Certes, Bragelonne est un éditeur indépendant. Ce qui n'empêche pas cette maison d'être davantage préoccupée par ce qu'elle vend plutôt que par ce qu'elle publie. Ce qui conduit, en matière de
fantasy, à proposer d'interminables « histoires de quêtes et de haches » qui me font franchement chier. J'ai d'ailleurs jeté l'éponge depuis longtemps. Cela étant, si Bragelonne édite et vend cette grosse
fantasy commerciale, c'est que, quelque part, envers une certaine majorité de lecteurs, dont je ne suis pas, le contrat est rempli. Bragelonne se propose de divertir son lectorat. Cet éditeur en est venu à occuper la niche éditoriale qui naguère abritait le Fleuve Noir. Passage de témoins qui ne s'est bien sûr pas fait sans moult évolutions du public.
A l'âge d'or du Fleuve Noir, la lecture était un loisir de masse et l'on trouvait quantité de bouquins dans nombre de foyers ouvriers. La télé était alors loin d'être ce qu'elle est devenue. De nos jours, le lecteur s'est fait rare mais vorace. Par contre, et contrairement à ce que, comme d'autres, j'ai cru un temps, la lecture n'est pas devenue une activité élitiste et résolument intellectuelle réservée à une minorité instruite et bien éduquée. Notons que dans les années 50 ou 60, déjà, nombre de gens ne lisaient pas et tenaient cette activité en bien piètre estime. De nos jours — et c'est peut-être nouveau — une part de la classe aisée ne lit plus. Si la pauvreté reste une entrave à la culture, l'aisance ne l'implique plus. Le béotien peut se targuer d'être riche et afficher son mépris de l'intellectuel. La lecture de pur divertissement non seulement subsiste, mais n'est nullement négligeable.
Si des genres entiers, tels que le western ou le roman de guerre, ont totalement disparu des présentoirs, d'autres survivent, voire se portent à merveille. Le roman de cape et d'épée s'est fondu dans le roman historique qui va bien ; l'espionnage est devenu thriller, phagocytant le roman d'aventures au passage ainsi que le fantastique — mal en point — paré ou non des oripeaux de l'horreur par le biais du thriller mystico-métaphysique, de
Tomb Raider à
Da Vinci code, où la part belle est laissée à l'action. Polar et roman noir se tiennent bien et ont su évoluer avec l'époque, tout comme le roman sentimental, qui s'est mué en son antithèse la plus radicale, la Belle au bois dormant s'étant métamorphosée en une garce glaciale, cynique et arriviste dont les dents raclent le parquet plus profond qu'un soc de charrue betteravière et dont l'expression la plus pure peut se trouver dans le film
Last Seduction. Outre les genres, la forme a aussi évolué. La nouvelle a périclité en tant que genre populaire tandis que, dans le même temps, le roman enflait comme une étoile carburant à l'hélium jusqu'à se scinder en trilogies. Si le traitement de texte a facilité la production de romans énormes, encore fallait-il que le public soit disposé à les accepter. Toujours plus gros ! En fait, les lecteurs n'aspirent plus seulement à un moment d'évasion. La lecture s'intègre désormais dans une stratégie globale, multimédia, de divertissement, et contribue au déploiement d'un univers alternatif plus satisfaisant. D'où les séquelles de
Star Wars, etc. Et ces lecteurs/joueurs/spectateurs n'aiment guère changer d'univers. Bien sûr, le « one shot » constitue encore la majeure part de la production.
La science-fiction de divertissement relève le plus souvent du
space opera, la S-F de réflexion quasiment jamais. Vu le lectorat ciblé par Bragelone, il est tout naturel que cet éditeur ait orienté sa nouvelle collection S-F, dont il a confié la direction à
Jean-Claude Dunyach, vers le nouveau
space opera.
Qu'est-ce donc que ce « nouveau
space opera » dont on nous rebat les oreilles depuis quelque temps ? En quoi diffère-t-il de l'ancien ? En deux points principaux. Il a phagocyté les nouvelles technologies contemporaines — celles qu'un
Greg Egan met en scènes dans ses nouvelles et romans par exemples — qui se manifestent par trois éléments majeurs de la batterie de cuisine du faiseur de
space op'. La présence d'intelligences artificielles ; la mort n'est plus systématiquement définitive ; l'omniprésence de la nanotechnologie. Un dernier élément, qui n'est pas l'apanage du
space opera mais qui est au centre de
La Veillée de Newton, est ce qu'il est convenu d'appeler la Singularité. C'est une sorte de Big Bang historique. Un horizon futur fermé. On la rencontrait déjà dans
La Captive du temps perdu de
Vernor Vinge, et c'est son absence au centre de la trilogie de «
L'Œucumène d'or » de
John C. Wright (
l'Atalante) qui en fait une des œuvres capitales de la période actuelle. Ici, la Singularité est également la clé qui ouvre, qui permet au
space opera d'être. Le second point fondamental qui caractérise le « nouveau
space opera » est la place de la femme. Très souvent, elle en est l'héroïne. Cela ne décrit nullement un quelconque futur, mais bel et bien la société contemporaine où la grande majorité des lecteurs sont en fait des lectrices, y compris pour le
space opera pourtant réputé être une littérature de mecs. On favorise ainsi l'identification du lecteur (féminin) au personnage qui, souvent, ne manque pas de caractères masculins. Ce sont des auteurs telles que
Lois McMaster Bujold (outre «
Vorkosigan ») ou
Carolyn J. Cherryh qui ont popularisé ce type de personnages que l'on trouve aujourd'hui fréquemment sous des plumes masculines telle celle de
David Weber, créateur d' «
Honor Harrington ». Où Lucinda Carlyle ici même.
Ce « nouveau
space opera » ne nécessite pas la double suspension de l'incrédulité qui est désormais indispensable pour lire en l'appréciant un
space op' ancienne manière.
La Veillée de Newton s'inscrit bien dans cette démarche et offre un divertissement correct à un lecteur qui aspire à cela. Il ne faut cependant rien en attendre de plus. Il y a quelques longueurs et la construction n'est pas des plus abouties, sans qu'il n'y ait cependant rien de rédhibitoire. Du tout-venant où l'illustration de Stephan Martinière est gâchée par une maquette des plus lourdingue. Pour aficionados.
Jean-Pierre LION
Première parution : 1/4/2007 dans Bifrost 46
Mise en ligne le : 8/9/2008