Aux côtés du Moine de Lewis (1795) et du Melmoth de Maturin (1820), Les Élixirs du Diable (1816) figure parmi les chefs-d'œuvre absolus du "roman noir" de la période romantique. Pour Hoffmann, ce récit de toutes les indécences et de tous les excès - Henri Heine relève qu'il y a là "les choses les plus terribles, les plus effrayantes que puisse imaginer l'esprit humain" - n'était rien moins que le pivot secret autour duquel devait s'orienter toute son œuvre de conteur. Texte déconcertant à coup sûr, où viennent se fondre, comme en un creuset, toutes les intuitions du Romantisme allemand.
Contemporain des Tableaux nocturnes, ce roman singulier, touffu et fascinant a exercé une influence considérable sur toute la littérature de la deuxième moitié du XIXe siècle (la première édition étrangère paraît en Angleterre, en 1824, la seconde en France, en 1829) ; il a fondé toute la réflexion narratologique sur le fantastique moderne, défini non pas comme une allégeance naïve au surnaturel, mais comme une poétique de l'incertain, refusant de trancher quant à la primauté de l'imaginaire ou des realia, quant à leur propriété respective pour dire la relation de l'individu au monde.
Freud ne s'y est pas trompé qui, dans son essai sur Das Uniteimliche, reconnaît dans Les Élixirs du Diable le modèle exemplaire de la littérature de l'" inquiétante étrangeté ".
Décidément, le fantastique se porte bien ; dont des maîtres reviennent en force. Ces derniers mois ont vu se multiplier des (ré)éditions fondamentales, comme les Morts violentes d'Ambrose Bierce (« Les Cahiers rouges », Grasset), de Gustav Meyrink 1, les transfigurations historiques de Léo Perutz 2 et d'Heimito von Doderer (Sursis, 10/18 n° 1837), et même Les Mystères d'Udolfo, d'Ann Radcliffe la gothique (NEO/Plus).
Et pour l'heure, voici les célébrissimes Elixirs du Diable, du non moins illustre Ernst-Théodor Amadeus Hoffmann (1776-1822). Chez lui, tout est ambivalence, hésitations : entre un métier « conforme » (magistrat) et celui d'artiste ; entre musique et littérature ; entre exaltation et morosité. La nature indécise d'Hoffmann se retrouve entièrement dans la vie de ce moine Médard (The Monk de Lewis n'est pas loin), divisé par l'envie du Ciel et les séductions infernales, victime de puissances qui décident pour lui et luttent contre elles. Peut-on dominer les dédoublements que l'hérédité inscrit en nous ?, saura-t-on maîtriser le destin ?, y a-t-il une issue hors de la démence ?, sont les questions-clés de ce roman touffu, dont la rédaction même fut cyclothymique : une première .partie écrite en moins de deux mois, comme sous la dictée d'un rêve frénétique ; la seconde plus lente à venir, et forte d'une charge de réflexions métaphysiques. Ainsi que le relève l'excellente préface de Marcel Schneider, chacune des parties, et leurs composantes, sont en outre agencées par contrastes successifs, en un grand mouvement symphonique. Hoffmann — ses Nouvelles musicales sont également disponibles chez Stock — satisfaisait ainsi, plus qu'en sourdine, son aller ego. Un beau roman, témoin des folies romantiques, qui véhicule un enjeu littéraire toujours actif : refléter la vie jusque dans ses moindres contradictions, concilier ses totalités objective et mentale.
Notes :
1. Aux Editions du Rocher. Voir le compte rendu de L'Ange à la fenêtre d'Occident, Fiction n° 385. 2. Le Marquis de Bolivar (Albin Michel), Turlupin (Fayard), Le Judas de Léonard (Ed. Phébus).