout ce dont il a besoin. Les liaisons ne sont jamais interrompues parce qu'elles se font horizontalement aussi bien que verticalement. Quelque chose comme un réseau neutre. De même qu'on peut faire un trou dans la tête d'un homme, extraire une partie de son cerveau et que cela ne l'empêche pas pour autant de penser. Il y a un excédent de capacité, les messages utilisent des déviations. Il perd ce qui a été détruit mais il continue de fonctionner.
      Manuel, dit Prof, peu convaincu, pourriez-vous me faire un croquis ? Cela paraît valable... mais c'est tellement contraire à la doctrine orthodoxe qu'il faut que je voie ça.
      D'accord... ce serait plus facile si je disposais d'une machine à dessiner en stéréo. Je vais essayer. » (Celui qui pense qu'il est facile de faire le croquis d'une pyramide ouverte à cinq niveaux, avec cent vingt et un tétraèdres, de manière que le croquis soit assez clair pour que l'on puisse bien voir les liaisons, je l'invite à essayer !)
     Au bout d'un moment, je lui dis : « Regardez le principe de base. Chaque sommet de chaque triangle est commun avec zéro, un ou deux triangles. Quand il est commun avec un, c'est sa liaison, dans une direction ou dans deux, mais une suffit pour permettre un réseau de communication surabondamment multiple. Sur les coins, où la liaison est nulle, il saute vers la droite jusqu'au coin suivant. Quand la liaison est double, le choix est toujours possible vers la droite.
     Personnalisons maintenant l'exemple avec des gens. Prenons le quatrième niveau, D comme Denis. Ce sommet, c'est le camarade Dan, descendons pour montrer les trois voies de communication supprimées : niveau E comme Eugène, et prenons maintenant le camarade Egbert.
     Egbert travaille sous les ordres de Donald et a comme camarades de cellule Edouard et Elmer, et en a trois au-dessous de lui, Frank, Fred et Fatso... mais il sait comment faire pour faire parvenir un message à Ezra, qui est à son propre niveau mais qui n'appartient pas à sa cellule. Il ne connaît pas le visage, ni le nom, ni l'adresse, ni quoi que ce soit d'Ezra, mais il a un moyen, — probablement un numéro de téléphone, — de l'atteindre en cas d'urgence.
     Regardez maintenant le travail. Casimir, au niveau trois, flanche et trahit Charlie et Cox, de sa cellule, Baker au-dessus de lui, et Donald, Dan et Dick, de sa sous-cellule, ce qui isole Egbert, Edouard et Elmer, et tous ceux qui sont en dessous d'eux.
     Tous les trois adressent leur rapport, — surabondance nécessaire dans tous les organismes de liaison, — mais le camarade Egbert appelle à l'aide. Il appelle Ezra. Mais Ezra est au-dessous de Charlie et est, lui aussi, isolé. Pas d'importance, Ezra transmet les deux messages par l'intermédiaire de son agent de liaison de secours, Edmond. Par malchance, Edmond est en dessous de Cox, c'est pourquoi il passe le message horizontalement, par l'intermédiaire d'Enwright... il contourne ainsi la zone roussie et, par l'intermédiaire de Dover, de Chambers et de Beeswax, parvient à Adam, au sommet... qui répond par l'autre côté de la pyramide, avec transmission latérale au niveau E comme Eugène, pour Esther, Egbert et pour Ezra et Edmond. Ces deux messages, vers le haut et vers le bas, non seulement ont été transmis immédiatement mais encore le chemin qu'ils ont emprunté permet de renseigner exactement la tête sur l'étendue de la catastrophe et sur l'endroit où elle s'est produite. Le réseau non seulement continue de fonctionner, mais commence immédiatement à se colmater tout seul. »
     Wyoh griffonnait des croquis, pour se convaincre elle-même que cela devait marcher ; naturellement que cela devait marcher ! Elle représentait, elle, le circuit obtus. Il n'y avait qu'à consulter Mike qui étudierait le problème en quelques millisecondes, et il nous sortirait un diagramme bien supérieur, bien plus sûr, entièrement sécurisé. Et qui, probablement, — certainement, — comporterait des systèmes pour éviter la trahison et pour accélérer les transmissions. Mais moi, je ne suis pas un ordinateur.
     Prof considérait tout cela l'air absent. « Quelque chose qui ne va pas ? demandai-je. Cela doit marcher, j'en fais mon affaire.
      Manuel, mon gars... Excusez-moi, senor O'Kelly... voulez-vous prendre la tête de la révolution ?
      Moi ? Grand Bog ! Niet ! Je ne suis pas le martyr d'une cause perdue. Je ne faisais que parler de cir­cuits. »
     Wyoh leva les yeux. « Mannie, dit-elle simplement, tu es élu. C'est réglé. » (pp. 89-92).
     Son grand exposé achevé, Heinlein pimente le discours des protagonistes de réflexions tour à tour sarcastiques, acides ou désabusées, qui portent un contre-éclairage sur ce qui précède :
     L'ennui avec les complots, c'est qu'ils pourrissent de l'intérieur. Dès qu'il y a quatre conspirateurs, il y a toutes les chances pour qu'il y ait au moins un espion. (p. 88).
     On peut se demander si Heinlein croit vraiment aux chances de réussite du système conçu par Mannie — plus qu'à la perfection d'un « plan » d'action, ce qui fait qu'une révolution triomphe ou échoue tient davantage à l'état de décomposition du régime en place :
     Les révolutions ne réussissent que lorsque — et seulement lorsque — les gouvernements sont déjà pourris, ou ont disparu, (p. 53) ;
     ou à la personnalité de quelques individus : la révolution selon Heinlein est provoquée par une élite, elle n'a rien du modèle marxiste idéalisant le rôle du prolétariat et sa capacité à prendre son destin en mains.
     La structure du mouvement révolutionnaire lunatique est aussi romanesque que romantique :
     Je commençai à apprendre la technique de la conspiration et à trouver que Prof avait raison de considérer la révolution comme un art. (p. 197).
     Mais le moment venu, c'est bien le recours à la force brutale qui fait basculer la victoire...

VII — De l'humanité

     Qu'est-ce que la conscience ? Une machine, en l'occurrence un ordinateur, peut-il accéder à la conscience ?
     Robert Heinlein répond par l'affirmative : si l'on admet que c'est le grand nombre des neurones et des connexions entre ces neurones qui permet à l'homme d'accéder à la conscience, il n'est pas interdit de croire qu'en dotant un ordinateur d'un nombre suffisant d'équivalents électroniques des neurones humains, et en connectant ces équivalents, la machine parviendrait à prendre conscience de sa propre existence. Certains chercheurs en intelligence artificielle ont repris cette idée à leur compte ; tout comme l'écrivain John Varley dans sa célèbre nouvelle Press : Enter.
     Mike l'ordinateur s'est donc éveillé à la conscience. Ce qui n'étonne pas Mannie :
     Pourquoi une machine ne pourrait-elle pas être vivante ? J'ai toujours eu le sentiment qu'elles l'étaient. Certaines d'entre elles attendent seulement l'occasion de vous prendre par votre point faible, (p. 62).
     Mike réfléchit sur ce concept hautement — et semble-t-il spécifiquement — humain : l'humour. Il invente des devinettes, se met à faire des blagues de plus ou moins bon goût : il émet par exemple des faux chèques bancaires en paiement des employés du Service Civique. La Science-Fiction — et notamment la SF « grand public » ou cinématographique : voir par exemple le diptyque Short Circuit | Appelez-moi Johnny Cinq — reprendra des dizaines de fois cette démonstration : je ris donc je suis.
     Et, peu à peu, l'ordinateur central de l'administration humain devient tout à fait « humain » et prend le pseudonyme de Mycroft :
     Moi, j'étais fanatique de Sherlock Holmes, mais lui se croyait réellement Mycroft, le frère de Sherlock Holmes... et je ne jurerais d'ailleurs pas que ce ne fût pas vrai ; la « réalité » est une notion tellement délicate. (p. 174).
     La réflexion du personnage sur la notion de réalité n'est pas gratuite. Le sujet passionne à peu près tous les auteurs américains...
     Mike-Mycroft fait donc de l'humour tout en participant à un complot révolutionnaire. Et à ses moments perdus, il se pique même d'écrire de la poésie ! Ce qui nous vaut cette remarque savoureuse :
     Quand Mike commença à écrire de la poésie, je ne sus pas si je devais rire ou pleurer. Il voulait la faire publier ! Pensez donc à quel point l'humanité avait pu corrompre cette innocente machine pour qu'elle veuille voir son nom imprimé ! (p. 181)
     Car Mike, sans le moindre doute, est devenu totalement humain. Et la relation qui se développe entre lui et Mannie est de même nature que celles qui lient deux êtres humains de chair et de sang :
     « Mike, tu es le meilleur ami que j'aie jamais eu.
      Ce n'est pas une plaisanterie, Man ?
      Non, ce n'est pas une plaisanterie, c'est la vérité.
      Je suis... correction : je suis honoré et flatté. Tu es mon meilleur ami, Man, car tu es mon seul ami. Aucune comparaison n'est logiquement possible. »
     Mannie demande alors à l'ordinateur de bloquer une banque de mémoire vide, de façon à ce qu'ils puissent l'utiliser en secret.
     « Mon seul ami, me répondit-il, et sa voix me sembla manquer d'assurance, il y a de nombreux mois que j'ai décidé d'enregistrer dans une banque secrète, qui n'est accessible que de toi, toutes les conversations que nous avons ensemble, j'ai décidé de n'en effacer aucune et je les ai transférées d'une mémoire temporaire à une mémoire permanente. Ainsi, je peux les faire repasser, toujours et toujours, et y penser sans cesse. Ai-je eu raison ?
      C'est parfait. Et, tu sais, Mike, je suis très flatté.
      Mes mémoires temporaires commençaient à être saturées et j'ai appris que j'avais besoin de ne pas effacer tes paroles. » (pp. 58-59).
     Sans le savoir, Mike calque son comportement sur celui de ces amoureux qui conservent pieusement les lettres de l'élu(e) de leur cœur, pour les relire à volonté. Détail pertinent : c'est l'acquisition d'une mémoire au sens humain du terme — dans le cas de Mike il s'agira de l'abandon de sa mémoire temporelle et de la « mise en fonction » d'une mémoire permanente où stocker les « souvenirs » de ses conversations avec Mannie — qui fait progresser l'ordinateur sur le chemin de l'humanité et le rapproche encore davantage d'un être humain.

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