[critique « commune » à DANS LE TORRENT DES SIECLES (J'ai Lu n° 500) et à A PIED, A CHEVAL ET EN FUSEE (Denoel Pressence du Futur n° 175)]
Toute sa vie, c'est-à-dire dans toute son œuvre, qui est vaste et diverse, Clifford D. Simak a exalté sur le ton de la ballade des vertus simples : la fraternité de tout ce qui vit, le sens immanent de la justice, l'amour de la nature, les joies que procure un travail utile et bien fait. Et, par-dessus tout ça, plane l'ombre fluide du Destin, qui fait régner l'harmonie en prenant son temps, et pour qui une vie d'homme, ou de chien, ou de robot, n'est rien d'autre qu'un grain de poussière dans le sablier de l'éternité. Simak a su ainsi allier un spiritualisme jamais intellectuel et jamais non plus bondieusard à une vision de l'histoire qui, pour être formulée en termes idéalistes, n'en a pas moins acquis une actualité qu'on lui aurait déniée il y a seulement dix ans. A l'image de son confrère Bradbury, Simak le passéiste, le bucolique, le « réactionnaire », peut aujourd'hui faire bonne figure dans le peloton de tête des auteurs touchés par l'écologie et le concept de l'an 01.
« Alors que j'avais fait des études de droit, je découvris bientôt que cela ne répondait pas entièrement à mes goûts et depuis quarante ans et même un peu plus, je me suis occupé d'agriculture, y trouvant plus de satisfaction que j'en ai jamais trouvé dans le droit. Car l'agriculture est un travail honnête et moralement réconfortant qui vous met en contact avec les premières nécessités de la vie, et où on trouve, je crois, un contentement presque vaniteux dans la tâche simple, et pourtant étonnante, de tirer de la nourriture du sol. » (P. 130).
Cette confession, dont il n'est pas douteux que l'auteur la prenne à son compte (même si, pour notre satisfaction de lecteur, il ne l'a pas appliquée dans les faits), est tirée de son roman Dans le torrent des siècles, publié originellement en 1951 et dont J'ai lu nous offre, après l'ancien Galaxie et le Rayon fantastique, une troisième traduction enfin fidèle et complète. Simak est unanimement célébré pour Demain les chiens. Time and again, qui lui succède immédiatement dans la chronologie, est plus révélateur des constantes qui donnent à l'œuvre son unité, de l'éthique qui la sous-tend. Asher Sutton, agent galactique qu'on croyait mort depuis vingt ans et qui, effectivement, a bien été tué dans l'écrasement de son astronef sur une planète interdite du Cygne, revient sur Terre avec les fondements d'un livre qui, dans le futur, a déjà été écrit. Ce livre, dont le titre est Ceci est la Destinée, et qui s'ouvre sur la phrase « Aucune créature ne marche seule sur la route de la vie », est le manifeste du mécanisme du Destin, lequel n'est autre que l'évolution, façonnée par une intelligence secrète et toute-puissante. Darwin rejoint Dieu, Simak rejoint Simak, et l'histoire du futur rejoint l'histoire du passé.
Car en cette année 8386, l'égalité ne règne toujours pas, malgré ou à cause de l'expansion subie par l'humanité : « Les hommes étaient éparpillés dans toute la galaxie. Un homme seul ici, une poignée là. (...) Car l'homme avait volé trop vite, avait poussé trop loin — au-delà de ses capacités physiques. (...) Trop éparpillés et sur des distances trop grandes. Un homme, avec une douzaine d'androïdes et une centaine de robots, pouvait tenir un système solaire. Pouvait le tenir jusqu'à ce qu'il y ait davantage d'hommes ou que quelque chose craque . » (p. 37). Et en effet, pour « tenir » ces territoires immenses, les hommes ont créé une sous-race à leur image, les androïdes, qui ne peuvent se reproduire et portent, gravé sur le front, leur numéro de série, comme une marque d'infamie, de ségrégation. Asher Sutton va être le prophète des androïdes, il est l'envoyé du Destin, qui leur signifie que l'heure a sonné pour eux de leur libération. Chaque époque a son Juif, son nègre, et il y a toujours un Sauveur. Mais il ne suffit pas. Un homme providentiel n'est jamais qu'un déclic de l'histoire et le dicton « Aide-toi, le ciel t'aidera » est plus vivant que jamais : sur une planète secrète, le Berceau, les androïdes ont redécouvert le secret de la vie, de la reproduction...
Cette galaxie, dont la cohésion repose sur la présence d'androïdes exploités, ressemble étrangement à l'Empire romain, dont l'éphémère et fragile puissance s'appuyait sur l'exploitation d'esclaves bien plus nombreux que les libres citoyens. Ceci précisé, il est loisible d'extrapoler sur le destin de Sutton, et de voir en lui un nouveau Christ accordé à l'âge spatial, un être tué et ressuscité, envoyé sur Terre par une puissance qu'on ne connaîtra jamais pour enseigner la justice et soulever les esclaves, puis repartant dans l'inconnu son œuvre accomplie, sans pouvoir accéder à sa destinée humaine : « ... une femme, une androïde, qui sanglotait, le cœur brisé. »
Dans ce roman touffu à l'extrême, le plus van vogtien de l'auteur (space-opera doublé d'un time-opera centré sur l'existence d'un super-héros qui, au départ, ne connaît ni l'étendue de ses pouvoirs ni le but ultime qui le motive inconsciemment), Simak ne se contente pas d'habiller de péripéties une thèse humaniste. Il le fait en conteur qui sait, par-delà l'événement, s'arrêter au bon moment pour enfiler comme des perles toute une suite de digressions qui nous ramènent en réalité au cœur du récit et lui donnent son épaisseur.
Pour que, à travers Sutton, le lecteur se laisse envahir par la nostalgie d'une existence plus saine et plus rude, il faut d'abord donner de la Terre une image sans équivoque : « ... une planète qui n'était qu'une capitale... une planète qui ne produisait pas de nourriture, qui ne permettait aucune industrie, qui ne s'occupait que de gouverner. Une planète dont chaque parcelle était l'œuvre d'un paysagiste et soignée comme une pelouse, un parc ou un jardin. » (p. 58). Ensuite l'auteur peut faire donner toutes les cordes de son orchestre, pour la grande symphonie à la nature qui s'opère à travers l'exil de Sutton au XXe siècle (gageons que si le livre avait été écrit vingt ans plus tard, c'est au XIXe siècle que Simak aurait situé son âge de grâce !), où il doit pendant dix ans vivre comme un fermier : « Parfois le travail, non seulement par son effet sédatif mais en lui-même, devenait quelque chose d'intéressant et de satisfaisant. L'alignement bien droit des poteaux d'une clôture nouvellement posée devenait un petit triomphe lorsqu'on la regardait dans toute sa longueur. Le champ moissonné, avec sa poussière sur votre faucheuse, l'odeur du soleil sur la paille dorée, et le claquement de la lieuse, tandis que la machine allait et venait, devenait une symphonie puissante, d'abondance et de consentement. Et il y avait des moments ou le rose des pommiers en fleur, resplendissant à travers la pluie argentée du printemps, devenait un hymne sauvage et païen a la résurrection de la Terre après les froidures de l'hiver. » (pp. 236-237).
Mais cette plongée dans les joies limpides de l'existence ne s'arrête pas à la satisfaction du travail accompli. Grâce aux pouvoirs de son esprit, Sutton entre en contact, presque en symbiose, avec le cerveau d'une souris (« ...la crainte toujours présente, frémissante, insurmontable... l'élan et le bonheur de vivre, la joie de se sentir des pattes rapides, le contentement d'un ventre bien rempli et la douceur du sommeil... »), et c'est dans ces pages qu'il faut voir l'expression la plus nette des tendances de Simak à la fraternisation totale des êtres vivants. De manière caractéristique, répond à cette séquence, dans A pied, à cheval et en fusée, le passage consacré à la fusion spirituelle de Ross, un aventurier humain, et de Hoot, une créature pensante venue d'une autre dimension : « Je lui tendis mes mains et ses tentacules s'en emparèrent, s'y enroulèrent et les serrèrent fortement et a ce moment, mes mains et ses tentacules soudés ensemble, je ne faisais plus qu'un avec cet ami. Pendant un instant me furent révélées les ténèbres et la lumière de son être et j'eus la brève révélation (...) de ce qu'il savait, de ce dont il se souvenait, de ce qu'il espérait, de ce dont il rêvait, de ce qu'il était (...) de l'irréelle, choquante, presque incompréhensible structure de sa société et de la lisière, à peine une ombre pâle, de l'arc-en-ciel de ses mœurs. » (P. 231).
A vingt ans d'écart c'est bien la même recherche de la fraternité inter-espèces, de même que le fonctionnement du destin passe toujours par les mêmes structures : « Et qu'est-ce que le destin ? Est-ce quelque chose qui n'est pas écrit dans les étoiles mais dans les gènes des hommes qui savent comment ils vont agir, ce qu'ils désirent, et comment ils vont s'y prendre pour l'obtenir ? » (p. 244). Bien sûr, on pourra ressentir Destiny Doll comme un Simak mineur, comme une resucée effritée des grands thèmes de jadis : les lecteurs de Galaxie, dans le numéro 120, ne lui accordent, au firmament du Littératron du mois, qu'une « naine », cotation 7 à 10 sur 20... Sans doute est-ce là un Simak de sa veine Scheckley, qui roule sur l'exploration, par un groupe mixte mi-humain mi-non humain, d'une planète pleine de pièges, de chausse-trappes, d'illusions fantasmatiques et de créatures toutes plus bizarres les unes que les autres. On peut aussi penser à certains Wul et, pourquoi pas, à une bande dessinée de Forest, tant les personnages et créatures sont typés et pittoresques : côté humain, outre Mike Ross, on trouve Sara, une Diane-chasseresse hautaine, frère Tuck (le nom vient de la saga de Robin Hood), qui est un moine ascétique, ainsi que Smith, un aveugle doué d'un sixième sens ; côté non humain, il y a l'extraordinaire Hoot, dont la vie passe par trois « soi », un robot rimailleur du nom de Roscoe, les « dadas », des chevaux à bascule qui sont plus que des automates, et une multitude d'êtres de rencontre, comme cette roue énigmatique dont le moyeu vivant est une « cochonnerie tremblotante », des centaures belliqueux, des arbres dont les graines sont des réservoirs à mémoire...
En fait, sous les apparences limpides d'un roman d'aventures épiques et pas trop sérieuses, Simak remet sur le métier son éternel problème du destin individuel et collectif de chaque vie, avec la dialectique écologique que cela suppose. De même que dans la vie de la souris, bonheur et crainte étaient intimement liés, de même Ross éprouve, après avoir « tué » un arbre pensant qui le bombardait de ses graines meurtrières, la houle du désespoir que lancent vers lui les créatures symbiotiques (encore la symbiose...) qui habitaient le végétal ; « Sans-abri, criaient toutes ces bouches. Vous avez fait de nous des sans-abri. Vous avez détruit notre maison et maintenant nous n'avons plus de maison, qu'allons-nous devenir ? Nous sommes perdus. Nous sommes nus. Nous avons faim. Nous allons mourir. Nous ne connaissons pas d'autre endroit. Nous demandions si peu de chose, nous avions besoin de si peu de chose et même cela, vous nous l'avez retiré. Quel droit aviez-vous de nous le retirer, vous qui possédez tant de choses ? Quelle espèce de créature êtes-vous donc pour nous jeter ainsi dans un monde dont nous ne voulons pas, que nous ne connaissons pas, où nous ne pouvons même pas vivre ? (p. 137).
(...) Une sourde colère monta en moi, en réaction à ce sentiment de culpabilité et je me surpris à essayer de justifier l'abattage de l'arbre ce qui, considéré isolément, était facile, car cela pouvait être expliqué et justifié d'une manière simple. L'arbre avait tenté de me tuer et m'aurait d'ailleurs tué si Hoot n'était pas intervenu. L'arbre avait donc essayé de me tuer et je l'avais abattu, ce qui n'était que justice élémentaire, tout le monde en conviendra. Mais l'aurais-je fait, me demandé-je, si j'avais su qu'il abritait toutes ces lamentables créatures ? J'essayai bien de ma persuader que je n'aurais pas agi de cette manière si je l'avais su, mais ce fut peine perdue. Je savais reconnaître un mensonge, même lorsque je me le destinais. Je devais bien l'admettre : j'aurais agi exactement de la même manière si je l'avais su. » (p. 139).
Rien n'est simple, le manichéisme n'existe pas dans l'univers. C'est ce que nous chuchote A pied, à cheval et en fusée qui, sous les dehors enchanteurs du roman picaresque, nous serine en sourdine une des grandes leçons de Simak : aucune entreprise ne vaut de sacrifier le simple bonheur de vivre. L'expédition, qui devait rapporter la richesse et la connaissance se dissout non seulement parce que le but recule à mesure qu'on s'en approche, mais mieux encore parce qu'il s'estompe dans l'esprit de Ross et de Sara : « Et en fin de compte nous poursuivions un mythe et ce mythe n'était qu'un autre piège — un leurre à l'intérieur d'un leurre. » (p. 220). Même le projet formidable de rassembler toute la connaissance de la galaxie dans les chaînes nucléiques des arbres à mémoire a été abandonné par les mystérieux planteurs, qui n'avaient peut-être formé ce dessein que « dans l'enthousiasme irréfléchi de leur jeunesse ». Et Ross en personne, qui ne cessait de répéter que tout est bon à vendre, abandonne sans regret ce qui faisait son passé (la volte-face est peut-être un peu rapide, mais qu'importe ? ) « comme un enfant abandonne un jouet dont il s'est lassé », pour vivre une vie neuve dans une des enclaves dimensionnelles de la planète-mirage, où l'attend un décor qui nous est désormais familier : « Le village et la rivière s'étendaient en dessous de nous et des champs et des bois s'allongeaient jusqu'à l'horizon. Et je savais que ce monde n'avait pas de fin et qu'en même temps il était la fin du temps ; endroit éternel, immuable, où il y avait une place pour chacun. » (p. 282).
Ce paradis familier, il est plaisant de l'imaginer comme la matérialisation des rêveries d'un vieux monsieur nostalgique et fatigué, un vieil auteur de science-fiction. Mais il est plus plaisant encore de penser que nous, lecteurs, pourrions nous y arrêter un jour, but ultime, « fin du temps », pour y lire des romans de Clifford Simak ou, mieux encore, pour n'avoir plus besoin d'y lire quoi que ce soit...
Denis PHILIPPE
Première parution : 1/2/1975 dans Fiction 254
Mise en ligne le : 1/12/2003