Le décor : un immense château gothique, à demi ruiné, bâti sur un piton dans les montagnes les plus effrayantes ; des couloirs infinis, des souterrains, des oubliettes, des chambres doubles, des salles de torture, un théâtre d'horreur ; des pièges, des apparitions, des tableaux maudits, des fantômes...
Les personnages : des aventuriers louches, des brigands, des moines inquiétants, des papistes dépravés, des gens du monde orgueilleux et prêts à tous les compromis...
Dans cette jungle, des innocentes victimes, l'orpheline brimée et son chaste amoureux injustement chargé de tous les crimes...
Née à Londres en 1764, morte en 1823, l'auteur nous laissa six romans, dont le plus apprécié est celui-là même. Il y a un mystère Radcliffe, puisque cette femme cessa d'écrire à trente-deux ans. L'existence d'un mari, William, propriétaire-éditeur d'un journal littéraire réputé (mais où la jeune femme ne trouva guère d'encouragements), l'English Chronicle, y est sans doute pour quelque chose. Mais Ann ne fréquenta jamais les cercles littéraires, recevait peu, et ne sembla jamais atteinte par les éclats d'un succès pourtant très réel déjà de son vivant. Mystère ? Ou simple effet sociologique d'une époque et d'un milieu qui n'appréciaient pas que le deuxième sexe sortit de son rang et de sa fonction ? Quoi qu'il en soit, quelque chose passe, dans Udolpho, de l'existence à la fois recluse et vagabonde de son auteur (Ann voyagea beaucoup en compagnie de l'époux, particulièrement en France et en Italie où se passe le roman). Quelque chose, et quelque chose de pas gai : car l'héroïne du récit, Emilie, ne paraît être que le jouet impuissant des événements qui la ballottent de lieu en lieu, de château en château, de chambre close en chambre close, dés lors que son père meurt et qu'elle doit épouser contre son gré le sinistre seigneur Montoni. Il n'est question que d'argent dans ces pages, de legs, d'héritage, de trésor caché, comme quoi l'économique n'est pas oublié — il a au contraire un rôle de tout premier plan. Le roman Noir, le roman gothique dont Les mystères d'Udolpho est une des pièces maîtresses, est donc bien ancré dans le réel.
Trop peut-être : où le lecteur pense avoir vu et lu à plusieurs reprises du fantastique, ne restent que des machinations à tiroirs : « En se tournant vers le passé, elle remarquait avec surprise qu'il n'y avait plus aucun mystère dans tout ce qu'elle avait vécu » (p.261). En fait, pour un lecteur de 1987, ce roman paraît très sommaire psychologiquement, et d'une construction hasardeuse, les changements continuels de lieu et les mystères éventés tenant lieu de progression dramatique. Eugène Sue n'est pas loin mais, à cause de tous ces bandits à cheval, de ces cavalcades et escapades nocturnes, de ces sombres bassesses entrecoupées d'éclairs de bravoure vues par des yeux aussi innocents que ceux d'un enfant, le roman rappellera aux cinéphiles l'ambiance très gothique elle aussi du chef-d'oeuvre de Fritz Lang, Les contrebandiers de Moonfleet. Le livre vaut donc plus par ses références a posteriori, par l'éclairage qu'il donne sur une époque et sa littérature-reflet, que par son texte, bien souvent trop affairé pour être profond. Encore qu'on y trouve au détour d'une page des échappées de poésie : « Mais le repos l'avait quittée pour longtemps et la douleur seule s'approchait d'elle sournoisement, lui souriant comme une tendre compagne » (p.64). Dans ces moments-là, l'évanescente Ann Radcliffe nous parait soudain se couvrir d'un peu de chair.