K.W. Jeter est certainement à l'heure actuelle, en compagnie de Lucius Shepard et William Gibson — dont on attend avec impatience le prochain roman ainsi qu'une adaptation cinématographique de Neuromancien, du moins si le projet aboutit... — , le jeune auteur américain le plus original, le plus inspiré. Pour preuve Dr Adder (dont on ne peut que regretter qu'il ait été publié puis traduit si tard) et Le Marteau de Verre qui, s'il n'atteignait pas en intensité ni en puissance visionnaire le précédent, n'en restait pas moins un bon, très bon roman de Spéculative. Il faut dire qu'après Dr Adder, on attendait probablement trop de son créateur, lequel se révélait être aussi à l'aise en Fantastique contemporain qu'en SF, avec Les Ames Dévorées et Le Ténébreux. Et puis peut-être l'image « K.W. Jeter / fils spirituel de Philip K. Dick » représente-t-elle un handicap, un poids un peu lourd à supporter...
En tout cas, il ne faiblit pas et fait son retour chez nous avec deux romans publiés simultanément chez Denoël et J'ai lu, ses éditeurs habituels. Deux romans de factures bien différentes.
Instruments de Mort, le premier, s'inscrit dans la lignée de ce qu'il nous avait proposé jusqu'ici, et achèverait même, si j'en crois la quatrième de couverture, une « trilogie thématique ». Jeter y dépeint une Terre en ruines, comme dans Le Marteau de Verre, et des personnages à la dérive, des marginaux, conformément à son habitude. R.D. Legger est de ceux-là. Fils d'une journaliste et d'un assassin, célèbre pour son pouvoir de soumettre ses cibles et d'en faire des volontaires à la mort, il doit participer à un important plan de recherche concernant notamment l'inconscient collectif, le Projet Psyché. Mais les ennuis commencent dès son arrivée à Los Angeles. Il est arrêté par la police, libéré, puis contacté par d'étranges individus manifestant un intérêt certain pour ses parents, disparus, il est vrai, dans des circonstances obscures. Il fait la connaissance de Rachel, une jeune mutante qui possède le don de « ressusciter » les choses mortes, et le voilà lancé dans une difficile enquête visant à déterminer les faits entourant la mort de ses géniteurs. Poursuivi par une balle lente ou, si vous préférez, une balle à tête chercheuse impossible à détruire !
Roman de la modernité, œuvre rappelant effectivement, parfois, Philip K. Dick, avec qui il entretenait d'intenses rapports d'amitié, Instruments de Mort est de ces romans qu'il est conseillé de lire d'une traite pour ne pas en perdre le fil et la saveur.
Machines Infernales est quant à lui beaucoup plus surprenant en ce sens que Jeter laisse de côté pour la première fois ses univers de prédilection pour explorer, avec une certaine réussite certes, le monde du roman populaire, du récit commercial, à travers un nouveau sous-genre baptisé Fantasy historique et dont Tim Powers (Les Voies d'Anubis, Le palais du Déviant, Sur des Mers plus Ignorées...) serait un des autres pères fondateurs. Assisterait-on à la tentative de lancement d'une nouvelle école fictive, après les néo-ceci, les néo-cela, les Cyberpunks ? L'avenir nous le dira...
Jeter choisit ce coup-ci l'Angleterre victorienne pour décor au lieu d'un futur gris et incertain. Et adopte d'emblée un ton dont il n'était pas coutumier, tendant ainsi la perche au grand public (aux adolescents par exemple), une perche facile à saisir. Le réalisme disparaît, tout devient caricatural, l'humour fait son apparition, j'en passe et des meilleures. Tout est voulu, bien sûr, maîtrisé, c'est du cousu main, il n'y a pas de problèmes ! Alors, me direz-vous ? Alors, on comprend mal comment l'auteur de Dr Adder a pu en venir à écrire un roman d'aventures. Une question de démarche, tout simplement ! Jugez plutôt...
A Londres, à la fin du siècle dernier, le gentil fils d'un inventeur génial et décédé se retrouve embarqué dans une sombre histoire de machine mécanique appartenant à un Homme de Cuir Noir, convoitée par un couple semblant prêt à tout pour l'acquérir. Même à la violence. Il découvrira, un quartier de Londres inconnu de lui, abritant une race humanoïde étrangère, un Saint tout aussi inconnu, et une galerie de personnages tous plus timbrés les uns que les autres. Il vivra des aventures à la pelle, adoptera Sonaï, le chien orphelin, et connaîtra même le grand frisson entre les bras de la brûlante Mrs Wroth ! ! ! Un résumé caricatural (quel résumé ne l'est pas ?) mais permettant à ceux d'entre vous ayant lu ses premiers ouvrages d'apprécier la largeur du fossé séparant Machines Infernales du reste de l'œuvre en formation. Un roman qui pourrait bien, en tout cas, inaugurer un nouveau « cycle thématique ».
Cela étant, ce roman, sous-titré « Une Fantaisie Baroque des Temps Victoriens », est un bon livre, il est nécessaire de le dire. Classique, propre, net, sans réelle surprise, mais bon quand même parce que bien construit et écrit dans un style agréable laissant place à la dérision et à l'humour.
En tout cas, une chose est certaine. C'est qu'en écrivant dans des genres, des styles à l'opposé l'un de l'autre, il risque de conquérir des publics différents et complémentaires. Sans doute est-ce le résultat escompté...
Richard COMBALLOT
Première parution : 1/4/1989 dans Fiction 407
Mise en ligne le : 7/11/2002