Depuis trente-trois ans, l'humanité vit en quarantaine. Elle a été isolée par la Bulle, cette sphère parfaite qui entoure désormais le système solaire et a brusquement occulté les étoiles. Quel rapport peut-il y avoir entre la Bulle et la disparition de Laura Andrews, jusque-là enfermée dans un asile où la condamnait son infirmité mentale ? Est-ce l'âge de Laura, trente-trois ans& ? Aurait-elle été conçue le jour de l'apparition de la Bulle ? A-t-elle de ce fait intéressé les « Enfants de l'Abîme », ou a-t-elle été kidnappée par l'Ensemble, une étrange multinationale aux moyens et aux buts inconnus ? C'est ce que doit découvrir Nick Stavrianos, détective privé chargé de retrouver Laura Andrews...
Avec Isolation, Greg Egan plonge ses lecteurs dans un futur hyperréaliste, bouleversé par de nouvelles technologies et de nouvelles religions, leur proposant ainsi un mêlange de thriller désabusé et de science-fiction spéculative tel qu'on n'en avait plus lu depuis le Blade runner originel de Philip K. Dick.
Greg Egan est australien. Ses nouvelles vertigineuses ont été, pour partie, publiées en France par Bifrost, DLM éditions, Etoiles vives. Deux de ses cinq romans ont paru dans la collection « Ailleurs & Demain » : La Cité des permutants, L'Énigme de l'univers. Mais qui est ce mystérieux Greg Egan, dont il n'existe aucune photo connue ? Il aurait été programmeur pour le milieu hospitalier... Néanmoins, une chose est sûre, il ne lui a fallu qu'une dizaine d'années pour révolutionner la science-fiction au point d'être considéré comme l'auteur le plus novateur de sa génération.
Critiques
Rares sont les auteurs capables comme Greg Egan de susciter ce sense of wonder que de nombreux lecteurs de SF recherchent assidûment. Lors de sa parution en France en 2000 chez Denoël — le roman date en fait de 1992 — , Isolation a créé l'événement et confirmé, après La Cité des permutantset L'Énigme de l'univers, que son auteur avait d'ores et déjà rejoint les grands noms du genre. Le cadre ? Depuis trente-trois ans, le système solaire est isolé du reste de l'univers, prisonnier d'une « Bulle » gigantesque d'origine inconnue. Dans le même temps, les nano-technologies se sont développées et les mods, implants neuronaux capables de modifier la personnalité, font fureur. Nick, le détective narrateur au cerveau truffé de mods en tous genres, enquête sur le disparition en chambre close d'une handicapée mentale âgée de trente-trois ans.
Cher lecteur, ne te fie pas aux apparences, le puzzle ne s'assemblera pas de la façon que tu imagines, quelle qu'elle soit. Nous sommes chez Greg Egan : toutes les énigmes seront ici résolues a 1'aide de spéculations ardues mais passionnantes sur la physique quantique, à des années-lumière de nos hypothèses de départ. Isolation suggère que notre monde n'est qu'un état parmi une infinité de possibles. Les hommes, par le simple fait d'observer leur environnement, le réduisent littéralement, c'est-à-dire qu'ils en détruisent tous les possibles à l'exception d'un seul. A contrario, il serait donc possible d'annuler cette réduction et de procéder à un étalement, c'est-à-dire d'avoir la possibilité de choisir l'état futur parmi tous les possibles.
Que les choses soient claires : les histoires d'univers parallèles n'intéressent pas Egan ; il s'attache en revanche aux causes, aux explications scientifiques et aux conséquences philosophiques ou morales de ses spéculations, à leur mise en équation. Car Isolation est aussi une brillante réflexion sur le libre-arbitre et la nature de la conscience individuelle. Ainsi les mods n'altèrent-ils pas avant tout l'essence du Moi ? De même, les hommes sont responsables de l'élimination d'une infinité d'univers possibles. Peut-on rêver plus belle illustration de la responsabilité de nos actes ?
Ce roman à l'intrigue implacablement mathématique — et aux ficelles dramatiques parfois simplistes — souffre assurément d'une certaine rigidité formelle. Ses personnages n'éveillent aucune émotion (n'est-ce pas légitime cependant, quand ils sont assujettis à de multiples altérations neuroniques ?) et le style est trop mécanique, trop lisse pour « emballer » vraiment. Mais c'est justement cette froideur scientifique, parfaitement adaptée au récit, qui permet au sens et au vertige métaphysique de surgir et de frapper le lecteur de plein fouet. C'est parfois un peu aride, cela demande une attention de tous les instants, mais vos efforts seront récompensés par le plaisir d'être embarqué dans un voyage métaphysique ahurissant. Hard science rigoureuse, fiction spéculative hautement philosophique, Isolation est un véritable tour de force littéraire à classer d'urgence, si ce n'est pas déjà fait, sur les rayons de votre bibliothèque idéale.
Pour quelle mystérieuse raison l'Humanité a-t-elle été subitement coupée du reste de l'Univers le 15 novembre 2034 ? La réponse se trouve bien évidemment dans la physique quantique, comme on pourrait s'y attendre chez Greg Egan, qui soulève une fois de plus un problème aux dimensions métaphysiques pour lui donner une solution relevant de la logique matérialiste qui lui est chère — et que l'on a pu voir portée à son paroxysme dans L'Énigme de l'Univers (Laffont). Sur une idée de base voisine de celle de L'Assassin infini (in Étoiles Vives n°8), mais aussi de La Fin du Big Bang de Claude Ecken (Escales 2001, Fleuve Noir), l'énigmatique fer de lance australien de la SF anglo-saxonne mène peu à peu le lecteur vers un dénouement d'une logique implacable qui n'est pas sans évoquer les doutes et vertiges d'un Philip K. Dick subitement frappé d'athéisme militant.
Néanmoins, avant d'y parvenir, Egan passe une bonne partie du roman à noyer le poisson sous une profusions de détails et d'inventions science-fictives dont la modernité ne fait aucun doute et demeure toujours aussi flagrante alors que l'édition originale de ce livre date de 1992. Ainsi, une place considérable est accordée aux mods — des structures implantées à l'aide de nanomachines qui permettent de modifier la personnalité d'un individu, et dont le narrateur, ancien policier, possède toute une panoplie — et à leurs implications psychologiques ; dans cet ordre d'idées, la manière dont plusieurs personnages triomphent du mod de fidélité qu'on leur a imposé constitue un véritable tour de force. C'est également sur ce plan que s'exprime le Greg Egan soucieux de considérations morales : un individu à la conscience modifiée artificiellement peut-il raisonnablement estimer être encore lui-même ? C'est la question du libre-arbitre qui est ici soulevée, et elle trouvera une réponse étonnante.
À la fin du vingtième siècle, la métaphysique est devenue une science expérimentale. Cette phrase extraite de Isolation pourrait presque être considérée comme le leitmotiv du roman, voire de l'œuvre entière de Greg Egan. En 2034, une gigantesque « bulle » d'origine et de nature inconnues s'est refermée sur système solaire, isolant ainsi l'humanité du reste de l'univers. Trente-trois ans plus tard, le détective privé Nick Stavrianos accepte d'enquêter sur la mystérieuse disparition de Laura Andrews, une attardée mentale qui se trouvait pourtant sous bonne garde dans un asile. Ses investigations le conduisent jusqu'à l'Ensemble, une multinationale qui se livre à d'étranges expériences sur le cerveau et la physique quantique. Ce qui n'était au départ qu'une banale enquête sur une fugue ou un enlèvement se transforme alors en quête sur la nature de la réalité et de la conscience. Une quête où va même se jouer l'avenir de l'humanité et de tout l'Univers.
On retrouve dans Isolation, premier roman de Greg Egan mais dernier à être traduit en France, un thème récurent du Greg Egan nouvelliste : le jour où la science nous permettra de modifier le cerveau, c'est la nature de la conscience, de ce qui fait que nous sommes (ou croyons être) nous, qui sera remise en cause. En effet, dans Isolation, la technologie des « mods » permet de modifier le câblage des neurones afin de favoriser tel comportement, acquérir certaines connaissances ou capacités, voire de modifier ce que l'on est (Vous n'avez pas de buts, pas de désirs ? Axon peut mettre fin à vos problèmes ! Maintenant, vous pouvez acheter les objectifs dont vous avez besoin !). Ainsi le narrateur se voit-il doté contre son gré d'un « mod de loyauté », ce qui le plonge — et le lecteur avec lui — dans des abîmes de réflexions troublantes : il devient loyal envers l'Ensemble, il sait que cette loyauté lui a été imposée artificiellement — mieux : il ne sait même pas ce qu'est exactement l'Ensemble et en a parfaitement conscience — , et cela ne le dérange aucunement : il est heureux de servir l'Ensemble. Qui a dit meilleur des mondes ?
Plus inattendu, Greg Egan traite son sujet de méditation favori non seulement à travers la neurophysiologie, mais aussi sur le terrain de la physique quantique. Selon une interprétation (abusive) de la physique quantique, c'est la conscience qui fige l'état de la matière lorsque celle-ci se trouve dans un état indéterminé, c'est à dire dans plusieurs réalités superposées et non encore déterminées. Pour les besoins de sa fiction, Egan a pris cette interprétation au pied de la lettre : et si, en modifiant le câblage du cerveau, on parvenait à maîtriser cette faculté, à décider quand figer la réalité, et quelle réalité ? L'argument science-fictif donne lieu à de véritables morceaux de bravoure dans lesquels les personnages façonnent à leur gré la réalité, choisissent un futur parmi une infinité de possibilités, mais aussi doutent et s'interrogent : qui est la personnalité qui a survécu parmi toutes les autres versions des réalités possibles, parmi tous les autres « moi » possibles ? Qui a décidé du choix de cette réalité ?
Isolation est par moments un roman difficile, aride, du fait des concepts scientifiques manipulés — qu'il s'agisse de biologie du cerveau ou, surtout, de physique quantique. Mais Greg Egan a fort bien surmonté la difficulté qui consiste à intégrer de tels concepts dans le cadre d'un roman (l'intrigue n'est pas un vague prétexte à un article de vulgarisation scientifique, ce qui est souvent le risque pour les textes de hard science). Le résultat est brillant et regorge d'idées vertigineuses.
Malheureusement, si Isolation est aride, c'est aussi de par son style, très froid : le narrateur vit des événements tantôt extraordinaires, tantôt poignants, mais qui ne parviennent pas à toucher vraiment le lecteur. Isolation, définitivement, est un roman cérébral, pas sensuel pour un sou. Peut-être cette aridité est-elle volontaire, une manière pour l'auteur d'exprimer l'insensibilité dont fait preuve le détective lorsque certains mods sont activés ; il n'empêche que c'est parfois agaçant, et d'ailleurs, j'aurais aimé justement que le ton de la narration colle aux différents états du narrateurs ; il y avait là un passionnant travail stylistique à effectuer.
C'est dommage, mais ce point faible du roman n'est certainement pas rédhibitoire, du moins pour ceux qui aiment succomber au vertige des constructions intellectuelles, et manifestent quelque curiosité envers la métaphysique. Ou bien les sciences expérimentales, puisqu'il paraît que c'est la même chose... ?
Philippe HEURTEL (site web) Critique déjà parue sur ce site Parution sur nooSFere : 1/7/2001 Dragon & Microchips 19 Mise en ligne le : 21/10/2003
Époustouflant ! Il n'y a pas d'autre mot pour qualifier ce roman exigeant, brillant, qui repose sur une stupéfiante application de la théorie quantique. Le livre est cependant ardu. Le lecteur peu au fait de la réduction du paquet d'ondes ou du principe de cohérence devra s'accrocher, mais sera récompensé par cette superbe histoire qui adapte le comportement des particules à une échelle macroscopique.
Le décor d'abord : la Bulle, sphère englobant le système solaire, masque les étoiles depuis trente trois ans. Pourquoi, comment ? Nul n'en sait rien. Les nanotechnologies ont réalisé d'énormes progrès ; il est possible de respirer des logiciels configurant le cerveau pour optimiser son fonctionnement selon le contexte (accroissement de la vigilance, effacement de la fatigue, absence de sentiment permettant des prises de décisions plus rapides, etc.). Un concept assez effrayant dans la mesure où un individu peut perdre son libre arbitre. Nick, détective privé, devient ainsi un esclave de l'Ensemble, depuis qu'on lui a injecté un mod de loyauté envers cette société. Il converse aussi régulièrement avec sa femme décédée : l'implantation de Karen dans son esprit l'empêche d'éprouver la douleur liée à sa perte.
Son enquête consistait à retrouver Laura Andrews, une attardée mentale incapable d'autonomie dont on se demande quel intérêt elle présente pour les ravisseurs. Devenu garde du corps au sein de l'Ensemble, il assiste à une expérience consistant à influencer l'orientation du spin d'ions d'argent, laquelle confirme le rôle de l'observateur dans la mécanique quantique. La réalité se dissout alors : la nature de la particule étant d'occuper plusieurs états simultanés, de s'étaler comme l'écrit si justement Egan, un observateur capable d'effectuer la réduction du paquet d'onde serait en mesure de choisir parmi les futurs possibles celui qu'il désire voir devenir réel.
Les pièces du puzzle s'ajustent progressivement : le rapport entre Laura Andrews, l'expérience de l'Ensemble, la Bulle isolant le système solaire et de lointains extraterrestres étalés, débouche sur une redoutable application du comportement de la matière, susceptible de provoquer l'étalement de l'univers.
L'auteur, lui, a su éviter de réduire son roman à un simple récit exploitant la volonté de puissance : s'il passe, dans la seconde partie du roman, à l'application pratique de ce contrôle sur la matière, il propose également une réflexion très poussée sur les conséquences de ces manipulations, sur la nature du réel et le rôle de l'observateur, et prolonge même les spéculations scientifiques par des réflexions métaphysiques aussi ébouriffantes que l'idée de base du récit.
Un roman qui mérite pleinement l'appellation de science-fiction : il ne titille pas seulement l'imaginaire, mais également l'esprit. Le sense of wonder apparaît souvent quand la raison vacille devant les concepts avancés : ici, le lecteur est servi.
Dans les romans de Greg Egan, énigmatique auteur australien dont il n'existe aucune photo connue, les ordinateurs sont tellement ringards qu'ils ont disparu. C'est le cerveau humain qui est directement chargé de mods, à la manière dont un ordinateur est de nos jours chargé de logiciels. Les mods sont composés de nanomachines contenues dans des liquides que l'on boit ou que l'on s'injecte. Ultime avatar de la technologie informatique : l'homme est devenu un ordinateur vivant !
Nick Stavrianos est un détective privé qui abuse des mods depuis la mort tragique de sa femme. Il accepte de retrouver une infirme mentale qui a disparu de curieuse manière de son asile : tout semble indiquer qu'elle soit capable de télékinésie.
Piégé, Nick se voit injecter un mod de loyauté. Le pire, avec les mods de loyauté, c'est que l'on sait qu'on les porte, mais qu'il est impossible de se comporter autrement que le mod le prévoit. Nick devient un fidèle garde du corps au service de l'Ensemble, tout en ignorant ce que trame cette organisation à la science avancée.
Au-delà des problèmes existentiels de son héros, Isolation entraîne le lecteur à la découverte d'une technologie capable de saper la nature de la réalité. Roman difficile, basé sur des techniques de neuro-ingénierie très avancées, Greg Egan entraîne son lecteur très loin dans la métaphysique quantique. Un thriller de SF pour ceux qui aiment réfléchir.
« Comment pourrai-je jamais savoir que je suis devenu réel de manière irréversible ? » (p.273) Cette interrogation très dickienne n'est que l'une des questions vertigineuses qu'aura à se poser le héros de cet extraordinaire roman, pour lequel le qualificatif « génial » ne paraît pas trop fort.
Qui a enlevé Laura, pourquoi et surtout comment ? Cette infirme d'une trentaine d'années, incapable de tourner une poignée de porte, a disparu sans laisser de trace, malgré divers dispositifs de surveillance... Un véritable mystère de chambre close, que va devoir résoudre Nick, dans une enquête qui pourrait s'annoncer classique — mais erreur : il n'y a rien de classique chez Egan !
D'ailleurs, comment mener une enquête policière dans un univers où l'informatisation donne un accès illusoire à toutes les informations, sachant que « l'information numérique est aussi évanescente que le vide quantique, avec des vérités et des contrevérités virtuelles qui apparaissent et disparaissent continuellement », sans « limites aux trucages possibles » ? (p.47)
Qu'est cette « bulle », cette sphère immatérielle qui entoure le système solaire depuis 2034, et qui l'a construite ? Des extraterrestres ? Pour se protéger des humains, pourtant bien loin de partir à la conquête de l'espace ? Ou au contraire pour protéger l'espèce humain d'un danger cosmique ? Là encore, la solution ne peut pas être aussi simple pour un auteur comme Egan.
Quel rôle joue la secte des Enfants de l'Abîme, qui regroupe de jeunes gens qui ne peuvent « tout simplement pas accepter que les étoiles se soient éteintes — et que cela ne signifie rien, ne change rien. » (p.65)
Qu'est la réalité ? Est-ce autre chose qu'une infinité de probabilités dont le nombre se réduit jusqu'à ce qu'il n'en reste plus qu'une ? Mais comment cette réduction s'opère-t-elle ? Y a-t-il moyen de l'influencer ? Est-ce un phénomène universel ou propre à l'Homme ? Et le moi issu de cette réduction est-il le vrai moi ?
Qu'est-ce que le libre arbitre ? Quand des neurogiciels modifiant le comportement — des mods — choisissent à votre place quels doivent être vos sentiments — ou à qui va votre loyauté —, est-ce encore notre choix ? L'influence d'un mod est-elle fondamentalement différente de celle de n'importe quel facteur qui modifient nos décisions, comme notre éducation par exemple ?
On pourrait continuer à énumérer ainsi les innombrables et passionnantes questions métaphysiques et philosophiques que soulèvent chaque page de ce roman. Mais le plus extraordinaire demeure encore les réponses apportées par Egan. Car toutes les hypothèses initiales, finalement assez terre à terre, n'auront aucun rapport avec la vérité finale, et le parcours du héros sera fort différent d'une simple enquête policière.
Egan a compris que la philosophie est désormais indissociable des sciences en général, et de la physique en particulier. Il parvient à apporter des réponses à la fois sur l'humain et le cosmique en créant un modèle d'univers d'une rigueur scientifique sidérante.
Même si l'interrogation sur la réalité est très dickienne, le ton du récit et la conclusion sont très différents. Pour Dick, toute réalité est illusion, tandis que pour Egan, toute illusion est réalité, probabilité parmi les probabilités.
On l'aura compris, la lecture d'Isolation est un véritable choc, une plongée libre dans un abîme d'intelligence dont nous ne sortons pas intact. Nous avions déjà éprouvé un vertige certain à la lecture des précédents romans de Egan — comme La cité des permutants — mais gêné par une certaine confusion et une lourdeur stylistique. Isolation ne souffre pas de ces défauts : c'est un pur chef d'œuvre !
Il faudra attendre huit ans après la parution originale d’Isolation pour enfin lire ce roman en français, non pas dans la collection « Ailleurs & demain », comme les romans précédemment traduits de l’auteur, mais en « Lunes d’encre », chez Denoël. D’où vient cette différence ? Peut-être parce qu’Isolation, bien qu’étant de la SF pur jus, se mâtine aussi de polar et de thriller. C’est d’ailleurs ainsi que le roman débute : Nick Stavrianos est la figure archétypale du détective privé, paumé après la mort de sa femme dans d’un attentat lié à ses investigations autour d’une secte créée suite à l’apparition de la Bulle. La Bulle : une sphère englobant le système solaire et le coupant de l’extérieur depuis une trentaine d’années. Nick est engagé pour enquêter sur la disparition mystérieuse d’une femme. En état végétatif avancé, celle-ci est pourtant sortie de sa chambre d’hôpital, fermée à clé et surveillée. De fil en aiguille, le long d’une investigation complexifiée par les technologies permettant de remodeler le corps humain, la piste de la disparue mène Nick vers l’enclave australienne de la Nouvelle Hong Kong, paradis des entreprises travaillant de manière plus ou moins transparente sur la biomédecine. Isolation change alors complètement de registre : finie (presque) la trame de polar, on bascule dans la mécanique quantique. Avec, comme toujours chez Egan, une idée centrale déclinée dans toutes les directions. Cette fois-ci, c’est la fonction d’onde qui est au centre des débats : dans l’expérience du chat de Schrödinger, avant que l’on ouvre la boîte, le chat coexiste dans deux états, mort ou vivant. L’observation, lorsqu’elle survient, réduit la fonction d’onde, de telle sorte qu’il n’existe alors plus qu’une seule réalité. Tout être humain, faisant office d’observateur, réduit ainsi en permanence la fonction d’onde. Mais que se passerait-il si une personne avait la possibilité de conserver intact le paquet d’onde, et d’influer sur les probabilités associées aux différents états, voire de réduire le paquet d’onde à sa guise ? C’est tout l’enjeu de la seconde partie de ce roman, où Egan se livre à une analyse exhaustive des tenants et des aboutissants d’une telle idée. Avec, immanquablement, une prédilection pour les implications métaphysiques et philosophiques. La notion de perception de la réalité (à la Philip K. Dick, disons) est centrale, car le protagoniste est confronté non pas à une réalité ni à un univers parallèle, mais bien à une multiplicité d’univers potentiels qui existent l’espace d’un instant, se démultiplient avant d’être implacablement réduits… si bien qu’au final on ne sait jamais réellement, parmi tous ces univers, lequel a le plus de probabilité d’être le nôtre l’instant d’après la réduction. D’ailleurs, au moment de la réduction, quelle certitude avons-nous d’être réellement la même personne que celle qui existait un instant auparavant ? Vaste question, surtout quand on vit dans un monde où chacun se fait implanter des neurogiciels capables d’influer sur notre comportement, et qui diluent les notions d’identité et de libre arbitre. Foisonnement d’idées, donc, ce qui constitue la marque de fabrique de l’auteur, mais rarement la pyrotechnie aura été autant maîtrisée chez Egan : ça foisonne, mais, tel le fameux chat, le récit retombe toujours sur ses pattes.
Bref, Isolation s’avère un vrai tour de force littéraire, une nouvelle fois propice à l’émerveillement du lecteur, basé sur des spéculations scientifiques de haute volée : Greg Egan dans toute sa splendeur.
Bruno PARA (lui écrire) Première parution : 1/10/2017 Bifrost 88 Mise en ligne le : 13/3/2023