La collection de S.F. des éditions Marabout commence à prendre tournure. Après La patrouille du temps de Poul Anderson, repris de Fiction (mais quelle judicieuse reprise !), voici Pour une autre Terre, douzième roman de van Vogt publié en français. Les éditions Marabout font bien les choses. Une des causes de l’échec du « Rayon Fantastique » fut la honte de ses éditeurs, tout à fait persuadés qu’ils se déshonoraient en publiant de la science-fiction. Ici le prière d’insérer situe van Vogt « au premier rang des auteurs de science-fiction et même, plus simplement, de la littérature contemporaine ». Bien mieux. Il n’hésite pas à le présenter comme « un mythique Balzac de scènes de la vie de l’espace ». Les littérateurs rassis et même un peu pot-au-feu que nous sommes seront tentés de froncer le sourcil. Pourtant l’enthousiasme appelle au moins autant de respect que l’esprit critique, et l’enthousiasme est de mise pour van Vogt, auteur inspiré par excellence. Sans doute même faudra-t-il un jour liquider la vieille équivoque entre la science-fiction et la littérature tout court. Les esprits sont loin d’être mûrs à ce point de vue, et ce n’est pas demain que nous verrons van Vogt au programme de l’agrégation d’anglais. Mais l’éditeur belge a pris place, et c’est lui qui a raison au-delà des rodomontades.
Ceci posé. Il faut convenir que Rogue ship (qu’il aurait sans doute mieux valu traduire en français par « Le navire en folie ») n’est pas le chef-d’œuvre de son auteur. Pourtant les van vogtiens s’y retrouveront, et je leur prédis une passionnante lecture. Van Vogt a bien changé depuis le temps où il croyait au nexialisme, au non-A, à la dianétique et à la méthode Bâtes. Assurément, il est revenu de ses grandes espérances, qui ne passeront pour des folles qu’aux yeux des sots. Le résultat est là : Pour une autre Terre n’a pas le souffle des grands romans de van Vogt. Pourtant c’est une œuvre importante à sa manière. Elle décrit l’univers effrayant et désolé auquel Van Vogt essayait d’échapper dans ses romans apocalyptiques (n’oublions pas que l’Apocalypse comporte une perspective de salut) et dans lequel leur échec l’a fait retomber désormais.
De tous les mondes clos de la science-fiction, le plus monstrueux est sans doute le vaisseau galactique parti pour rallier les étoiles les plus proches à une vitesse notablement inférieure à celle de la lumière et qui vogue pendant des générations. Brian Aldiss nous a donné sur ce thème un chef-d’œuvre (Croisière sans escale) et E C. Tubb un roman beaucoup moins satisfaisant mais plein d’intérêt tout de même (le navire-étoile). Le problème est que ces univers, si monstrueux soient-ils, restent par définition des univers stables – et les univers stables ne sont pas faits pour van Vogt Aussi a-t-il multiplié les données complémentaires qui font de son roman une œuvre originale. Chez Aldiss et chez Tubb, le drame de l’astronef résultait d’une évolution lente, voire d’un accident. Chez van Vogt, le drame est au départ : l’astronef s’élance vers les étoiles pour sauver l’humanité d’un danger cosmique, mais celle-ci n’a pas conscience d’être menacée ; c’est un riche particulier qui lance le navire, et il a bien du mal à recruter les compétences nécessaires pour assurer le succès de sa mission ; l’équipage même n’a pas de plus cher désir que de revenir sur Terre. Ainsi le navire-étoile de van Vogt se trouve-t-il d’emblée dans une situation de conflit larvé, et le régime autoritaire qui s’y développe n’est en somme qu’une forme d’adaptation à ce conflit ; à aucun moment la Terre n’est oubliée. C’est bien l’homme et sa destinée qui sont au centre du roman, et nous n’avons pas ici d’univers fou et hors du monde comme dans Croisière sans escale.
Bien mieux, van Vogt éprouve très dialectiquement le besoin de sortir de son astronef-ratière, et le paradoxe de Fitzgerald Lorentz appelé en renfort au milieu du roman lui sert de base à une série de variations vertigineuses où plus d’une fois notre raison chancelle et où sans doute un authentique physicien ne trouverait pas son compte. Qu’il nous suffise de dire qu’au bout du compte les occupants de l’astronef reviennent sut Terre, comme les héros du célèbre Destination Centaure du même van Vogt (qu’on a pu lire dans les Histoires fantastiques de demain). Est-ce à dire que l’entreprise van vogtienne se termine par une fin involutive, et que l’auteur revient bien vite à la sécurité du sein maternel qu’il avait fait mine d’abandonner ? En fait le schéma van vogtien n’est pas exactement celui-ci : l’auteur ne fait pas mine de renier le sein maternel ; il le perd très réellement, et avec lui la certitude et la paix. Ce qu’il retrouve après bien des efforts, c’est une sorte d’incertitude calmée, ou pour mieux dire une sagesse. De là son intérêt pour toutes les interprétations morales de l’homme, même si elles sentent légèrement le frelaté (ce sont celles qui se prêtent le mieux au mythe).
Pour une autre Terre souffre peut-être du naufrage de l’humanisme van vogtien. L’auteur n’a pas abandonné ses aspirations, mais visiblement il n’a plus le cœur de créer des héros à son image. C’est un peu par hasard et après bien des générations que les occupants de son astronef dépassent la vitesse de la lumière. Ce qui se passe alors aux yeux de l’auteur (et il ne nous le laisse pas ignorer), c’est le franchissement d’une limite de la connaissance humaine, c’est-à-dire l’entreprise héroïque par excellence. Mais les protagonistes ne sont pas dépositaires d’une mission, ou du moins ils ne s’en rendent pas compte. Seul l’idiot du village est au bord de la vérité :
— Voyez-vous, Mr. Lesbee, si on va au fond des choses, je crois que nous, les hommes, nous avons vraiment la vérité en nous.
Intérieurement Lesbee rageait. Ce type pensait et parlait avec une lenteur Insupportable.
Plus loin tout de même van Vogt se retrouve, et le Lesbee susnommé finit par prononcer la phrase, van vogtienne type, celle qu’on attend dans chacun de ses romans : « Je crois bien que j’ai trouvé la véritable nature de l’univers ! » (p. 261). Suivent quelques pages admirables où van Vogt se retrouve tel qu’en lui-même : le plus grand créateur de mythes de toute la science-fiction. Qu’on en juge : « Ici, dans un milieu d’expansion infinie et de dimension nulle, se trouvait la norme véritable du temps et de l’espace. « En-dessous » régnaient les ténèbres infernales du mouvement arrêté et de la matière ; « au-dessus », la lumière infinie et intemporelle de l’éternité.
Quand la vie enfermée dans les carapaces hermétiques – les engins spatiaux – franchissait la ligne de séparation et rentrait dans la norme, les barrières tombaient : l’homme sortait d’un puits obscur et se retrouvait dans une prairie en plein jour, le regard fixé sur le bleu du ciel. » (p. 264).
Ce qui pourtant différencie cette grande vision de celles qui terminaient par exemple Créateurs d’univers ou Les joueurs du non-A, c’est que le découvreur se trompe sur la signification de sa découverte, et que son erreur est d’origine morale : « Notre univers est un mensonge ! C’est cela le secret ! » dit-il au moment de son illumination (p. 263). Un peu plus tard l’erreur est redressée : « L’univers n’était pas un mensonge. L’univers était ce qu’il était. » (p. 307). Mais ce sont des savants qui font la mise au point. Il n’y a plus place dans l’œuvre de van Vogt pour les grands Illuminés qui en occupaient jadis le centre : John Lesbee V, le personnage le plus intelligent de l’histoire – et par suite celui qui au point de vue de van Vogt a le plus de chances d’en être le héros – n’apprend finalement rien sur l’homme et meurt avant même que les savants, en reprenant sa théorie, lui fournissent la véritable réponse.
Aussi bien, c’est la peinture de l’enfer qui compte dans Pour une autre Terre, beaucoup plus que l’histoire d’une rédemption à laquelle aucun des principaux protagonistes n’aura accès. L’équivoque initiale sur la mission de l’astronef oblige ses capitaines successifs à créer un système de plus en plus autoritaire pour gouverner leur équipage ; ce faisant, ils développent dans cette micro-société une mentalité où le goût du pouvoir est la valeur unique, la ruse et la méfiance les seules chances de sauvegarde et de réussite. Les savants dépolitisés obéissent à des capitaines qui se sentiraient à leur aise dans l’Orient des Mamelouks et des sultans ; quant au petit peuple des jardiniers et des ouvriers, il est prêt à tout pour revenir sur Terre, même à créer de nouveaux despotes qui le tromperont à leur tour. Tout cela n’est pas gai, mais les idées brillantes y poussent dru. D’abord, le problème est abordé sous l’angle psychologique, comme toujours chez van Vogt : le goût du pouvoir est d’origine subconsciente, et le conflit freudien avec le père y joue un tel rôle que les Lesbee par exemple ne manifestent une réelle volonté de puissance qu’une fois toutes les deux générations : John I, John III et John V sont des durs, John II et John IV des mous ou des victimes. Et si Gourdy-le-rebelle ressemble à son père, c’est que celui-ci a été tué dans une tentative avortée.
D’autre part le livre nous donne uns remarquable leçon de relativisme sociologique. À aucun moment les occupants de l’astronef n’oublient qu’ils sont soumis aux lois terrestres : leurs tyrans commettent les pires crimes en sachant que le châtiment les attend s’ils reviennent sur Terre. Mais le milieu exerce une pression telle qu’ils se laissent aller : s’ils s’accordent à eux-mêmes le droit d’avoir plusieurs femmes, c’est sans doute que dans l’astronef le nombre des femmes est supérieur à celui des hommes ; mais c’est aussi par une motivation bien van vogtienne et qui fait penser à Enro le Rouge savonné par plusieurs femmes à la fois dans sa grands baignoire : « D’Innombrables hommes rêvaient ainsi d’un harem, de plusieurs femmes soumises réunies sous un même toit, en paix l’une avec l’autre, libérées de toute jalousie. Ce désir représentait probablement un besoin psychologique profond et ceux qui en étaient possédés ne voulaient même pas qu’on leur en explique la nature véritable. » (p. 229).
J’évoquais tout à l’heure l’Orient des Mamelouks : le thème des despotes polygames s’inscrit dans le même cadre, et, si l’on y réfléchit bien, le goût de van Vogt pour les contes le situe dans le voisinage des Mille et une nuits. Au fond van Vogt est un émir arabe, un peu comme Poul Anderson est un chevalier du Moyen-Age et Asimov un procurateur romain.
Tout cela nous mène, direz-vous, à une société où les femmes sont des objets et les hommes des moutons, et où, comme dit van Vogt lui-même, « le système accepté par les masses range les chefs politiques dans une catégorie spéciale » (p. 295). Pourtant la démocratie à l’américaine reprend le dessus à l’extrême fin du livre. Hypocrisie de l’auteur ? Non, car l’homme qui reprend le vaisseau en mains manifeste un respect d’ethnologue pour le groupe humain dont il va conduire les destinées ; il est cette fois en mesure de démontrer à tout le monde que la Terre est bel et bien condamnée et décide, pendant le nouveau voyage, de laisser les choses s’arranger d’elles-mêmes, persuadé que des motivations différentes susciteront un système social différent. Sur un seul point, il se résout à bouleverser les lois du navire : il refuse de prendre plus d’une seule femme, rompant avec l’usage de ses prédécesseurs. C’est alors que la foule l’acclame. Ceux qu’on prenait pour des moutons gardaient au plus profond d’eux-mêmes une vocation d’hommes libres, et n’ont pas raté l’occasion de la révéler au grand jour. Cette scène est la plus belle du roman, la plus surprenante aussi, mais combien significative ! Elle nous fait comprendre après coup quelles angoisses et quelles frustrations accompagnaient van Vogt, au fil de l’ouvrage, dans le dédale de son enfer personnel. Que l’auteur retrouve en fin de compte son espoir en l’homme, qui donne son nom à l’astronef, qu’il admette que le poids des masses peut infléchir le pire despotisme, ce n’est pas si mal. Et surtout, c’est vrai – d’une vérité qui est à la fois celle des sociologues et celle des révolutionnaires.