William GIBSON Titre original : All Tomorrow's parties, 1999 Première parution : Londres, Angleterre : Viking Press, 7 octobre 1999ISFDB Cycle : Lumière virtuelle vol. 3
Dans un futur proche déglingué, où le développement technologique a précipité au ban de la société toute une faune interlope. Depuis la cité de cartons nichée sous le métro de Tokyo, Colin Laney, grâce à une substance appelée le 5-SB, a le pouvoir de s'immerger dans les flux de données transitant sur la Toile, un pouvoir qui lui permet de déchiffrer intuitivement les événements en devenir. Cependant, un inconnu hante sa configuration nodale et tue des innocents. Or voici que Laney découvre que quelque chose de crucial se prépare à San Francisco. Trop faible pour contrôler pleinement la situation, il y envoie Rydell, un ancien flic, en mission secrète…
William Gibson
est né aux États-Unis en 1948, mais vit au Canada depuis l'âge de 20 ans. Fasciné par le Japon et l'informatique, il devient, en publiant Neuromancien, l'un des pères fondateurs du mouvement littéraire cyberpunk, qui décrit un futur sombre et technologique où fusionnent univers réel et réalités virtuelles. Tomorrow's parties clôt la trilogie entamée avec Lumière virtuelle et Idoru.
Dès les premières pages de Tomorrow's Parties, le lecteur est immergé dans un futur à la fois étrange et familier, distorsion de notre présent où la technologie et la misère se côtoient de la plus surprenante manière. Difficile en revanche de résumer l'intrigue du roman. On y croise un grand nombre de personnages sur lesquels l'auteur s'attarde le temps d'un bref chapitre avant de passer au suivant. On fait ainsi la connaissance de Laney qui vit dans un carton, dans le couloir d'une station de métro de Tokyo. Par suite d'un traitement expérimental, il a la faculté de s'imprégner des données du réseau et de visualiser dans ce magma d'information les points nodaux de l'histoire, des moments clefs qui influencent à jamais le futur. Pressentant la venue de l'un de ces points nodaux, Laney demande à Barry Rydell, un ancien flic reconverti en agent de sécurité dans une chaîne de grands magasins, de se mettre à la recherche d'un tueur insaisissable dans la ville de San Francisco. On suit également d'autres personnages en parallèle, tel Chevette, l'ancienne petite amie de Rydell, Rei Toei, une entité virtuelle, Silencio, un étrange jeune garçon fasciné par les montres, Harwood, un richissime homme d'affaires, et bien d'autres... Autant de personnages et d'histoires parallèles que les événements amènent peu à peu à converger vers ce fameux et mystérieux point nodal.
Côté intrigue, c'est un peu nébuleux. Même arrivé à la moitié du roman, il est difficile de savoir où tout cela mène, car la relation entre les divers fils de la trame reste assez confuse. De plus, il faut bien reconnaître qu'il ne se passe pas grand chose tout au long du récit, et ce n'est pas la conclusion plutôt énigmatique qui laissera le lecteur sur une bonne impression. Mais finalement ce n'est pas très grave, car on prend plaisir à s'immerger dans l'univers de William Gibson en suivant chaque personnage. C'est la seule force de ce roman : il s'en dégage au fil des pages une ambiance particulière et envoûtante, grâce à l'art que met l'auteur à brosser son univers par petites séquences. Cette atmosphère fascinante fait – presque – oublier la faiblesse de l'intrigue.
Tomorrow's Parties n'est donc qu'à demi réussi malgré son décor étonnant, et laisse un peu le lecteur sur sa faim.
Rajoutons enfin que certains des personnages de Tomorrow's Parties sont issus des précédents romans de l'auteur, Lumière virtuelle et Idoru. Sans doute la lecture préalable de ces deux romans permet-elle de mieux apprécier celui-ci, même s'il se suffit néanmoins à lui-même.
Gibson réunit dans un même roman le San Francisco de Lumière virtuelle (on y retrouve le pont habité par tout ce que la société compte de marginaux) et le Japon d'Idoru, suggéré plus que peint dans une intrigue où réapparaissent les personnages de Chevette, la jeune fille naguère coursière à vélo, Rydell, l'ex-flic malchanceux, Laney, le spécialiste de la réalité virtuelle, sans oublier Rei Toei, la créature virtuelle qui faillit épouser un chanteur bien réel.
Laney, malade, terré dans de miséreux cartons d'une station de métro de Tokyo, embauche Rydell pour récupérer Rei Toei et contrer Harwood, qui est capable, comme lui, de repérer les points nodaux de l'Histoire. Tous deux voient dans les micro-événements de la trame du réel d'importants changements à venir. Le nouveau produit que Lucky Dragon s'apprête à lancer sur le marché, un nanofax qui permet de copier n'importe quel objet à distance 1, en fait-il partie ? La quête de Laney vers un ailleurs virtuel est-il un autre signe ?
Gibson ne délivre aucune réponse claire. Il se contente de présenter les nombreux éléments d'un puzzle qui ne deviendront pertinents que lorsqu'ils seront tous imbriqués dans un futur pressenti mais non révélé, dans un prochain roman peut-être. Son travail délaisse les effets d'annonce spectaculaires pour mieux représenter la mosaïque d'un univers en pleine mutation. Cette mosaïque, en 73 chapitres brefs, se compose de tranches de vie, fragments épars d'individus plus préoccupés de l'instant présent et de la survie immédiate que d'avenir à construire. Ce ne sont pas les événements sociaux et politiques d'envergure qui modèlent le monde, mais l'irruption et le mélange constants d'objets technologiques, la superposition et la concaténation de l'ancien et du moderne, générant de nouveaux réflexes et comportements. Gibson note les couleurs, odeurs, images qui composent ce futur à la dérive que nul ne maîtrise plus, en anthropologue consciencieux moins préoccupé d'interpréter que de rassembler en toute objectivité ces morceaux de demain.
Notes :
1. Concernant cet appareil imaginé par Gibson, on lira avec profit l'article de Roland Lehoucq consacré aux nanotechnologies publié dans Bifrost 23 (NDRC)
1984 : Neuromancien. William Gibson vitrifie la planète SF et fonde presque à lui tout seul un nouveau genre littéraire. Implants cybernétiques, réseaux tentaculaires (le cyberespace, cette fameuse hallucination consensuelle dont il est l'inventeur), multinationales toutes-puissantes, hackers surdoués, personnages marginaux et en permanence sur le fil du rasoir, le cyberpunk est né. Très logiquement, Neuromancien s'impose aussitôt comme un futur classique et Gibson accède, à son corps défendant, au statut d'écrivain culte. Persévérant néanmoins sur sa lancée, il enrichit son univers de deux suites de très haute tenue, Comte Zéroet Mona Lisa s'éclate, achevant ainsi son éblouissante première trilogie.
1993 : Lumière virtuelle. Dix ans ont passé et le cyberpunk s'est installé dans la routine marketing d'un genre désormais connu et reconnu. Une pléiade d'écrivains s'est engouffrée dans le créneau inventé par Gibson et ses amis, tandis que les produits dérivés (films, séries, bandes dessinées, jeux de rôles, dessins animés, etc.) saturent déjà le marché. Les thèmes cyberpunk sont à la mode, ils font écho dans la SF aussi bien que dans la culture populaire en général. Il faut dire aussi que la réalité rejoint bientôt la fiction et que, globalisation et Internet aidant, le futur cyberpunk débarque dans le présent. Gibson quant à lui a déjà tourné la page. Avec Lumière virtuelle et sa suite directe, Idoru, il propose une anticipation plus douce, purgée des outrances de la trilogie Neuromancien, une sorte de cyberpunk low-tech, qui privilégie désormais très clairement les personnages à la technologie, et démontre une indéniable maturité créative.
1999 : Tomorrow's parties. On retrouve dans ce troisième et ultime segment de l'arc amorcé avec Lumière virtuelle, certains des principaux protagonistes des deux précédents : Chevette Washington, ex-coursière à bicyclette en quête d'insertion, mais zonarde toujours, Berry Rydell, ancien flic qui a troqué ses rêves d'audimat contre un poste de vigile dans une supérette, Colin Laney, auquel une molécule expérimentale a conféré le don de percevoir les points nodaux, ces nœuds de données que lui seul sait interpréter, et, last but not least, Rei Toei, idole cent pour cent virtuelle et petite merveille d'intelligence artificielle. Autour d'eux, une nébuleuse de personnages secondaires, tous croqués avec ce sens aigu du détail qui « fait vrai » auquel Gibson nous a depuis longtemps habitué. On retrouve également son style inimitable, précis et tranchant comme un scalpel, rendu par une traduction de très bonne qualité. À ce sujet, on regrettera simplement qu'à la différence de la trilogie Neuromancien, le cycle Lumière virtuelle ait vu se succéder trois traducteurs différents, ce qui nuit forcément à l'unité de l'ensemble. Mais enfin, ne boudons pas notre plaisir car Tomorrow's parties, qu'on pourrait aisément qualifier de « technothriller sentimental », allie avec bonheur intrigue touffue (quelle est donc la véritable nature de ce gigantesque point nodal dont Laney a senti l'imminence ?) et suspense sentimental (Chevette et Rydell finiront-ils enfin par se retrouver ?). Le cyberpunk est mort ? Bienvenue dans l'ère postcyber !
En littérature comme ailleurs, rien ne vaut l'original. Plutôt que de lire n'importe quel récit « cyberpunk », autant se tourner vers l'inventeur du terme : William Gibson. Tomorrow's parties clôt une trilogie entamée avec Lumière virtuelle et Idoru, tous titres accessibles en poche chez J'ai Lu.
William Gibson est un des vrais inventeurs de la science-fiction. La beauté de son style, la vraisemblance des dialogues, le rythme haletant de ses récits basés sur des chapitres courts et nerveux, tout converge vers ce constat. Voyez ce portrait d'un mendiant : « Au-dessus, l'homme n'est qu'un gribouillis d'infortune, son être même érodé par le béton et la misère ». Vendeurs de n'importe quoi, marginaux de tout poil, paumés, dealers, cinglés, enfants des rues, tous ces exclus d'une société à la technologie avancée évoluent dans un monde dur où seule compte la survie. Un monde futur, mélange d'univers réel et de réalité virtuelle, criant de vérité.
Une preuve que Gibson est un écrivain original : le décor est toujours chez lui un des principaux personnages. Si tout commence chez des clochards vivant dans des cartons dans le métro de Tokyo, informatique et nanotechnologies, ainsi qu'un tueur aux motifs inconnus, mènent tout droit à San Francisco, sur le Golden Gate Bridge, dans une invraisemblable cité construite avec des matériaux de récupération.