Elle est Emily Hnatt dans Le Dieu venu du Centaure, Donna Hawthorne dans Substance Mort, Sherri Solvig dans Siva, Rybys Romney dans L'Invasion divine...
Multiple, fantasmée, elle traverse une existence marquée par des expériences mystiques, le doute et l'abus de drogue. Ses cheveux sont noirs comme la nuit ; figure invariante, démiurgique, elle est chaque femme que Philip K. Dick a connue et aimée.
La Fille aux cheveux noirs rassemble toutes les lettres qu'il a adressé à cette mystérieuse muse, personnage aussi réel que virtuel et raison d'être de son travail littéraire. Au détour de cette correspondance à sens unique, où se mêlent fiction et autobiographie, apparaît en filigrane le portrait d'un auteur qui fit de sa vie son meilleur roman.
Philip K. Dick (1928-1982) a laissé une œuvre essentielle, qui a profondément marqué toute une génération d'auteurs et de lecteurs. Parmi ses nombreux chefs-d'œuvre on peut citer Substance Mort, Ubik ou La Trilogie divine, parue en un volume dans la collection Lunes d'encre aux éditions Denoël. Plusieurs de ses récits ont été adaptés au cinéma, notamment Blade Runner et Total Recall.
Critiques
Il ne s'agit pas là d'un roman inédit, plutôt d'un recueil de lettres entrecoupé de relations de rêves correspondant à la période 1972-1976, qui est pour l'auteur cruciale à plus d'un titre. Dick touche le fond : ses biens sont saisis par le fisc, il tente de se suicider, il est sans attaches, hébergé par de compatissants admirateurs, ne parvient pas à écrire et tombe à chaque rencontre irrésistiblement amoureux, avec la même désarmante naïveté, du même type de jeune fille aux cheveux noirs, d'environ vingt ans, fragile et forte à la fois. C'est aussi durant cette période qu'il connaît sa première crise mystique, mais de cela, il ne sera jamais question dans son courrier.
L'essentiel des lettres tourne autour de cet idéal féminin, qu'il se nomme Kathy, Jamis, Linda ou Tessa, auxquelles Dick adresse de bouleversantes lettres d'amour comme on n'en lit jamais. Mais il analyse également son état et s'interroge inlassablement sur le réel. Il est rare qu'un auteur se mette ainsi à nu, dévoilant des pans entier de sa personnalité, même les moins favorables. Le petit monde de la S-F est également présent : Ursula Le Guin à qui il écrit, Tim Powers qui l'hébergera et Norman Spinrad, lequel rappelle judicieusement dans sa préface que ce livre « n'est ni un roman, ni une biographie, ni des mémoires, ni un traité philosophique, même si en un sens il est tout cela à la fois. »
On pourra bien sûr se reporter utilement à la biographie de Lawrence Sutin pour débrouiller l'écheveau des événements et des relations, ou encore relire quelques chapitres de ses fictions où le vécu est amalgamé à la trame romanesque. Ainsi, on aurait tort de ne voir dans la jeune fille aux cheveux noirs que le fantasme d'un quadragénaire abhorrant la solitude alors qu'elle représente, comme il l'écrivit dans son discours prononcé à Vancouver, l'humain véritable, opposé à l'androïde peint sous les traits d'une mante religieuse. Dick, trop horrifié par ce second volet de sa tentative de définition, n'a pu se résoudre à la traiter ici.
Ces lectures multiples sont donc impuissantes à dégager une réalité objective : jamais une vie et une œuvre ne se sont confondues de façon si intime et irréductible. C'est bien ce qui est fascinant dans ce recueil où Dick, mis à nu, demeure malgré tout déconcertant, aussi insaisissable que le réel qu'il chercha à cerner. Reste à se demander si un tel ouvrage mérite la diffusion grand public du poche : les lecteurs de S-F s'attendant à lire un roman délirant en seront pour leurs frais ; seuls les inconditionnels de Dick apprécieront ce livre dans sa juste perspective.
Six courts rêves et seize lettres de longueurs variées, adressées à neuf correspondant(e)s dont sa mère (pour plus du quart des pages) : cela ne fait pas tout à fait un roman de Philip K. Dick, encore que fiction et réalité se mêlent manifestement et qu'on avance dans une quête infantile de l'amour sur fond de milieu SF, où l'on croise les noms de Heinlein, largement honni, ou de Spinrad, par ailleurs préfacier embarrassé par les divergences entre récit et réalité. Sur fond, aussi, de Côte Ouest d'avant-crise, entre hippies, drogues, mouvements variés (Black Panthers ou Minutemen), polices réelles ou fantasmées. D'où, en fin de compte, un roman d'amour dérisoire, un témoignage sur une époque, un document sur l'auteur. En complément, comme le marque le graphisme de couverture, d'Invasions divines, de L. Sutin, dont la lecture est sans doute une propédeutique nécessaire. L'édition directe en poche peut sembler un pari éditorial discutable, mais maints Dickomanes non-anglophones apprécieront cette traduction. En attendant, on l'espère, les essais, conférences et autres écrits théoriques, édits ou inédits.