Écrivain américain (1906-1972). Il a dans sa carrière embrassé trois genres distincts : le roman policier, la science-fiction et l'humour. La nuit du Jabberwock allie policier et fantastique.
A Carmel City, il ne se passe jamais rien. On s'ennuie ferme, on picole sec, on discute avec le patron du bistro d'en face. Et on en vient à espérer qu'enfin quelque chose se produise - même le pire.
Au pays de l'ennui, Doc Stoeger n'est pas seulement le propriétaire du journal local : c'est un fan de Lewis Carroll. Parce que de l'autre côté du miroir, derrière le comptoir, tout est possible. Alors il siffle son whisky, en rêvant au scoop qui lui vaudra la gloire. Pour que son canard sorte de la routine de cette petite ville américaine où rien ne se dit, où tout se sait.
Mais le Pays des Merveilles est un monde de fous, les admirateurs d'Alice amateurs de bourbon sont vite dangereux, surtout s'ils prennent l'habitude de jouer aux échecs avec des caractères d'imprimerie, des revolvers,ou, pire... un jabberwock !
Si la vie du lecteur de S-F est plutôt fade en ce qui concerne l'inédit, force est d'admettre qu'il est largement abreuvé en matière de rééditions par des maisons comme Terre de brume. Il serait malséant de s'en plaindre quand Révolte sur la Lune de Heinlein (critique infra) suit Le Pays de la nuit de W. H. Hodgson (critique dans Bifrost n° 39) et précède cette Nuit du Jabberwock.
Pourtant, La Nuit du Jabberwock n'est pas un roman de S-F. Ni fantastique, ni fantasy. Non. C'est un polar. Oh, bien sûr, pas un polar commun. Définitivement inapte pour TF1. La meilleure comparaison que l'on puisse à mon sens lui trouver est le film After Hours avec Griffin Dunne et Rosanna Arquette, sous titré « Une Nuit de galère ». Le ton est différent et Fredric Brown, grand humoriste s'il en est, fait en quelque sorte l'impasse sur ce trait de son talent. Pas complètement toutefois, l'accumulation d'improbables péripéties assorties d'autant de retournements ne peut en fin de compte que prêter à sourire.
A Carmel City, Illinois, tout au fond de l'Amérique profonde, il ne se passe jamais rien, au grand dam de doc Stoeger, le rédacteur en chef de Bifrost du Clarion, l'hebdo local. Doc Stoeger donnerait n'importe quoi pour avoir, ne serait-ce qu'une seule fois dans sa carrière, de vraies nouvelles à publier dans son journal. Mais il ne se passe jamais rien à Carmel City... Même la vente de charité vient à faire défaut.
Alors, ce jeudi-là, le Clarion est prêt à être mis sous presse. Il est temps pour Doc Stoeger d'aller s'en jeter un en face, chez Smiley. Ainsi commence la nuit inénarrable. Le Clarion, déjà bien vide, va voir un à un ses papiers, déjà bien fades, annulés. Outre la vente de charité, le papier sur le divorce de Ralph Bonney, directeur de l'usine locale de feux d'artifice, doit être revu, car ce dernier n'est pas le salaud annoncé, et l'accident survenu dans ladite usine passé sous silence pour ne point causer de tort à la victime. Cette nuit-là, il y a bien un fou qui rode dans Carmel City, et il vient d'arriver quelque chose à Carl Trenholm, l'avocat ami de Doc. Mais il y a aussi deux très vilains gangsters qui déambulent en ville... Et il y a quelqu'un qui s'introduit dans la banque du rigide Clyde Andrews. N'écoutant que son courage, Doc Stoeger estourbit l'intrus, qui n'est autre que le fils du propriétaire... Impossible à passer dans le Clarion, alors autant retourner boire un coup chez Smiley. Par malchance, les deux affreux malfrats ont eu la même idée et n'apprécient que fort modérément d'avoir été reconnus par Stoeger. Aussi emmènent-ils Doc et Smiley pour une dernière balade dans les collines. Dernières pour les deux tristes sires. Doc peut enfin rentrer chez lui, où l'attend Yehudi Smith, présumé fou évadé et fondu de Lewis Caroll — on y vient, au Jabberwock — rencontré précédemment dans la soirée. Une chance : il n'est pas encore trop tard pour se rendre à la réunion nocturne d'une société de fans d' « Alice » dans une maison supposée hantée au grenier de laquelle ils découvrent la table de verre qu'Alice avait elle-même trouvée dans le vestibule du terrier du lapin blanc. Yehudi Smith prend la fiole marquée « Buvez-moi » et tombe raide mort. Doc Stoeger signale le décès au shérif Kates, qui le déteste, mais, tandis que le corps de Smith a disparu, Kates retrouve ceux de Ralph Bonney et de Miles Harrisson, son adjoint, dans le coffre de la voiture de Stoeger... Il est vrai que l'alcool permet de voir les choses avec un certain décalage, d'autant qu'une imagination fertile...
Bref... Si l'on amène un bon suspect à avoir une défense absurde, il fera un parfait coupable, n'est-il pas vrai ? C'est sur ce raisonnement que compte l'assassin, que je vous laisserai découvrir par vous-même, ainsi que son mobile.
Voilà un remarquable polar où l'imagination crépite à toutes les pages, où les personnages, à défaut d'une réelle profondeur psychologique, ont une existence intense. Jamais on n'y croit un seul instant, et pourtant on ne marche pas, on court, on fonce... pour finir par retomber sur ses pattes, comme Doc, un peu étourdi, des étincelles plein les yeux après cette pyrotechnie issue tout droit du département des chandelles romaines. A lire ou à relire absolument, en laissant bourniffler les verchons fourgus...
Après Tout smouales étaient les borogovesde « Lewis Padgett », voici encore mis à contribution l'inépuisable Lewis Carroll ; son Jabberwock est d'ailleurs ici comme l'Arlésienne ; mais on cesse bientôt de l'attendre avec impatience, tant se succèdent à un rythme haletant les événements normaux (mais non banals), le tout assaisonné d'humour, mais non de loufoquerie comme ailleurs chez Brown qui prouve que, comme Poe, il possède non seulement l'imagination la plus débridée mais la raison la plus rigoureuse. Un « policier » captivant et admirable.