Longtemps, les quatre planètes furent séparées par le temps : un phénomène nommé achronie leur avait conféré un écoulement chronologique différent, empêchant les colons de l’une de se rendre sur une autre. Pourtant, de mystérieuses portes se sont maintenant ouvertes, qui permettent de relier aléatoirement chaque monde sans être victime des décalages temporels. Depuis, des affrontements ethniques et religieux ne cessent de diviser les quatre planètes... Jusqu’à l’Accord. Le début de la lutte pour la suprématie. Les quatre mondes sont entrés en guerre, et quatre champions sont engagés dans une course contre la mort. Le dernier survivant apportera aux siens la victoire totale. Le jeu consiste à trouver les autres et à les abattre. Mais pas facile de « loger » ses adversaires lorsque les portes interplanétaires ne permettent pas de choisir sa destination et font perdre ou gagner des dizaines d’années au passage. Et si d’autres joueurs, dans un casino perdu, se mêlaient à la partie ?
Michel Pagel, que l’on connaît sans doute mieux comme écrivain de fantastique (avec sa vaste fresque La Comédie inhumaine), est également un excellent auteur de science-fiction et il le prouve de manière magistrale avec cette réédition réécrite et augmentée : Le Casino perdu, un captivant suspense interplanétaire, et Orages en terre de France, fascinante uchronie sur une France où la Guerre de Cent ans ne s’est jamais terminée.
1 - Le Casino perdu, roman 2 - André-François RUAUD, En eaux profondes, postface 3 - Il est bien, ton livre, mais il y a l'étiquette qui dépasse, article 4 - Orages en terre de France, roman 5 - Roman historico-fantastique : les pièges de la documentation, article
Attention, voici un ouvrage à ne pas manquer si vous ne connaissez pas les deux romans ici réunis, dont les dernières éditions datent de 1998 — ce qui ne fait pas vraiment « plus de dix ans » comme le prétend la quatrième de couverture 1.
Space opera original, Le Casino perdu débute sur une bien belle idée de SF : l'Achronie. Pagel imagine un système solaire possédant quatre planètes où le temps a été totalement figé depuis plusieurs milliers d'années — on découvrira pourquoi ultérieurement. Le soleil lui-même et l'espace interplanétaire demeurent en revanche indemnes de ce phénomène.
Les arrivées successives d'une arche stellaire différente sur chacune de ces quatre planètes y ont débloqué l'écoulement du temps, mais de façon décalée par rapport au reste de l'univers ! Impossible de quitter ces planètes sans vieillir de quelque dix mille ans, impossible également de pénétrer leur atmosphère sans disparaître !
Quatre sociétés de nature radicalement différente ont donc colonisé ces étranges planètes : une hégémonie militariste sur Plommée, une dictature religieuse sur Céleste, une démocratie plus sympathique mais avec son lot de violence et d'exclus sur Chelterre... ainsi que de repoussants extraterrestres surnommés les « pious-pious » sur Barbarie.
Isolés par le décalage temporel, les quatre sociétés coexistent donc en paix, jusqu'au jour où apparaissent comme par enchantement des portes qui permettent de passer d'un monde à l'autre — avec un lieu de sortie toujours imprévisible et là encore un petit décalage de quelques dizaines d'années, fonction de la date de colonisation. Pour mettre fin aux escarmouches et aux attentats qui se produisent alors, les quatre mondes désignent leurs champions, qui devront se traquer à travers la toile imprévisible des portes, jusqu'à ce qu'il n'en reste plus qu'un...
Nous ne sommes ici qu'au début du roman ! Bon nombre de péripéties et de révélations sont à venir, dont l'explication du titre... Ces quatre sociétés paraîtront évidemment très typées voire caricaturales, mais l'intérêt réside ailleurs. D'abord dans la confrontation des quatre champions, joute absurde et truffée de tricheries, dont l'issue — morale salutaire et ironique à cette fable sur l'altérité — se montre astucieuse. Ensuite, dans l'irruption inattendue d'autres joueurs... mais n'en disons pas plus !
Jeux temporels, chasse à l'homme, extraterrestres originaux, voilà qui compose un récit trépidant et haut en couleurs, un space opera aussi distrayant qu'intelligent, sous la plume alerte et enjouée d'un Pagel en grande forme...
Orages en terre de France n'a rigoureusement aucun point commun avec Le Casino perdu — en dehors de l'auteur bien sûr. Au point qu'on pourrait critiquer le choix de les réunir en un seul volume... si Pagel ne se chargeait pas de clamer à quel point les étiquettes le hérissent et son droit à écrire ce qu'il veut (dans Il est bien ton livre, mais y a l'étiquette qui dépasse).
Il s'agit cette fois d'une uchronie se déroulant dans une Europe où la Guerre de Cent Ans se poursuit encore dans les années 1990. La France et l'Angleterre poursuivent en effet leur lutte depuis mille ans et la monarchie n'a jamais été remise en question par une quelconque révolution. Les sciences ont progressé — la télé existe par exemple — mais l'Eglise interdit certaines recherches considérées comme d'essence démoniaque, comme celles ayant trait à l'aviation.
Le lecteur qui aura regretté l'aspect volontairement caricatural des sociétés du Casino perdu constatera ici combien Pagel peut amener de subtilité dans la peinture d'un monde et dans les portraits de ses personnages. Quatre nouvelles indépendantes composent ce roman-mosaïque dont les intrigues sont difficiles à résumer sans les affadir, tant leurs atmosphères sont primordiales. Ces chroniques brossent une sorte de tableau de « la vie quotidienne au temps de la Guerre de Mille Ans » et s'intéressent aux victimes ou aux déserteurs plus qu'aux héros d'un présent alternatif. Celui-ci nous paraît assez familier du fait de nombreux parallèles avec notre univers, pourtant toujours ironiquement décalés — le « Grand Charles » a bien existé, mais il s'agissait du roi Charles XI. Enfin, la science-fiction est également présente avec notamment une machine à ressusciter les morts.
On ne peut donc qu'approuver André-François Ruaud lorsqu'il déclare qu'Orages en terre de France demeure « encore à ce jour l'un des plus beaux ouvrages de l'auteur. Pagel y atteint une complète aisance stylistique, allant de pair avec une précision dans les portraits et une sûreté dans les atmosphères qui révèlent sa maturité. » (p.473)
Deux splendides romans et quelques annexes dont une intéressante postface qui réalise un « bref survol de ce qui constitue d'ores et déjà l'une des oeuvres françaises majeures des littératures de l'imaginaire » (p.477). Indispensable !
Notes :
1. André-François Ruaud a dû égarer sa calculette.
Ce livre est la réédition de deux romans de Michel Pagel, Casino Perdu et Orages en terre de France, parus en 1998 et 1991 au Fleuve Noir et épuisés. Deux romans prenants, dans lesquels s'élaborent des thèmes que Pagel développera souvent par la suite.
« Achronie » est le maître mot du Casino perdu. Imaginons un système solaire comportant quatre planètes habitées, trois par des humains, une par des « pious-pious », se nommant eux-mêmes « Conquérants ». Un phénomène étrange a frappé ces planètes : le temps s'y est arrêté pendant des millénaires, pour repartir ensuite au moment de leur colonisation. En conséquence, arriver sur l'une d'elles en provenance de l'espace revient à rajeunir de dix mille ans, et donc à mourir ; c'est l'inverse pour qui voudrait quitter le sol — ce qui revient au même. Les contacts physiques entre les quatre peuples sont donc impossibles or, ils se haïssent cordialement et se font la guerre. Un beau jour, des portes sont apparues permettant de relier les planètes entre elles, et comme quelques dizaines d'années séparent la date d'arrivée des colons sur chacune, celui qui franchit une porte -sans savoir où elle va l'emmener, c'est plus drôle comme ça — s'expose à vieillir ou à rajeunir. Un Accord propose de mettre fin à la guerre en opposant à mort quatre champions.
Vous n'y comprenez rien ? C'est normal et ça n'est pas grave. L'essentiel, dans ce roman, est de passer les quelques premières pages qui, pour rappeler Philip K. Dick, n'en sont pas moins laborieuses et truffées de coquilles, y compris dans les noms propres. (« Il est bien, ton livre, mais il y a l'étiquette qui dépasse », article signé Michel Pagel, était paru dans Ozymandias avec un Z, pas avec un X...) Mais quand les quatre champions sont en place, quand on connaît un peu les différents peuples, Démocrates, Religieux, Militaires et extra-humains, on se prend de passion pour ce tournoi à l'enjeu crucial et pour les mystères que les dirigeants de chaque planète cachent à leurs populations. C'est finalement un roman captivant, que ce Casino perdu, auquel on ne reprochera, outre le début un peu longuet, qu'une fin trop rapide, presque en queue de poisson.
Après cela, Orages en terre de France est une « uchronie classique », pour autant que l'apposition de ces termes ne soit pas un oxymore ! Tranches de vie dans une autre France, à un moment crucial de la guerre de mille ans qui oppose la France catholique, fille aînée de l'Église, à l'Angleterre anglicane. La science, longtemps muselée par la religion, pourrait bien mettre un terme à ce long conflit, mais à quel prix ?
Horreur de la guerre, religions intolérantes, gouvernements totalitaires, mais aussi télé-réalité, tels sont les thèmes que Pagel développe au cours de ces deux romans de façon totalement différente. Si Le Casino perdu est drôle, haletant et tout compte fait, optimiste, Orages en terre de France est tragique et désespéré. Deux facettes différentes d'un auteur riche et complexe, qui se voient agrémentées par la présence de deux articles signés de sa main, et d'une post-face d'André-François Ruaud comportant une bibliographie exhaustive. Un livre à lire absolument, tout simplement.