Dick : enfer et rédemption
Réédité, commenté, célébré, Philip K. Dick s'incruste au firmament de la science-fiction moderne.
Philip Kindred Dick (1928 — 1982) est une figure chère aux amateurs de science-fiction européens. Alors que dans son pays, l'écrivain américain a connu un succès inégal, son renom ne fait que grandir de ce côté-ci de l'Atlantique. Plus de dix ans après sa mort, l'intérêt que lui vouent les éditeurs français ne faiblit pas. Denoël a publié huit volumes de ses nouvelles. Les éditions 10/18 poursuivent la traduction de ses ouvrages de littérature générale. Quant aux Presses de la Cité, elles rééditent ses romans de SF sous la reliure souple de la collection Omnibus. Outre Substance rêve, le premier tome paru, trois épais recueils sont annoncés.
Entre réalité et cauchemar
Substance rêve comprend six récits. Le Maître du Haut-Château, qui inaugure le lot, est une magistrale uchronie — ou utopie dans le passé. L'intrigue a pour cadre une Amérique occupée par les Nazis et les Japonais, car la troisième guerre mondiale s'est achevée à l'avantage des forces de l'Axe. Entre autres personnages piégés dans cette réalité parallèle, Dick met en scène un écrivain, Hawthorne Abendsen. Celui-ci est l'auteur d'un livre de science-fiction qui a été mis à l'index par la Gestapo. Car, intolérable subversion, il raconte la victoire des Alliés !
Le Maître du Haut-Château renvoie dos à dos Histoire et mensonge. Au lecteur de décider si l'écrivain (le fictif comme le vrai) est un maître illusioniste ou un montreur de vérité. Glissement de temps sur Mars a également pour thème une collision entre réalité et cauchemar ; mais ici, ce sont les fantasmes d'un schizophrène qui détraquent l'espace-temps. Docteur Bloodmoney est une épopée post-atomique. Ses héros tentent de survivre dans un monde où les instincts destructeurs pleuvent aussi dru que les retombées radioactives. Les joueurs de Titan voit s'affronter terriens et extra-terrestres autour d'un plateau de monopoly. Simulacres plonge le lecteur dans un univers dominé par l'artifice. Les androïdes se substituent aux humains, les spots publicitaires sont abattus à coup de fusil et les tyrans au pouvoir ne vieillissent plus. Un enfer. Enfin, dans En attendant l'année dernière, le temps marche à reculons, les morts ressuscitent et les vieillards rajeunissent jusqu'au stade foetal.
On n'entre pas sans avertissement dans de tels univers. D'où l'utilité de la préface de Jacques Goimard, une copieuse biographie de l'écrivain californien. Cette introduction à Substance rêve aide à comprendre combien le destin personnel de Dick influence ses écrits. Comme ses personnages, il fut la proie constante du doute, des hallucinations, des drogues et des errances sentimentales. Sa vie durant, les dépressions succèdent aux enthousiasmes mystiques, les mariages bâclés aux idées suicidaires, les mois de silence angoissé aux romans jetés en quelques nuits sur le papier.
Une multitude de facettes
Cette existence chaotique a également inspiré le journaliste londonien Jeff Wagner. Son enquête sert de préambule à Regards sur Philip K. Dick — le kalédickoscope, une luxueuse anthologie critique composée et annotée par Hélène Collon. Alors que Goimard joue les psychanalystes, s'attarde sur la généalogie de Dick et dresse l'inventaire de ses compagnes, Wagner étudie pas à pas son évolution créatrice. Il montre comment l'auteur d'Ubik glisse d'une SF désinvolte à la Van Vogt vers la parabole politique, puis la fable métaphysique, pour atteindre enfin, au-delà des modes et des effets de genre, une universalité à l'épreuve du temps.
Suivent d'autres travaux et hommages de la même pertinence, entre lesquels Dick est abondamment cité et questionné. Le kalédickoscope approche ainsi l'écrivain sous une multitude de facettes, de son influence sur le cinéma (Blade Runner et Total Recall sont une adaptation de ses oeuvres) à l'exégèse de sa mythologie personnelle.
Malgré la diversité de leurs avis, les auteurs réunis par Hélène Collon s'accordent sur un point : derrière le paranoïaque sous l'emprise chronique des femmes et des amphétamines, se cachait un être compatissant, d'une générosité sans faille. Les crises religieuses n'ont jamais ébranlé sa faculté d'empathie. Au plus profond de sa déprime, Dick ouvrait sa maison aux drogués et aux clochards. Pareillement, si fragiles soient-ils, ses héros s'en tirent parce qu'ils sont capables d'actes fraternels. C'est par quelques gestes d'amour, insignifiants d'apparence, que vient la rédemption. Ce sont eux qui sauvent les mondes et renversent les dieux fous.