Joseph Sheridan LE FANU Titre original : Carmilla, 1872 Première parution : The Dark Blue, de décembre 1871 à mars 1872 / Londres, Royaume-Uni : Richard Bentley & Son, dans le recueil In a Glass Darkly 1872ISFDB Traduction de Gaïd GIRARD
ACTES SUD
(Arles, France), coll. Babel n° 206 Dépôt légal : avril 1996 Réédition Novella, 156 pages ISBN : 2-7427-0801-4 ❌ Genre : Fantastique
« Deux grands yeux s'approchèrent de mon visage et soudain, je ressentis une douleur fulgurante, comme si deux grandes aiguilles espacées de quelques pouces seulement s'enfonçaient profondément dans ma poitrine. Je me réveillai en hurlant. La chambre était éclairée par la chandelle qui était restée allumée toute la nuit, et je vis une silhouette féminine au pied de mon lit, un peu sur la droite. »
L'action se passe dans un château de Styrie. L'héroïne, la jeune Laura, tombe sous le charme de la belle et mystérieuse Carmilla, dont l'arrivée énigmatique dans ce lieu isolé marque l'initiale d'une amitié tendre et exaltée.
De l'ouverture presque bucolique à la destruction du vampire que se révèle finalement être Carmilla, tout est là, des ingrédients d'un roman gothique, classique du genre. Mais ici, le vampire est une femme, et à la transgression vampirique s'ajoute celle de l'homosexualité féminine, dans un récit tout de séduction et de sensualité.
Carmilla voit le jour en 1871, soit vingt-six ans avant son illustre successeur Dracula (1897), et ces vampires nous viennent d'Irlande, dont est originaire Sheridan Le Fanu, qui donne ici un chef d'œuvre incontesté.
Si le Carmilla de Joseph Sheridan Le Fanu n'est pas la première manifestation notable de l'histoire de vampires dans la littérature anglo-saxonne, il n'en reste pas moins une étape essentielle sur la longue route qui aboutira un quart de siècle plus tard au chef-d'œuvre incontesté du genre : le Dracula de Bram Stoker (1897).
Dans cette longue nouvelle gothique qui se situe au début du XIXe siècle, l'auteur adopte le point de vue de Laura, une jeune fille désœuvrée et un brin neurasthénique, qui vit avec son père dans un château de Styrie. Un beau jour, Laura et son père recueillent Carmilla, une jeune fille troublante et mystérieuse, ce qui réjouit particulièrement la narratrice, à qui la solitude pèse douloureusement. Cependant, d'inquiétants phénomènes surviennent bientôt dans les environs du château, tandis qu'un magnétisme singulier se développe entre Laura et son invitée. Qui est vraiment Carmilla ?
Comme Jacques Papy le souligne dans un avertissement au lecteur, puis dans diverses notes infrapaginales, l'intérêt de la nouvelle n'est pas franchement à rechercher dans sa forme : un style ampoulé (et on pourrait ajouter : désuet), parfois ridicule, des maladresses, voire des erreurs de narration (conséquences probables des troubles psychologiques dont souffrait l'auteur au moment où il composait son récit)... Bref, s'il ne marquait pas une borne majeure dans l'histoire de la littérature fantastique, par son thème et le traitement qui lui est réservé, ce texte pourrait facilement passer pour une œuvre mineure de son auteur.
Le vampire, ou plutôt la vampire, est en effet présentée ici sous un jour qui deviendra extrêmement populaire, et qui fera plus qu'inspirer Stoker : prédateur autant que victime, sauvage et romantique, le tout sous les séduisants atours de l'aristocratie slave. Mais l'histoire elle-même est loin d'être sanglante ou grand-guignolesque : le récit étant raconté du point de vue d'une jeune fille fragile et impressionnable, son approche est d'autant plus inquiétante qu'elle reste allusive et ambiguë, imprégnée de superstition, et pimentée d'une petite touche saphique qui donnera probablement du grain à moudre aux amateurs de croustillant.
Même si Carmilla ne risque plus de faire frissonner dans les chaumières plus d'un siècle après sa publication originale, il n'en demeure pas moins un grand classique, une lecture obligée pour tous les amoureux des suceurs de sang qui savent qu'il n'y a pas que Lestat — ni même Dracula — dans la vie.