RIVAGES
(Paris, France), coll. Fantasy Dépôt légal : février 1999 Première édition Roman, 324 pages, catégorie / prix : 129 FF ISBN : 2-7436-0465-4 ✅ Genre : Fantasy
On raconte qu'un enfant qui goûte trop tôt au vin des dieux ne deviendra que la moitié de lui-même. Le jeune prince Amatus apprend quelle est la part de vérité dans cette vieille légende lorsque, dégustant à l'insu de tous l'élixir interdit, il voit tout le côté gauche de sa personne disparaître. Furieux de subir une déconvenue aussi embarassante, son père, le bon roi Boniface, congédie plutôt brutalement les responsables de cette catastrophe impardonnable, laissant libres plusieurs postes importants dans l'administration du royaume. Un an et un jour plus tard, quatre mystérieux personnages apparaissent pour combler cette vacance. Psyché la douce gouvernante, Mortis la sorcière, Golias l'alchimiste jovial, et l'Homme Tors, un géant au visage dissimulé sous un masque de fer, vont ainsi devenir les fidèles compagnons du prince Amatus. Mais ne sont-ils vraiment que cela ? Et la quête périlleuse dans laquelle ils entraînent le prince invisible n'a-t-elle d'autre but que de le débarasser de sa curieuse malédiction ? Cette fable originale et toujours surprenante reprend la tradition des contes merveilleux et y ajoute une approche pleine de fraîcheur et de second degré.
Auteur versatile qui a su briller dans le techno-thriller (Mère des tempêtes, Laffont 1998) comme dans le space-opera ou la fantasy, plusieurs fois nominé aux Prix Hugo et Nebula, John Barnes nous livre ici une nouvelle preuve de son talent. Rivages publiera en 1999 un nouveau grand space-opera de John Barnes.
Critiques
Parce qu'il a bu du Vin des Dieux, le jeune prince Amatus perd soudain la moitié de son corps : tout le côté gauche. Et parce que diverses négligences ont abouti à cette situation, le roi Cédric obtient la tête de l'Alchimiste Royal, de la Sorcière Royale, de la Servante Personnelle du Prince, et du Capitaine de la Garde (qui, après avoir exécuté les autres fautifs, réussit à se décapiter lui-même, ce qui lui vaudra le respect et l'admiration de tous).
Un an et un jour plus tard, alors que le Premier Ministre est devenu Capitaine de la Garde et Commandant en Chef des Armées (tâches plus exaltantes que son autre poste, très administratif), quatre postulants arrivent au Palais. Bientôt, ils s'avèrent exceller dans leurs domaines respectifs, et la vie reprend son cours. Amatus grandit, éduqué par ses précepteurs. Il grandit, mais n'en retrouve pas pour autant sa part absente. Ce seront les quêtes diverses qu'il va devoir mener qui lui rendront peu à peu son intégrité. Car les périls sont nombreux et la guerre menace.
Ah, c'est un livre à part que Le vin des dieux. John Barnes a choisi d'écrire une œuvre qui joue sans répit des effets de miroir — l'histoire se proclame un conte de fées, les personnages eux-mêmes savent qu'ils vivent un conte de fées, le lecteur sait à tout moment qu'il lit un conte de fées. Ce pourrait être artificiel, et c'est séduisant ; puéril, et c'est innocent ; rebattu, et c'est fascinant. Et toujours grâcieux.
Dans ce roman de fantasy avouée, nommée, analysée, l'auteur renouvèle le genre en remontant à ses sources : les contes, le jeu complice de la narration orale, l'emploi de codes stricts, mais garants d'une totale liberté de création. La langue est belle ; précieuse, ampoulée, elle souligne le décalage qu'induit la lecture. Roman d'apprentissage, mise en abyme des symboles que le merveilleux utilise et auquel il renvoie, ressorts dramatiques qui empruntent aussi bien au Grand Guignol et à la commedia dell'arte qu'à la tragédie antique, cette fable un peu scélérate vous a un charme fou.
La robe est chatoyante, l'arrière-goût plus capiteux qu'il n'y paraît aux premières gorgées, bref, ce breuvage ne peut que se déguster avec un sourire de connivence.
On imagine mal l'aspect et la vie du prince Amatus, privé de sa moitié gauche, réellement "absente" et pas seulement invisible... On imagine mal par exemple le trajet des aliments lorsqu'il mange, ou d'autres détails du même ordre... Mais Barnes ne s'encombre pas avec les détails pratiques de cette scission symbolique, proche d'un "conte philosophique", et nous livre avec Le vin des dieux un superbe livre pétillant d'intelligence et d'humour.
Le récit est en fait composé de plusieurs parties distinctes qui abordent chacune un genre différent de fantasy. Débutant par un épisode burlesque, celui de l'accident du prince et de sa conséquence sur une cour royale assez folklorique, le ton évoluera ensuite entre autres vers l'heroic fantasy comique (avec un fameux séjour chez les poulpiquets), le tragique (avec un prince qui se prend pour Hamlet et un pays malade qui semble accompagner son humeur), le fantastique (avec d'étranges vampires), et l'épique (avec un inévitable usurpateur qu'il faudra affronter)... Autant de tons, autant d'épreuves que devra traverser Amatus pour acquérir sa maturité et retrouver son intégrité, tel Alef-Thau l'enfant-tronc. Si le ton évolue, l'ironie n'en reste pas moins omniprésente, avec un subtil équilibre qui lui permet de s'exercer sans jamais nuire à l'action, et sans jamais désamorcer la tragédie.
Les surprises seront nombreuses dans ce roman qui détourne volontiers les clichés du genre. Amatus rencontrera au cours de ces épreuves initiatiques de nombreux personnages ou créatures, ce qui est habituel dans la fantasy, mais Barnes leur ajoute suffisamment de caractère et d'originalité pour faire que l'on n'oubliera pas de sitôt la Bête-aux-énigmes ou le voleur Dick Tonnerre !
Ajoutons à cela qu'il n'est pas nécessaire d'attendre une suite pour déguster cette oeuvre savoureuse et que la couverture originale de Stan et Vince est très belle pour dire que le bonheur est complet.
Le Vin des dieux est un livre étonnant. D'abord, parce qu'on connaissait plutôt John Barnes comme écrivain de science-fiction, et qu'on le découvre ici auteur de fantasy. Ensuite, parce qu'il s'agit d'un roman exigeant, difficile et souvent déroutant. Au cœur même du récit, on retrouve le très vieux thème de la quête de l'identité, métaphore de la perte de l'innocence et des illusions de l'adolescence, puis de l'entrée dans l'âge adulte. Dans un royaume de conte de fées, après avoir bu une coupe du vin des dieux réservé au roi, le prince voit toute une moitié de son corps disparaître. C'est le prologue, teinté d'humour noir.
Nous retrouvons Amatus à l'adolescence. Il mène une vie tumultueuse entre ses compagnons de beuverie et ses quatre amis d'enfance, l'alchimiste royal, la sorcière royale, le capitaine de la garde royale et la gouvernante royale. Jusqu'au jour où, prenant une chanson au pied de la lettre — une sombre histoire de paysanne kidnappée par les poulpiquets, des sortes de lutins sournois — , il décide d'entrer dans le conte... et ça marche ! Le prince va ainsi vivre quatre aventures — dont une guerre — au cours desquelles le royaume idyllique se dégrade profondément et ses quatre compagnons d'enfance périssent. Mais à chaque mort, il retrouve une partie de son corps, symbolisant ainsi la construction de l'adolescent. Il acquiert la connaissance (l'alchimiste), se brûle à ses mystères (la sorcière), maîtrise son corps (le capitaine de la garde) et s'approprie sa sexualité (la gouvernante). Parallèlement, le regard émerveillé qu'il portait sur le monde de son enfance cède la place à une observation plus lucide.
Le terme du livre montre le prince devenu adulte, gérant un royaume revenu à ses justes proportions (quelques fermes sur une lande), et tentant de construire son couple. Œuvre intelligente et puissante, ce roman est une lecture très attachante, un véritable régal. Raconter de belles histoires, tout en disant des choses au lecteur, n'est-ce pas la définition d'un excellent ouvrage ?