Nancy KRESS Titre original : Maximum Light, 1998 Première parution : New York, USA : Tor, janvier 1998 Traduction de Jean-Marc CHAMBON Illustration de Éric SCALA
POCKET
(Paris, France), coll. Science-Fiction / Fantasy n° 5920 Dépôt légal : mai 2007, Achevé d'imprimer : avril 2007 Réédition Roman, 320 pages, catégorie / prix : 7 ISBN : 978-2-266-16328-6 Format : 11,0 x 18,0 cm Genre : Science-Fiction
Dans les années 2030, la fertilité masculine a brutalement chuté sur l'ensemble de la planète. Les enfants sont si rares que les couples sont prêts à tout pour en avoir, quitte à traiter leurs animaux domestiques comme des bébés humains.
Shana Walders, jeune appelée de l'armée américaine, participe à l'évacuation d'une zone dangereuse où un train transportant des produits toxiques a déraillé. Elle voit l'espace d'un instant l'inimaginable tapi au fond d'une cage. Son témoignage auprès de ses supérieurs signe sa radiation de l'armée. Mais elle décide de mener sa propre enquête pour découvrir la vérité. Alors que le gouvernement a interdit la génétique humaine, Shana découvre qu'un trafic clandestin s'organise à grande échelle. Elle vient de mettre le doigt dans un engrenage qui met en jeu l'avenir de l'homme.
Nancy Kress est une remarquable écrivaine de science-fiction. Connue entre autres pour sa trilogie des Probabilités (Réalité partagée, Artefacts et Les Faucheurs), elle montre une fois encore toute la force de son talent dans une réflexion dérangeante sur les dérives de la science et la catastrophe écologique.
Critiques
Initialement publié en France en 2001 par le regretté Jacques Chambon dans la non moins regrettée collection « Imagine » des éditions Flammarion, Les Hommes dénaturés est le dixième roman de Nancy Kress (1998 en VO).
Au tournant des années 2030, le Retournement tant redouté s’est produit : la pyramide des âges s’est inversée, le nombre de décès a dépassé le celui des naissances. En cause, un taux de natalité en chute libre, conséquence directe d’un environnement de plus en plus pollué et de perturbateurs endocriniens omniprésents. Naturellement, le visage du monde s’en trouve bouleversé ; la jeunesse devient le bien le plus précieux des sociétés occidentalisées (comme souvent chez Kress, le prisme est très américano-centré), la moindre naissance est un événement, la tentation du trafic d’enfant est plus qu’une tentation, et l’adoption d’animaux explose – triste pis-aller pour des couples en mal d’amour filial.
C’est dans semblable contexte que Shana Walders, jeune appelée au caractère de cochon désireuse de faire carrière dans l’armée, effectue une intervention de sécurisation suite à un incendie provoqué par le déraillement d’un train. Au cours de l’opération, elle aperçoit un fuyard les bras chargés de petits singes, des animaux dont Shana jurerait qu’ils sont dotés d’un visage… humain. Virée de l’armée alors qu’elle tentait de révéler sa découverte au plus grand nombre par le biais d’une commission véreuse, la grande gueule au langage de charretier ne compte pas en rester là et entreprend de mener sa propre enquête. D’autant que peu après, lors d’une soirée désœuvrée avec quelques copines militaires qui vire à la castagne homophobe, elle reconnaît, en la personne d’un des agressés, le visage aperçu sur les singes… S’intriquent alors trois lignes narratives, celle de Shana, celle du danseur Cameron Utuli, l’homosexuel agressé (Kress renouant ici avec l’une de ses grandes passions, la danse classique, domaine qui offre le cadre à, ou teinte nombre de ses récits), et celle de Nick Clementi, riche médecin au bras long mais sur le point de mourir, qui décide d’aider Shana.
Les Hommes dénaturés est un condensé de Nancy Kress. Futur proche. Questions sociétales. Bio-ingénierie et magouilles à tous les étages. Et ce jusque dans les travers de l’auteur (et ses marottes). Car si le roman ne manque pas de rebondissements, tous les personnages ne bénéficient pas du même traitement et on frôle parfois la caricature. Le roman, pourtant court, patine ça et là, et le récit aurait sans doute gagné à se resserrer sur l’une ou l’autre des lignes narratives (Shana Walders, bien entendu). L’auteure, définitivement plus à son aise dans le format du court roman ou de la novella, aurait à coup sûr accouché d’un texte plus nerveux, plus dynamique, tout en gommant l’aspect un rien caricatural déjà évoqué.
Reste un techno-thriller fréquentable, distrayant et non exempt de questions pertinentes, sans doute parfois desservi par une traduction un poil trop sage. Il y a bien longtemps (en 2002, dans le Bifrost 25), notre collaborateur hissait Les Hommes dénaturés au niveau du Feu sacré de Bruce Sterling. On s’autorisera ici un peu moins d’enthousiasme.
ORG Première parution : 1/1/2018 dans Bifrost 89 Mise en ligne le : 5/4/2023
Vers 2030, suite aux méfaits de la pollution, la fertilité a chuté à un point tel que les familles en manque d'enfants adoptent des animaux. C'est dans ce contexte que Shana Walders, jeune appelée qui souhaite faire carrière dans l'armée, aperçoit dans un hangar, en organisant l'évacuation d'une zone dangereuse suite au déraillement d'un train transportant des produits toxiques, des singes dotés d'un visage humain. Son témoignage, loin de lui valoir les honneurs de la presse, ruine ses chances d'entrer dans l'armée, déjà vacillantes à cause de ses insubordinations causées par son caractère de cochon. Vivant cette radiation comme une injustice, Shana mène sa propre enquête, auprès d'un danseur de ballet classique dont les singes génétiquement modifiés sont le portrait craché. Elle trouve une aide précieuse auprès d'un médecin âgé qui n'en a plus pour longtemps à vivre et qui dispose des relations nécessaires pour vérifier l'exactitude de son témoignage.
On se doute, bien entendu, à quoi serviront des singes à visage humain. Nancy Kress pointe du doigt les aberrations auxquelles la société risque d'aboutir, sous la pression des événements et devant l'absence de morale des entreprises mercantiles. L'auteur préfère que les recherches posant des problèmes éthiques soient autorisées avec un cadre législatif précis garantissant la transparence et empêchant les dérives plutôt qu'interdites, ce qui conduit les entreprises peu scrupuleuses à ouvrir des laboratoires clandestins ou dans des pays peu regardants. Reste que les problèmes écologiques et les dangers des manipulations génétiques sont davantage survolés que traités dans ce roman, l'auteur ayant plutôt mis l'accent sur le côté aventureux de l'histoire.
Au final, cette enquête policière qui ne manque pas de rebondissements et reste agréable à lire ne dépasse pas le niveau d'un bon Fleuve Noir de l'époque, ce qui est déjà fort honorable. Toutefois, s'agissant de Nancy Kress, on regrettera qu'elle n'ait pas davantage fouillé son sujet.
Avec ce roman, on commence à mieux comprendre pourquoi Nancy Kress est considérée comme l'un des chefs de file de la hard science aux Etats-Unis (il faut dire que des éléments majeurs de sa bibliographie manquent encore en français : son cycle des Insomniaques, deux thrillers sur le thème du bioterrorisme, intitulés Oaths & Miracles et Stinger, ainsi qu'un nouveau cycle dont deux tomes sont parus, Probability Moon et Probability Sun). Ses romans et nouvelles montrent un intérêt particulier envers les biotechnologies et une sensibilité aiguë pour les enjeux sociaux et humains qui entoureraient leur développement.
Nous nous retrouvons dans une Amérique du milieu des années 2030, une décennie après le « Basculement » : une chute vertigineuse de la fertilité masculine, dont les causes sont mal connues (même si certains savants pointent le doigt en direction de la pollution industrielle), mais qui a entraîné des émeutes, des crises économiques et sociales, et une transformation profonde des mœurs et des mentalités. Les personnes âgées pèsent de tout leur poids démographique, tandis qu'une population active sur le déclin suffit à peine à satisfaire les besoins matériels. Les enfants deviennent évidemment une denrée rare et font l'objet de toutes les convoitises, ouvrant la voie à toute une série de trafics douteux, voire scandaleux.
Mais rien de tout cela n'a préparé Shana Walders, jeune conscrite du service national appelée en renfort sur les lieux d'une catastrophe ferroviaire près de Washington, au choc qu'elle reçoit quand elle voit le contenu de la cage retirée d'un laboratoire clandestin juste avant une explosion. Et personne ne semble croire à son témoignage devant un comité officiel, ce qui lui vaudra d'être rayée des rangs de l'armée américaine. Déterminée à sauver sa carrière militaire et à découvrir toute la vérité dans cette affaire, elle remonte la piste jusqu'à Cameron Atuli, danseur dans une troupe de ballet réputée. Malheureusement, celui-ci vient de subir une procédure d'amnésie rétrograde, suite à un événement traumatisant, et ne peut plus se souvenir de sa vie antérieure. Mais il continue d'être hanté par des cauchemars peuplés d'animaux, sans parler de ces cicatrices troublantes aux testicules... C'est finalement un troisième personnage, Nick Clement, médecin conseiller auprès du gouvernement pour les crises sanitaires, qui parviendra à rassembler toutes les pièces du puzzle. Car Clement soupçonne les autorités de couvrir les pires perversions de la science, faute de pouvoir s'attaquer aux racines véritables de la menace qui plane sur l'humanité.
Nancy Kress nous fournit matière à réflexion sous la forme d'un thriller bien ficelé et plein de suspense, où les changements à venir sont évoqués par des détails subtils ou des glissements sémantiques (fort bien rendus en français par le traducteur). Beaucoup des événements qu'elle décrit s'inscrivent déjà dans notre paysage actuel, notamment la baisse de la fertilité masculine et le vieillissement des populations, du moins en Occident. Mais elle va au-delà de la dénonciation écologique et bien-pensante des méfaits et des dérapages de la technologie sous l'influence de l'appât du gain, en plaidant pour une recherche scientifique menée à bon escient, focalisée sans hypocrisie et faux-fuyants sur les vrais maux de notre monde, et en tenant compte de son impact sur la vie humaine. Un livre salutaire.
Même si « Imagine » a quelque peu amélioré sa maquette de couverture, l'illustration reste ici toujours et encore un véritable chasse-lecteurs. Il ne faut pas avoir peur pour lire un livre aussi laid. Ceux — espérons-les malgré tout nombreux — qui passeront cette épreuve, s'en verront bien récompensés.
Pour ce roman, Nancy Kress spécule que la baisse de la fertilité masculine qui s'observe actuellement en Occident va continuer de s'aggraver jusqu'à une stérilité quasi-totale à l'horizon 2035. Parmi les diverses explications avancées — mise en cause des bains chauds et des sous-vêtements trop serrés, réaction psychosomatique de castration induite par l'évolution du rapport sociétal entre les sexes, ou réponse tendant à faire baisser le stress proxémique généré par la surpopulation — , Nancy Kress retient celle de polluants chimiques perturbant le système endocrinien.
Les gosses sont donc devenus rares et chers au sein d'une population riche ou pauvre mais toujours vieille. De plus, tous sont loin d'être en bon état... Animaux de compagnies et tamagochis ne suffisent plus à palier le déficit affectif mais l'ingénierie biomédicale peut beaucoup pour vous sous réserve que vous — et votre compte en banque — puissiez beaucoup pour elle.
Mais l'Amérique est toujours aussi confite en morale qu'aujourd'hui. Les politiciens dont la façade éthique se doit d'avoir la pureté du diamant ont interdit la génétique humaine en fonction d'une opinion publique qu'ils ont façonnée. Côté cour, dans les hangars, on s'active clandestinement, tandis qu'en haut, on couvre et on renvoie l'ascenseur. Quelle importance si ça fait des dégâts chez les gens ordinaires... Ils ne valent quand même pas que l'on remette en cause l'ordre du fric !
C'est dans ce lourd contexte social que s'entrecroiseront Shana Walders qui voulait s'engager dans l'armée, le docteur Nick Clementi qui siège à une obscure commission du congrès et le danseur homo Cameron Atuli. Walders doit témoigner devant la commission où siège Clementi pour avoir vu des chimpanzés avec le visage d'Atuli. Comme le témoignage est gênant, et le président de la commission trempé jusqu'aux cheveux dans l'affaire, il est décidé de refuser à Walders de s'engager dans l'armée à la fin de son service. On en comprend mal la raison mais ça fait avancer l'intrigue sur les chapeaux de roue. Partie ratonner l'homo avec des copines de régiment, elle reconnaît sur Cameron Atuli le visage des chimpanzés. Elle aura ensuite bien du mal à approcher de ce jeune danseur dont la mémoire a été effacée ainsi que l'horreur qu'il a subie. Clementi, pour faire avancer ses vues, considérant les perturbateurs endocriniens issus de l'industrie chimique comme responsable de la crise démographique, va aider Walders.
Ce roman n'est pas totalement exempt de petits défauts mais ils contribuent à « booster » l'action et, de ce fait, correspondent à un choix, le bon. Nancy Kress tient la gageure de dépeindre en profondeur un contexte social dans un livre de 260 pages qu'elle mène tambour battant. Les Hommes dénaturés peut sans rougir prendre sa place au côté du Feu sacré de Bruce Sterling dans toute belle bibliothèque de S-F. Chapeau bas.