Lorris MURAIL Première parution : Paris, France : Robert Laffont, Ailleurs et demain, novembre 2009
Robert LAFFONT
(Paris, France), coll. Ailleurs et demain Date de parution : novembre 2009 Dépôt légal : novembre 2009, Achevé d'imprimer : octobre 2009 Première édition Roman, 336 pages, catégorie / prix : 21 € ISBN : 978-2-221-11451-3 Format : 13,5 x 21,5 cm Genre : Science-Fiction
Quand ? Dans une vingtaine d'années. Disons vers 2030.
Où ? Pour l'essentiel, au Petit Kossovo, zone de non-droit où s'entassent des réfugiés, « toute la misère du monde ». La vie y est rude, violente et souvent brève. Pittoresque.
Qui ? Arthur Blond. Ce fonctionnaire au Bureau de Rétroaerchéologie de l'Office Européen de Restitution Patrimoniale a des ennuis depuis qu'il s'est présenté à Roissy un patch de nicotine sur une fesse. Fumer NUIGRAVE. Il allait inspecter l'obélisque de la Concorde restitué à l'Égype et gisant brisé dans le désert à la suite d'un regrettable accident. Il n'ira pas.
Quoi ? La coarcine. Une drogue qui modifie la perception du temps en est extraite. Sidonie, ex-compagne d'Arthur, l'a découverte en Amazonie, étudiée et cultivée. Mais à la suite de la déforestation, il n'en reste que deux plants. Ceux de Sidonie.
Quand elle est assassinée sous ses yeux, Arthur Blond cherche à les protéger. Comme le monde entier semble lancé à sa poursuite, il ne peut trouver asile qu'au Petit Kossovo. Où il tente de comprendre pourquoi les Émirs blancs, plus quelques services spéciaux, s'intéressent autant à la coarcine.
Lorris Murail brosse le tableau d'un avenir répressif, inquiétant, déjanté, réaliste, européen, et finalement réjouissant.
Critiques
Sur le point d'embarquer pour une mission en Egypte, Arthur Blond fait la désagréable expérience d'un contrôle de police inopiné. Comme la perspective d'un voyage aérien le rend toujours nerveux, il a utilisé un patch à la nicotine pour apaiser son angoisse. Mais sa qualité de fonctionnaire à l'OERP (l'Office Européen de Restitution Patrimoniale) ne le dispense pas de respecter la législation, en particulier celle proscrivant le tabagisme. Arthur ne partira donc pas en Egypte, du moins pas tout de suite...
Nuigrave commence à la manière d'un thriller d'espionnage, affichant tous les attributs de ce genre de récit : double-jeu des divers protagonistes, enquête jalonnée de quelques courses-poursuites, meurtres et enlèvements. Un thriller dont cadre et contexte auraient été légèrement décalés dans le futur. Rassurons immédiatement les éventuels lecteurs : le propos de Lorris Murail ne se cantonne heureusement pas à une énième transposition dans l'avenir des procédés éprouvés (et éprouvants) de l'espionnite aiguë. La critique sociale ne tarde pas à surgir sur le devant de la scène, nous renvoyant à nos dérives contemporaines dans la plus pure tradition de la satire politique. Les mésaventures d'Arthur Blond constituent le fil directeur d'un roman ne se limitant pas à une succession de péripéties, comme on le croit faussement au début. Son point de vue nous permet de décrypter progressivement les enjeux géopolitiques et sociétaux de cet avenir, interrogeant notre rapport présent au monde et à autrui. Sur ce point, le quotidien d'Arthur Blond poursuit la logique du nôtre. On y prône avec autant de zèle le culte de la sécurité, multipliant les entraves à la liberté pour le plus grand bien de tous. On y vénère l'éphémère, le faux, la vitesse, l'information volatile en pratiquant la versatilité comme ligne de vie. On s'y déleste de son Histoire, de sa culture, de sa mémoire contre davantage de sûreté et de confort.
« Nous vivons un Alzheimer social, m'affirma Melchior. Une perte de mémoire collective, une déculturation. Les peintres gribouillent, les musiciens émettent des bruits de moteur d'avion, les poètes éructent des borborygmes et des onomatopées. (...) Pas du tout. Nous avons besoin de nous libérer de notre passé, de notre vieille culture, pour retrouver le bon tempo, celui de la jeunesse. La civilisation nouvelle sera bâtie sur des décombres, comme toujours. »
Quid du « Sud » ? Il poursuit sa désagrégation générant son comptant de perdants. Et pendant que les nantis continuent de vivre dans leur prison dorée, des « jungles » fruit d'une immigration sans cesse renouvelée, zones ouvertes à tous les trafics, peuplées par une mosaïque de peuples apatrides et de religions sans attache, prolifèrent et prospèrent irrésistiblement. Plus loin, le Proche-Orient continue son processus de balkanisation, s'enfonçant dans le chaos et l'horreur jusqu'à nier son passé millénaire. Des raisons d'espérer ?
« Il y a des gens qui vous trahissent mais sur qui on peut toujours compter quand même. La vie est compliquée. »,
Ecrit dans un registre politiquement incorrect, Nuigrave ne néglige pas le facteur humain. Tiraillés entre leurs certitudes et leurs doutes, les personnages oscillent entre regrets et mélancolie. Peu à peu, par-delà la critique sociale se dessine une réflexion sur la mémoire et la conscience. En renouant avec un amour de jeunesse, Arthur Blond entre en possession des deux derniers plants de coarcine, une plante amazonienne en voie de disparition, dont on tire le TTC : un dérivé permettant de ralentir le métabolisme. Un principe actif ne manquant pas d'attirer de nombreuses convoitises.
Par ailleurs, la substance provoque une modification de la perception du temps, dilatant la mémoire et bouleversant son ordonnancement.
« La mémoire fait naître une infinité de possibles. »
Toutefois, Lorris Murail délaisse l'approche dickienne des univers gigognes pour celle plus classique du temps retrouvé, des souvenirs embellis par la nostalgie. Une thématique lorgnant davantage du côté de Proust.
« Peut-être la résurrection de l'âme après la mort est-elle un phénomène de mémoire ? »
Ecrivain rare, au propos d'une grande intelligence et à la plume incontestablement élégante, Lorris Murail nous dresse un portrait désabusé des méfaits de l'humanité. Quelque part entre A l'Est de la vie de Brian Aldiss et Les Murailles de Jéricho d'Edward Whittemore, Nuigrave suscite à la fois l'émotion et le vertige. De quoi fêter dignement les quarante ans de la collection « Ailleurs & demain ».
2030. Trahi par son addiction au tabac et sa peur de l’avion, Arthur Blond, rétroarchéologue, rate son vol pour l’Egypte. Il devait y inspecter l’obélisque de la Concorde, brisé accidentellement après sa restitution par la France. Non content d’avoir conclu sa mission avant même de l’avoir commencée, et d’avoir attiré l’attention d’une police française qui ne plaisante pas avec les accros à la nicotine, il plonge, sans le vouloir et par la grâce de l’amour vestigial qu’il croit ressentir pour son ex-compagne venue se faire tuer près de lui, au cœur d’une machination internationale qui l’amènera, pour protéger les deux derniers plants d’un végétal amazonien rare, à se cacher dans la plus internationale des zones de France, le Petit Kosovo. Car de cette plante, on peut tirer une drogue aux multiples applications, et s’affrontent pour elle ceux qui veulent l’utiliser et ceux qui veulent la détruire.
Nuigrave décrit un avenir qui ressemble à ce que le nôtre pourrait être. L’hygiénisme y est devenu dominant dans un monde vieillissant, l’interdiction totale de la nicotine en étant le symptôme le plus visible. Parallèlement, nonobstant un discours écologiste de bon aloi, on continue allègrement à gaspiller des ressources pour entretenir des bars glacés et la grande mode est, pour les femmes, d’arborer un perpétuel ventre de cinq mois, tant il est excitant d’avoir l’air enceinte dans un monde définitivement conquis par l’admiration pour les « mamans ».
Sur le plan géopolitique, le Sud est en passe de prendre sa revanche sur un Nord fatigué perclus de rhumatismes ; restitution des œuvres d’art pillées (et même données, comme l’obélisque), « désimmigration » par laquelle les hommes suivent le même chemin retour que les œuvres, apparition des Emirs, ces Arabes « blanchis » qui ont pris le pouvoir dans une grande partie du Moyen-Orient, en utilisant leur fortune pour acheter des armées privées et s’offrir par la Bourse une bonne partie de l’économie occidentale. Sauf que l’Orient est encore plus compliqué que ne le supposait De Gaulle, et les Emirs s’y heurtent aux arabes, plus ou moins islamistes, réactivant apparemment, un siècle après Aflak (deux siècles après la Nahda) et Hassan al Banna, la querelle entre panarabistes et panislamistes. Mais les Emirs sont-ils autre chose que des ploutocrates sans attache, avatars d’une puissance financière qui a changé de camp ?
Le Nord, en déshérence, se souvient de ce qu’il fut et sombre lentement dans la grande vieillesse. Le désespoir de voir le temps couler de plus en plus vite, poussé par le poids écrasant des souvenirs, y rend infiniment séduisant un produit qui promet de le ralentir. Ses feux mourants attirent néanmoins, pour quelques temps encore, les plus misérables des misérables. Immigrés fuyant la pauvreté de leur pays, « nettoyés ethniques » victimes de l’effondrement des Etats nations dans un monde où chaque groupe revendique « son » nationalisme, y compris sur un territoire grand comme un timbre-poste, tous se retrouvent dans des camps en Occident. En France, le Petit Kosovo est un distillat de toute la misère du monde. Il est facile de s’y cacher, facile aussi d’y mourir, ignoré de tous. C’est là qu’Arthur se réfugiera, c’est de là qu’il commencera à éclaircir les évènements, c’est là qu’il reviendra quand tout aura été accompli.
Vu à travers les yeux d’Arthur, le récit de Nuigrave est d’abord obscur. Balloté dans une histoire qu’il ne comprend pas, notre héros (?) est bien en peine d’éclairer le lecteur. Peu à peu, toutefois, sa compréhension progresse, à l’instar de celle du lecteur, justement, jamais abandonné à lui-même. Incomplétude des informations disponibles, souvenirs douteux de la paramnésie, l’écheveau est difficile à démêler, pour Arthur comme pour nous, mais patience et attention font le travail d’éclaircissement.
Très écrit, Nuigrave jouit d’un tempo syncopé, heurté, et d’une prose souvent elliptique. Déroutant au début, ce style donne son rythme particulier au roman et traduit fort bien les raccourcis d’une pensée en mouvement qui saute de point d’intérêt en point d’intérêt sans chercher à tout décrire. Cette pensée, c’est celle d’Arthur, dont le lecteur est le spectateur mais également le double, tant le personnage voit de choses aussi par les yeux des autres, et tant la compréhension leur arrive simultanément.
Un très bon livre.
Éric JENTILE Première parution : 1/10/2013 Bifrost 72 Mise en ligne le : 3/2/2019