Après
Chronoreg de
Daniel Sernine 1 et avant
Chroniques du Pays des Mères d'
Elisabeth Vonarburg 2, les éditions Québec-Amérique nous ont offert
La Taupe et le Dragon, premier roman de SF pour adultes de Joël Champetier — écrivain québécois dont les lecteurs d'YS vont commencer à connaître le talent puisqu'il est présent pour la seconde fois dans nos pages, et ce avec le texte le plus long que nous ayons publié jusqu'à présent.
Si je précise « pour adultes », c'est bien entendu par opposition aux précédents romans de Champetier, parus dans les collections pour adolescents des éditions
Paulines («
Jeunesse-Pop »). Et adulte, ce roman l'est assurément. Tout comme la SF québécoise, qui est parvenue ces dernières années à sa maturité : qualité stylistique, profondeur des thèmes, densité des intrigues, tonalité bien différenciée des autres SF dont j'ai connaissance (USA, Grande-Bretagne, France) mais qui ne saurait être réduite à une série de clichés locaux...
La science-fiction se nourrit de l'air du temps, et il est clair qu'avec la fin de la Guerre Froide, c'est toute une déclinaison de thèmes et variations qui disparaît pour notre genre. Pas seulement pour notre genre, en fait : la Guerre Froide était une part importante de l'imaginaire collectif de l'Occident, et ce sous-genre littéraire qu'est l'espionnage (à moins qu'il ne faille le considérer comme un thème ?) en était une émergence particulièrement visible. Mais alors, que faire ? Avec les programmes d'exploration spatiale qui foutent le camp, les Soviétiques qui ne peuvent plus faire peur, le spectre de l'apocalypse nucléaire qui s'éloigne un peu, quels fantômes peut-on encore agiter, sur quel artefact de l'imagination doit-on jouer de nos jours ? D'aucuns répondent « informatique », d'autres « Mars ». Quelques-uns répondent « Chine ». Et beaucoup récupèrent la structure « espionnage » pour l'utiliser avec ces nouveaux ( ?) thèmes. Le plus fort étant bien entendu
Paul McAuley, qui est apparemment parvenu dans
Red Dust à utiliser tout ce que je viens de citer !
« Chine », c'est la réponse d'un
David Wingrove, bien entendu, qui est en train de bâtir une colossale saga (
Chung Kuo) sur l'histoire future d'une Terre dominée par le Royaume du Milieu
3. « Chine » encore pour le magistral premier roman de
Maureen F. McHugh,
China Mountain Zhang, qui ramasse tous les prix de SF anglo-saxons
4 — et cette œuvre très « robinsonienne » nous offre également un passage martien.
« Chine », encore, est la réponse de Joël Champetier.
Nouvelle-Chine est loin de la Terre. Très loin. 1,22 Unités Astronomiques, pour être précis. Mais la distance n'est pas seulement spatiale. Le tissu social de la planète se tend sous la pression que lui imposent le Japon et l'Europe, qui ont prêté de colossales sommes pour financer la terraformation et la colonisation. Nouvelle-Chine cédera-t-elle aux tentations indépendantistes, histoire de se débarrasser du joug capitaliste terrien — et donc de sa dette ? C'est en tout cas ce que craignent les autorités de la Terre, qui dépêchent un espion, Réjean Tanner, pour s'informer de l'intérieur sur la situation. Mission : s'introduire en Nouvelle-Chine, au-delà des zones permises aux Occidentaux, et découvrir pourquoi une « taupe » infiltrée dans le gouvernement néo-chinois ne s'est pas « réveillée ». Pas facile, lorsqu'on est blanc (d'où retouches chirurgicales et maquillage sophistiqué) et débarqué de fraîche date dans l'environnement strictement étranger de Nouvelle-Chine.
De même que
Daniel Sernine dans
Chronoreg, Champetier a choisi la structure « espionnage » pour bâtir son œuvre et lui donner son souffle. Pour autant, on est très loin des clichés du surhomme à la James Bond et (la comparaison avec
Sernine est toujours valable). Champetier leur préfère un personnage plus « normal », un jeune homme un peu perdu qui nage tant bien que mal dans la tourmente de la Nouvelle-Chine, luttant pour ne pas perdre pied tant socialement que sentimentalement. Réjean Tanner prend rapidement de l'épaisseur, il est humain, attachant, réel. Tellement réel qu'une foi monolithique en sa patrie ne saurait être dans sa psychologie — ambivalence des sentiments d'un personnage dont on comprend bien qu'il n'est pas forcément du « bon » côté de la barrière... C'est peut-être ça, une des marques de la SF telle qu'on la pratique au Québec : les personnages n'y sont pas de simples vecteurs de l'action, ils vivent et aiment, sans pour autant que l'action cesse d'être au premier plan.
La Taupe et le Dragon est significatif de cet équilibre entre psychologie et aventure, entre intimisme et sense of wonder. La majeure partie de l'intrigue concerne la vie même du peuple de Nouvelle-Chine, son étrangeté, sa complexité, mais le tout est assis des plus solidement sur un univers scientifiquement construit avec minutie. Le double soleil de la Nouvelle-Chine, dont le redoutable Oeil de Dragon qui baigne régulièrement la planète d'une lumière verte dangereuse pour l'homme, l'environnement, absolument tout est le fruit de recherches typiquement hard science (il est passionnant de lire le dossier de Solaris #103 à ce propos, une fois qu'on a lu le roman).
Passionnant (j'ai dévoré les 346 pages de ce roman en très peu de temps), original (qui dit thème « à la mode » — la Chine — ne dit pas automatiquement « clichés », il s'en faut de beaucoup), fouillé, attachant, excitant, La Taupe et le Dragon est une œuvre SF de première catégorie ! Évidemment, je suppose qu'il n'y a pas d'édition française prévue ?
Notes :
1. Chroniqué in YS #93.
2. Chroniqué in YS #102
3. Chroniqué in YS #74. Très prochainement, un dossier sur cet auteur.
4. Il va bien falloir que je me décide à le chroniquer !