Samuel Delany occupe une place particulière dans la SF américaine, et sans doute dans la SF tout court : ses caractéristiques et ses préoccupations d'écrivain s'orientent naturellement vers un art qui fait la part belle aux images archétypales, aux réminiscences mythologiques, à la manipulation de symboles. Le Poète et son statut. La Quête. Très vite, dans les années soixante, Delany figurera parmi les étoiles de cette SF en rupture que l'on nomma “speculative fiction”, “new wave” ou “new thing”. Il s'agit d'une écriture sur le fil : dans les années soixante-dix, Delany basculera hélas sur le versant obscur de sa foi en la poésie, l'art pour l'art et la préciosité l'emportant sur le récit.
Mais La chute des tours est une oeuvre du Delany jeune : la trilogie, publiée ici en un volume, s'échelonna entre 1963 et 1965. L'auteur venait d'avoir vingt ans. (Son premier roman, Les joyaux d'Aptor, fut écrit à l'âge de dix-neuf ans.) La chute des tours possède un décor apparemment frappé de motifs hyper-classiques, une Terre d'après cataclysme, un environnement marqué par la violence et la guerre, une lutte entre le Bien et le Mal (le Seigneur des Flammes). Mais il s'agit aussi d'un voyage, donc d'une quête — la mythologie de l'auteur est totalement présente.
Contrairement à certains de ses pairs de l'époque, Delany ne renie pas les constructions classiques, mais choisit de travailler le genre par l'intérieur, en respectant (pour un temps) ses limites. La chute des tours est un vaste space opera, avec déjà juste ce qu'il faut de démesure et de baroque pour être bien du Delany et non du Edmond Hamilton. (En préface, Gérard Klein ne dit rien de Delany, mais se livre à une défense et illustration du space opera enlevée comme à l'accoutumée.)
Le Seigneur des Flammes interdit l'accès aux étoiles. Il y a eu un cataclysme, le Grand Incendie, des cités sont mortes, des technologies ont cessé de servir les hommes. Mais il est un héros, principe nécessaire et actif d'une épopée, qui se nomme Jon Koshar. Et en compagnie de quelques proches, d'un géant et d'une Duchesse (sic — Delany a également parfois flirté avec les franges de la fantasy), Jon tentera de franchir la Barrière avant d'affronter le Mal.
Par ailleurs, l'Empire de Toromon maîtrise la transmission de la matière et connaît l'existence d'autres consciences dans l'univers, qui se déplacent entre les étoiles. L'une, l'Être Triple, est bienveillante. L'autre, le Seigneur des Flammes, est totalement dénué de moralité. Derrière la barrière de radiations et manipulant celle-ci, on trouve encore des néo-néanderthaliens. La chute des tours tient quelque peu du hochepot : tous les ingrédients sont malaxés comme si l'auteur, amusé, attendait lui-même de découvrir ce qui allait en sortir. Le plus étrange est sans doute qu'en effet, cela ne fonctionne pas si mal.