En haut, en bas : ce sont là deux expressions qui n'ont pas cours à Flatland. A les employer, on risque de perdre la tête, au propre comme au figuré.
Car les habitants de ce pays plat, très plat, s'il leur est impossible de craindre que le ciel ne leur tombe sur la tête, détestent les illuminés, les faux prophètes, ceux qui propagent l'évangile de la Troisième Dimension.
Qu'ils soient Triangles agressifs, Carrés honorables ou Polygones aristocratiques, leur géométrique existence est bien assez peuplée d'embûches pour qu'ils n'aillent pas faire l'effort de croire à ce qu'ils ne voient pas.
Et nous, ne sommes-nous pas aussi aveugles qu'eux ?
A la manière du grand Swift, la savoureuse histoire d'un univers qui ne connait que deux dimensions.
Classique inclassable, longtemps ignoré en France 1, Flatland séduit par sa logique mathématique qui, elle seule , autorise la prouesse de décrire la société d'un univers à deux dimensions, plat, sans haut ni bas, peuplé de figures géométriques ayant leurs moeurs, leur religion, leurs classes sociales. On y apprend ainsi que les Triangles, obtus militaires, sont moins irréfléchis lorsqu'ils se rapprochent de l'isocèle, que la hiérarchie sociale est affaire de segmentation : les formes les plus segmentées se rapprochent toujours plus du cercle, modèle inaccessible de perfection.
Discret pamphlet de l'époque victorienne, ce récit d'un Carré (pas très haut dans l'échelle sociale, donc) appréhendant la troisième dimension, acquiert de fait une dimension universelle quand il s'en prend aux esprits étroits qui refusent d'imaginer quelle perception ils auraient d'un univers doté d'une dimension supplémentaire, autrement dit qui refusent les jeux spéculatifs tels qu'en propose la science-fiction. Message de tolérance, plaidoyer pour l'ouverture d'esprit et la liberté d'opinion, la leçon d'Abbott conserve, plus d'un siècle après, toute son actualité. Mais l'œuvre était indubitablement en avance sur son temps : la façon dont un habitant d'un monde à deux dimensions appréhenderait un être venu de la troisième développe des concepts qu'on ne retrouvera que trente ans plus tard, dans la théorie de la Relativité.
Comme son confrère Lewis Carroll, né six ans avant lui, Abbott est un clergyman qui a développé dans sa littérature un délire basé sur la logique.
Pour ne pas gâcher le plaisir de la lecture, il est déconseillé de commencer par la préface de Manganelli, qui paraphrase plus qu'il ne commente l'oeuvre. Lisez-la ensuite si ça vous chante, mais ne manquez surtout pas ce petit bijou fascinant qu'est Flatland. Toute l'essence de la S-F est là et, dans la description d'un univers à deux dimensions, on n'a encore jamais fait mieux !