Roman paysan autant que roman fantastique, se situant dans l'Aisne, sans doute en Thiérache. À quelle époque ? Il est malaisé de le dire, les points de repère jetés en cours du récit étant contradictoires : une vieille femme pauvre offre 60.000 francs par an à sa servante en plus des avantages en nature, mais un télégramme de 350 francs est réglé en louis d'or et en pièces d'argent, comme le sont les gages de la servante. Si nous tenons également compte du fait que, plus une fois, on ne parle des deux guerres, et que nous trouvons une allusion à « L'homme qui peut vivre dans l'eau » de Jean de la Hire, tout porte à croire que l'action se déroule dans les premières années du siècle. Ces détails ne sont pas oiseux, car c'est la situation dans le temps qui donne toute sa plausibilité à l'aventure d'Aline Allard, fuyant son foyer devant les haines conjuguées de son mari et de sa belle-mère, et trouvant asile chez une vieille femme infirme.
Tout le roman baigne dans une atmosphère fantastique diffuse, un fantastique insidieux, où jamais le démon et les forces obscures ne jaillissent au jour, mais qui, sourdement, filtre de l'accumulation de détails anodins, routiniers.
Cette jeune femme réfugiée dans le domaine des Maudits, qui y devient presque malgré elle, la maîtresse des deux jumeaux, Albin et Alban, met clandestinement au monde des jumeaux, et qui fuit le domaine, épouvantée par la lubricité de ses amants, vit une aventure somme toute banale, sinon sordide. Il n'en est rien cependant. La maîtresse du domaine n'est que par instants une vieille femme aimable, seulement un peu exigeante. Tout est mystère autour d'elle. D'où lui viennent ses ressources ? Que signifie ce télégramme chiffré envoyé en Allemagne ? Pourquoi n'y a-t-il pas de crucifix dans sa demeure, mais seulement un crapaud écartelé sur une croix de bois ? Une malédiction pèse sur cette famille, dit-on, et l'origine en remonte à la Révolution. Certes chaque détail isolé peut trouver une, deux, dix explications ordinaires et banales, mais pas leur accumulation. Lentement le mystère et l'effroi tissent leur toile autour d'Aline. À mesure que tournent les pages, l'atmosphère devient plus lourde, des relents de bouc et de soufre prennent à la gorge.
Et pourtant il n'est pas jusqu'aux pages saisissantes contant la fuite d'Aline, traquée par une horde infernale et invisible, qui ne puissent être interprétées comme une hallucination de la fièvre, comme l'écho multiplié de ses propres pas. Et que dire de la conclusion équivoque et ambiguë au possible, où la jeune femme se retrouve dans son lit de malade, veillée par une belle-mère et un mari empressés, aussi peu semblables que possible au portrait tracé dans les premières pages ? Toute cette aventure n'a-t-elle été qu'un délire de malade ? A-t-elle été réellement vécue dans un pli du temps ? Aline a-t-elle, dès le début, été envoûtée et aveuglée par le démon, ayant besoin d'elle pour perpétuer son espèce ? On ne sait, et l'auteur ne nous livre rien qui puisse nous éclairer dans un sens ou dans l'autre. Et cependant, loin de nous décevoir, cette conclusion vague et floue ne fait que renforcer l'impression générale de malaise.
Tout comme « Lutte avec la nuit » de William Sloane, ce roman nous offre un parfait exemple d'un renouvellement possible et souhaitable du fantastique, genre qui semble souvent prisonnier d'une mythologie et d'un vocabulaire, et, par là, amené à se répéter. Dans les deux ouvrages cités, le fantastique adopte une démarche intime, psychologique, feutrée, toute en demi-teintes, qui finalement laisse une impression durable de réalité et de vraisemblance. Alors que tant d'œuvres échevelées, fort réussies et même admirables, n'y parviennent pas. C'est qu'à trop multiplier les couleurs et les échappées sur les gouffres, le lecteur n'est plus que spectateur, alors qu'ici il devient lui-même participant à l'action.
Cela n'implique nullement une condamnation, loin de là ; nous aimons tout autant des livres comme « Malpertuis », mais à côté d'eux il y a place pour d'autres œuvres, comme celles citées ci-dessus, ou « Le tour d'écrou », qui restent de vrais romans même dans un éclairage non fantastique.
Jacques VAN HERP
Première parution : 1/1/1962 dans Fiction 98
Mise en ligne le : 2/1/2025