Thomas Michael DISCH Titre original : Camp Concentration, 1968 Première parution : New Worlds Speculative Fiction, de juillet à octobre 1967. En volume : Hart-Davis, avril 1968ISFDB Traduction de Marcel BATTIN Illustration de Barclay SHAW
Thomas M. Disch est né en 1940 dans l'Iowa. Après des études d'histoire à l'université de New York, il s'est consacré à la littérature de science-fiction.
Dans une Amérique chaque jour plus totalitaire à mesure qu'elle s'enlise dans une guerre sans fin en Asie, où peut se trouver un poète objecteur de conscience, sinon en prison ? Et c'est le cas de Louie Sacchetti, condamné à cinq ans.
Mais il y a prison et prison... et un jour, sans motif ni explication, il est transféré de Springfield (Illinois) à camp Archimède...
Louie va découvrir une forteresse souterraine où l'on procède sur des cobayes humains à des expériences ultra-secrètes visant à décupler l'intelligence. Et cela grâce à la pallidine, une drogue qui confère à celui qui la reçoit un génie indubitable mais ambigu... Fécond ou destructeur ? Vivifiant ou mortel ?
Critiques
Louie est un prisonnier cultivé. Depuis sa cellule, il tient quotidiennement un journal des événements carcéraux, et ils ne manquent pas dans cette prison spéciale au sein de laquelle une expérience est secrètement menée. C'est donc à travers la perception de Louie que nous allons vivre une aventure éprouvante mais pourtant loin de l'horreur que le titre du roman peut laisser présager.
En effet, aucune scène n'est difficile à supporter même si l'idée de base (utiliser des cobayes humains) rappelle certaines pratiques édifiantes du XXe siècle. Dans le cas présent, l'intelligence des condamnés a été décuplée. Il est alors nécessaire de leur donner une certaine liberté pour pouvoir en étudier les effets. La première surprise vient des disciplines que ces nouveaux génies commencent à étudier. On s'attend aux mathématiques, à la chimie, à l'histoire éventuellement, mais pas à... La deuxième, concerne le sort du narrateur. Déjà supérieurement intelligent au départ, on pourrait penser que la drogue administrée lui donnerait des capacités exceptionnelles, universelles et inattendues. En réalité, l'auteur en profite pour nous faire part d'un grand nombre de réflexions assez profondes s'appuyant sur des oeuvres littéraires nombreuses et variées Comme c'est un peu inhabituel dans ce genre de littérature, le lecteur non averti sera peut-être désemparé devant ce flot de connaissances. Les autres approuveront ou critiqueront les considérations de T. Disch. Dernier étonnement : la chute extraordinaire, bien préparée et pourtant très difficile à anticiper.
Comme on peut s'y attendre, les rebondissements sont d'ordre psychologique plus que d'ordre événementiel. C'est de relations humaines et de philosophie qu'il s'agit, plutôt que de combats ou de poursuites. Les personnages sont par conséquent assez subtilement évoqués avec leurs particularités, leurs préoccupations et leur caractère. Une panoplie de tempéraments variés coexistent sous nos yeux, dont une figure de femme qui finit par agir de façon assez surprenante...
Ce roman profond est donc plutôt destiné à un public d'une certaine maturité et enclin à la réflexion. Néanmoins, la chute enthousiasmante comble toutes les attentes. Les curieux pourront de ce fait se risquer à découvrir avec plaisir une autre façon de raconter une histoire de science-fiction.
Après son premier roman, réédité lui aussi en « Classique »voici Camp de Concentration,qui figurait dans le même OPTA-CLA, en 1970. 8 ans déjà, ou 8 ans à peine, et voilà Disch doublement « classique » : ironique châtiment pour l'un de ces jeunes gens en colère de New Worlds, où ce roman a paru en 1967, juste avant Jack Barron et l'éternité (Laffont) dont l'obscénité supposée entraînant des rétorsions administratives et tout ordre, causa une des morts de la revue. Il s'agit du quatrième roman de Disch : Après Génocides(1965), Au cœur de l'écho (1966) (Denoël) et Mankind under leash (expansion de la nouvelle Je m'appelais Croc Blanc, Galaxie N° 39). Depuis, entre autres, a été traduit en français le merveilleux, l'extraordinaire 334(Denoël) dont l'écho traîne dans les mémoires ; sans oublier les anthologies de nouvelles et les récits épars. On rappellera aussi que Disch a donné lieu à une bonne étude de Barlow (Fiction 247 La cage de Thomas l'incrédule) et que Curval aurait (je n'ai pas reçu le livre et parle par ouï-dire) agrémenté la réédition de Génocides d'une postface éclairante et d'une bibliographie complète.
Ce roman doit âtre saisi comme l'une des pièces maîtresses d'une production plus vaste, celle des auteurs réunis autour de la revue New Worlds animée par Moorcock depuis 1964. Ont contribué à cette effervescence créatrice Ballard, Aldiss, Disch, Sladek, entre autres. Ce type d'œuvre est à éclairer par la mise en relation avec Report on probability A (Aldiss) — voir ce que celui-ci en dit dans le N° 287 de Fiction p. 283 et par exemple la Forêt de cristalde Ballard (Denoël). Les romans SF de cette époque, pour ces auteurs, tentent une sorte d'hybridation entre les techniques d'écritures du Nouveau Roman (Robbe Grillet, Butor) et les thèmes de la SF, sans réduire l'un à l'autre dans une volonté de synthèse académique. L'aspect symbolique de la SF n'est pas évacué. D'emblée le texte de Disch y réfère, en exergue, par le poème de Bunyan « Maintenant que je t'ai révélé mon songe Vois si tu peux m'en donner la clé ». Mais l'au-delà du texte n'est pas, ici, religieux. Il renvoie à une dimension-contestation politique globale du quotidien de l'époque : guerres du Vietnam-Cambodge. Qui apparaissent dans le texte lui-même. Le lieu, une base militaire ( ?) secrète où l'on transforme en cobayes un certain nombre de prisonniers en leur inoculant un tréponème voisin de celui des maladies vénériennes, et qui a pour effet d'accroître momentanément l'intelligence au prix d'une mort rapide : 9 mois pour cette naissance inversée. Ce thème de l'intelligence accélérée, suivie de l'anéantissement est à rapprocher de Des fleurs pour Algernon de Keyes (J'ai Lu). Le même thème y passe du pathétique (Keyes) à une dimension globale — ce qui était occulté chez Keyes — des manipulations faites au nom de la science, simple instrument — ici — de pouvoir aux mains d'un complexe militaire-industriel inconnu (c'est bien un général qui est chef de base, mais il travaille dans le cadre de la recherche et le développement Rand) de firmes privées.
Compte tenu de la modernité de l'écriture, nous n'avons pas un schéma linéaire, avec aventures de cape et d'épée. Rien à voir avec James Bond. Un récit insidieux, où tout affleure, comme un goémon vivace sous la marée noire de l'Amoco Cadiz. Tout ce que nous savons passe par le journal du poète Louie Sacchetti, poète et objecteur de conscience idéaliste qui se retrouve assez arbitrairement là et finit comme cobaye involontaire : on assiste à sa mutation, à ses mutilations. Comme dans Keyes, mais plus subtilement, l'écriture change en fonction de l'émergence d'une intelligence accrue : ici on aboutit à l'aphorisme (2e partie). Une intrigue, cependant, se déroule, réfractée par l'une des facettes de cette intelligence hypertrophiée, à mesure que les ravages du tréponème se marquent sur son corps (perte des yeux), intrigue dont la fin est ambiguë car on ne sait pas si elle traduit les cauchemars de Louie ou une libération réelle, mais fantastique. A rapprocher cette ambiguïté de celle d'Un rêve Américain de Mailer (Livre de Poche). Ouvrage d'une grande originalité, d'une beauté qui fait peur. On eût dû, pour cette réédition, l'accompagner d'une préface qui l'eût situé à la frontière de bien des expériences novatrices, avant leur reflux. Tête de pont sur les territoires mouvants de l'imaginaire.
NB. Figure parmi les meilleures ouvrages de la production mondiale de SF in Anatomy of Wonder.