ALBIN MICHEL
(Paris, France), coll. Les Grandes traductions Dépôt légal : août 1997 Première édition Roman, 458 pages, catégorie / prix : 130 FF ISBN : 2-226-09389-3 ❌ Genre : Science-Fiction
« Deux morts gisaient noirs, en janvier, au Brésil. Un feu qui bondissait depuis des jours à travers une île sauvage, laissant derrière lui des laies carbonisées, avait libéré les cadavres d'un entrelacs de lianes fleuries, dévoilant également des blessures sous les vêtements brûlés : c'étaient deux hommes à l'ombre d'une saillie rocheuse. Ils étaient étendus, invraisemblablement désarticulés, à quelques mètres de distance seulement, entre des tiges de fougères. Une corde rouge qui les reliait l'un à l'autre se consumait dans la braise. »
Fascinant, flamboyant, hors du temps, Le Syndrome de Kitahara, qui renvoie sans cesse au passé halluciné des crimes nazis, s'inscrit dans l'ère mythique de l'éternel recommencement des guerres et des paix planétaires. Laissant filtrer les lueurs fantasmagoriques d'un véritable crépuscule des dieux, ce roman — Prix européen de littérature (Aristeion 1996) — marque l'apogée de l'oeuvre littéraire entreprise par Christoph Ransmayr avec Les Effrois de la glace et des ténèbres (1984) et Le Dernier des mondes (1988). Sans doute le plus grand livre de la littérature allemande depuis Le Tambour de Günter Grass.
Empruntée au surréaliste Yves Tanguy, la couverture peut attirer l'amateur d'étrange, que confortera la présentation, au dos du volume : elle annonce un monde différent du nôtre même si elle ne colle guère au texte en parlant de « reconstruire quelque chose qui ressemble à un ordre social », ou du « désir de vengeance et de guerre ». C'est une sorte d'uchronie, où plus de vingt ans séparent la chute de l'Allemagne nazie et la paix d'Orianenbourg de la reddition du Japon après la bombe A de Nagoya. Entre temps, le rock'n'roll est né, les Russes semblent volatilisés, et, surtout, parce que les carrières du bourg de Moor ont été un camp de concentration, sa population est coupée du monde, doit participer à des cérémonies expiatoires et stagne dans le sous-équipement et l'arriération technique au nom d'un plan Stellamour,cousin du plan Morghentau qui devait faire de l'Allemagne un pays agricole. On suit trois personnages aux marges de la communauté, un rescapé du camp promu gérant des carrières et protégé par les occupants, un jeune forgeron devenu son garde du corps, et une contrebandière au fait des chemins de l'extérieur. On s'enfonce dans un quotidien déphasé, entre tensions, souvenirs niés et misère organisée. On pourrait s'inquiéter de la tentation de renvoyer dos à dos vaincus et vainqueurs, nazis et alliés, Auschwitz et Dresde — mais une telle lecture ne rendrait pas justice au roman, et sa fin la nuancerait de toutes façons, quand on quitte Moor pour un monde extérieur fort différent. Il y a malaise, mais il fait la force de ce roman kafkaïen, peu fait pour l'amateur d'aventure, mais offrant un univers à la fois proche et totalement étranger, à l'image, si on en croit la traduction, du style de l'auteur, limpide et résistant, familier et très travaillé.