Ce roman, comme beaucoup d'œuvres américaines, décrit une quête. Celle, toute simple, d'un homme qui recherche sa femme, disparue, mais peut-être vivante encore, après une émeute. Mais cette quête n'est pas (seulement) physique, elle est métaphysique, elle est psychique, et métapsychique. Car nous sommes en pleine S.F., en plein futur (le XXIIe siècle), et ce futur est la proie d'émeutes qui sont elles aussi psychiques, puisque fomentées par les Hurleurs (ou les Crieurs), lesquels sont des groupes de télépathes qui induisent une empathie de masse ou un inconscient collectif. Josianne, l'épouse-sœur de Mantle, a fait plus que disparaître physiquement : elle a aussi disparu de la mémoire de son mari, dont les souvenirs ont été broyés par l'impact de la « grande hurle ». Mais il est aidé dans sa quête par son amante présente, Joan (il est facile de voir que Joan est sémantiquement une réduction de Josianne), et par un ami avec qui il entretient de curieuses relations d'attachement-répulsion, Pfeiffer, avec qui il a autrefois formé un ménage à trois avec Josianne — une triole qui va se rédupliquer avec Joan.
Nous sommes donc en plein freudisme, et l'enquête quête abonde de notations freudiennes qui, il faut le souligner, ne sont jamais plaquées, mais forment au contraire la substance même du récit ; Mantle se sent constamment aspiré par des « espaces ténébreux » très intra-utérins, et l'image-fantôme récurrente de Josianne lui apparaît toujours dans l'eau, un élément aquatique parfois amical, parfois mortel. On comprend aussi que Mantle, courant après Josianne, court en réalité après lui-même (mais Josianne, qui est sa sœur, est véritablement une partie de lui-même), et court aussi après sa propre mort, sa propre dissolution.
Voilà donc un récit hanté par la mort et l'amour, qui s'oublient (ou se subliment) dans le sexe omniprésent, vécu ou fantasmé : « Le jeune Pfeiffer avait des cauchemars récurrents dans lesquels il faisait une fellation à son père. Ces cauchemars avaient recommencé après la mort de sa mère : elle avait vu ce fantasme homosexuel lorsque Pfeiffer s'était branché sur elle sur son lit de mort ». Cette citation (p. 150) résume à elle seule le roman, son ton, son climat, ses obsessions. Il faudrait ajouter que dans ce monde occidental du XXIIe siècle tout le monde est « connecté », ce qui ajoute à la quête un bain de communicabilité, de convivialité forcenée des esprits, qui tourne souvent à la schizophrénie. Le phénomène constitué par les Hurleurs vient-il de cette imprégnation spirituelle perpétuelle qui, alliée aux mutations provoquées (greffes sexuelles sur tout le corps, par exemple), imbibe l'humanité ? L'auteur reste évasif, reléguant volontairement la montée de la « hurle » et de la déglingue qui en résulte à l'arrière-plan de son histoire.
Ce qui l'intéresse, ce sont les effets du stress planétaire, et aussi certaines situations périphériques que Jack Dann exploite systématiquement, comme la pratique de jeux mortels devenus courants (on peut jouer ses organes), le plus grandiose étant cette traversée de l'Atlantique sur un Titanic renfloué, qui heurte au lieu dit un nouvel iceberg, et coule, entraînant dans la mort (au fond des eaux glacées !) son bon millier de victimes volontaires...
Voilà donc un roman très américain, bourré de trouvailles, foisonnant, et d'une richesse peu commune. Un roman aussi qui, comme le notait Zelazny, exerce une influence hypnotique sur la lenteur, à cause du bombardement de mythes auquel il nous soumet, de la douche d'archétypes puisés dans l'inconscient collectif dont il nous arrose. Un peu juif (culpabilité), un peu zen (acceptation, destinée cyclique) — ainsi que semble le suggérer l'auteur p. 155 ; La grande hurle introduit chez nous, grâce à « Présence du futur », un écrivain dont on attend avec impatience le prochain ouvrage...
Jean-Pierre ANDREVON (lui écrire) (site web)
Première parution : 1/8/1986 dans Fiction 377
Mise en ligne le : 30/10/2003