Depuis ses origines, l'Homme a toujours été tranquillement installé dans son environnement. Point de stress pour celui qui meurt sans jamais avoir vu se modifier son horizon, ses outils, ses occupations. Mais voici qu'apparaît le vingtième siècle aux multiples visages : tout se démode, tout mute, tout s'optimise, tout se pessimiste. En conséquence, le grand singe toujours présent en chacun de nous tombe de psychoses en névroses. La solution : chevaucher le changement, s'abandonner au Transformationalisme… La mise en scène de la lutte subtile (mind game) entre la secte d'un John B. Steinhardt aux allures de L. Ron Hubbard, et un Jack Weller/Monsieur Tout-le-monde par trop récalcitrant, permet à Norman Spinrad d'aborder à nouveau le thème de la manipulation des esprits. Cette fois, la trame « science-fiction » façon Jack Barron et l'éternité ou La grande guerre des bleus et des roses est abandonnée au profit d'un thriller des plus classiques ; une « tranche de vie » à l'américaine, qu'on pourrait voir à l'affiche au côté de Marathon man et de Les trois jours du Condor. On peut se demander ce que fait ce roman sous la jaquette « Ailleurs et Demain », alors qu'il correspond plus particulièrement au créneau « best-seller ». Manœuvre commerciale ou tentative d'éducation d'un lecteur qui ferait bien de sortir de sa sacro-sainte SF de temps en temps ? Qui parlait de manipulation ?
Avez-vous déjà entendu parier du Transformationalisme ? Non, bien sûr que non, puisque ce mouvement-secte — sectaire ! n'existe que dans l'esprit de Norman Spinrad et dans son livre. Mais l'auteur pouvait s'appuyer sur les nombreux exemples du genre qui pullulent dans le monde d'aujourd'hui. Le fait que Steinhardt, le fondateur-gourou du Transformationalisme ait été, avant de devenir une espèce de prophète-ivrogne, un écrivain de Science-Fiction peut passer pour une allusion non voilée et ironique à la scientologie et à L. Ron Hubbard, prêtre de cette église en-dessous de tout soupçon.
Spinrad ne s'attaque certes pas à un problème nouveau, il le sait. Néanmoins, une certaine originalité sourde de Les Miroirs de l'Esprit, servie par une tension et un affrontement de tous les instants entre une fourmi et un titan. Steinhardt est un sacré personnage. Spinrad a eu le mérite de le rendre ambigu ; charmeur et écœurant, génial et fou, terre à terre et visionnaire. Weller, le héros de l'histoire, comparé à lui, en paraît presque terne. Mais ce serait oublier la phénoménale force de caractère qui l'anime — qu'il se découvre petit à petit grâce, précisément, au Transformationalisme contre lequel il se bat avec rage et désespoir — et son intelligence de joueur. Il n'est pas metteur en scène pour rien.
Weller lance un formidable défi aux instructeurs et aux moniteurs transformationnels. Au début, les événements l'y obligent. Ensuite, il se prend au jeu. Le risque l'excite. Les exercices qu'on lui fait subir pour le transformer piquent son intérêt de professionnel. Il y a du danger dans cette poursuite d'un but insaisissable mais Weller le néglige. D'ailleurs, il ne sait bientôt, plus où il en est, ni qui il est. Car sa personnalité a changé.
Qu'a-t-il à perdre ? On lui a déjà volé sa femme et son travail. Il ne lui reste plus que son amour-propre et sa liberté à défendre. Et il les défend, le cerveau sur une corde raide.
Le Transformationalisme rappelle par certains côtés (endoctrinement vicieux et progrès scientifiques dans une moindre mesure) la Science Transcendentale de La Grande Guerre des Bleus et des Roses. Tous deux sont une forme de religion à qui il manque une justification historique et religieuse. De quoi naissent-elles sinon, en grande partie, du hasard ?
Pourtant, sur bien des points, Les Miroirs de l'Esprit se montre plus fort sous son éclairage romanesque que la grande Guerre des Bleus et des Roses. Parce que le monde décrit par le premier roman est plus proche du nôtre, peut-être même trop proche...
Au bout du compte, Weller sauvera son amour-propre mais certainement pas sa liberté.