Lenie Clarke est chef d'équipe dans une station des abysses, sur la côte pacifique, chargée d'exploiter et de contrôler l'énergie géothermique. Comme ses compagnons, elle a d'abord suivi des tests et un entraînement rigoureux puis subi des altérations génétiques qui lui permettent d'accoutumer sa vision à l'obscurité et de respirer dans l'eau lors des sorties obligatoires.
Ce qu'elle ignore, c'est que la société qui l'emploie ne choisit pas les candidats par hasard : seuls sont recrutés des hommes et des femmes aptes à subir de fortes doses de stress, des individus présentant tous une psychologie... déviante. Le noir et le silence des profondeurs deviennent le théâtre d'un huis clos inquiétant où les monstres ne rôdent pas seulement à l'extérieur.
Biologiste marin de formation, Peter Watts est aussi documentariste et écrivain. Il est l'auteur d'une dizaine de nouvelles et de cinq romans dont le dernier, Vision aveugle (Grand Prix de l'Imaginaire pour la traduction) a été nominé dans tous les grands prix de SF. Peter Watts vit à Toronto, au Canada. Il est d'ores et déjà considéré comme l'un des plus brillants et des plus originaux écrivains de SF de notre époque.
« Nul n'a su évoquer comme Peter Watts la beauté et la terreur des abysses. » The New York Times
Critiques
Si Vision aveugle, le plus récent des romans de Peter Watts, avait été le premier de ses bouquins à arriver par chez nous, Starfish, son premier livre écrit et publié (en 1999 outre-Atlantique), s'avère donc son tout dernier titre à débarquer en français... Bref, après avoir commencé par le petit dernier, dernier qui nous avait clairement laissé sur le cul, s'imposant haut la main comme le meilleur roman de S-F publié dans l'Hexagone en 2009, on s'attaque désormais au premier, volume initial de la trilogie « Rifters » constituée du présent Starfish, de Maelstrom (annoncé pour 2011 au Fleuve Noir) et de Behemoth(énorme roman publié en deux parties en VO). On précisera enfin que Starfish s'ouvre par un prologue déjà publié dans nos pages sous la forme d'une nouvelle au sommaire du Bifrost n°54 (opus dans lequel on lira d'ailleurs la critique de Vision aveugle, sous la plume de Patrick Imbert) — l'environnement de Starfish n'est donc pas étranger aux habitués de Bifrost...
En plus d'être manifestement assez cintré, ami des chats et passablement misanthrope, en somme un type pour le moins fréquentable, Peter Watts est biologiste marin. Il y a de fait une certaine logique à ce que notre auteur place l'intrigue de son premier roman au fin fond des abysses, plus précisément dans les entrailles de Beebe, une station des profondeurs accrochée sur le rift de la côte Pacifique. Nous sommes dans un avenir proche. Les occupants de Beebe, une équipe de cinglés physiquement trafiqués pour résister aux hautes pressions et respirer sous l'eau, ont pour tâche d'entretenir le matériel servant à extraire du rift des quantités phénoménales d'énergie géothermique. Une équipe de cinglés, oui, sélectionnés à dessein, les « déviants » s'avérant après tests les mieux armés pour ce type de job confiné en environnement hostile. « Ce n'est pas la quantité de merde que tu as soulevée qui fait que tu conviens pour le rift. C'est la quantité à laquelle tu as survécu. » (p.131) Nous voici donc, à plus de 10 000 mètres de profondeur, avec une équipe de six tarés (dont un pédophile et une accro à la violence, notamment sexuelle...) physiquement bidouillés, et pas qu'un peu, qui passent leur temps à se foutre sur la gueule quant ils ne baisent pas les uns avec les autres, voire à se faire attaquer par des horreurs abyssales à peine croyables. Ambiance... Qui promet de ne pas s'arranger, parce qu'au fil du temps nos amis « rifters », outre péter de plus en plus les plombs, se mettent à développer de bien curieuses aptitudes, en sus d'une paranoïa aigue somme toute légitime dans la mesure où ils ne tardent pas à découvrir un appareillage assez curieux et inédit aux environs de Beebe, appareillage qui s'avère être... une bombe nucléaire. Pourquoi un truc pareil dans un lieu pareil ? Et placé par qui ?
Moins vertigineux que Vision aveugle, moins ambitieux aussi, mais plus accessible, ce premier roman de Peter Watts propose d'emblée une science-fiction mature riche d'idées fascinantes, une littérature qui n'épargne en rien cette chère humanité, pas plus qu'elle ne lui fait crédit de quoi que ce soit — que ses récits prennent place aux confins du système solaire ou au cœur des océans, Watts décortique ses personnages avec la froideur précise d'un entomologiste dépassionné ; le vampire de Vision aveugle, c'est lui ! De fait, ce qui étonnerait presque au regard de la majorité de l'actuelle production dans nos domaines, c'est combien l'auteur ne prend pas ses lecteurs pour des cons, leur fait confiance, compte sur leur implication et leur capacité à tracer leur propre chemin dans ses pages. Un livre honnête, qui joue le jeu, respecte son lecteur en le considérant comme un adulte raisonnablement constitué ? Ben oui, ça surprend, et franchement ça fait du bien... Aussi, si Starfish n'est pas une révolution en soit, il n'en est pas moins un excellent roman de science-fiction, et l'acte de naissance d'un auteur déjà incontournable. Aussi suivons d'un cœur léger la suggestion de Peter Watts lui-même dans les remerciements de Starfish : « Cet exemplaire que vous tenez entre les mains est un début. Pourquoi ne pas en prendre d'autres et les distribuer aux Témoins de Jéhovah au coin de la rue ? » Oui, pourquoi ?
ORG Première parution : 1/10/2010 dans Bifrost 60 Mise en ligne le : 16/1/2013
Si Vision aveugle est le premier roman de Peter Watts paru en France, il n’est en revanche pas le premier publié dans le petit monde de l’édition anglo-saxonne, cet honneur revenant à Starfish, tome introductif de sa trilogie « Rifteurs », basé sur une nouvelle de 1990, « Une niche » (reprise en intégralité — avec quelques modifications — dans le livre, et initialement publiée dans chez nous dans les pages de… Bifrost n°54, ). Délaissant, comme d’autres auteurs avant ou après lui, les profondeurs de l’espace interstellaire pour celles de l’océan, le Canadien semble s’intéresser, durant la majeure partie du roman, à d’autres sombres abysses : ceux de l’âme humaine. Son roman, tendance biopunk (du cyberpunk très orienté biologie et biotechnologies, en somme) et hardSF, met en effet en scène une équipe placée dans une station de production d’énergie géothermique située sur une dorsale océanique, par trois kilomètres de fond : une installation indispensable, à la fin de la décennie 2040, au maintien de l’approvisionnement en électricité d’une Amérique du Nord livrée au contrôle des Corporations. Le lecteur découvrira rapidement que cette équipe (les rifteurs du titre de la trilogie), formée de gens adaptés, grâce à la cybernétique et aux manipulations génétiques, aux grandes profondeurs, a été choisie en fonction de deux types de profils psychologiques très particuliers, et censés leur permettre de fonctionner dans un environnement horriblement oppressant. On notera que l’atmosphère de ce roman est très particulière, exerçant sur le lecteur une pression psychologique et installant une ambiance d’une rare noirceur. Et longtemps, ce dernier croira que la psychologie desdits personnages (par ailleurs très travaillés et réussis, une rareté en hardSF) constitue le cœur du roman… ce qui, pour tout dire, n’est pas le cas.
Il est en effet capital de comprendre que la trilogie dans son ensemble est construite comme un jeu d’oppositions, voire de miroirs — ou bien de changements de paradigme —, entre les fondamentaux des tomes successifs, sans oublier quelques écrans de fumée, chaque roman donnant l’impression qu’il est centré sur un point précis alors qu’en définitive, le propos réel est ailleurs — et se dévoilera en général dans le dernier tiers. Ainsi, dans Starfish, le lecteur finira par comprendre que l’important n’est pas les rifteurs et leurs névroses, mais bien l’environnement dans lequel ils se trouvent. On remarquera aussi avec intérêt qu’ils vont recevoir la visite d’un psychologue, Scanlon, et que la narration, qui adopte jus-que là le point de vue des rifteurs, va soudain et transitoirement basculer selon celui, rationnel, de qui a été envoyé les évaluer. Si le propos de Watts est clairement transhumaniste (et s’intéresse donc à ce qui est plus qu’humain), il montre aussi que certains rifteurs peuvent régresser vers un stade moins qu’humain sous la pression conjuguée de l’abysse et de leurs traumatismes passés (un phénomène au centre de la nouvelle « Maison », dans le recueil Au-delà du gouffre - le Bélial’, 2016). Enfin, l’auteur oppose complexité et simplicité, et met la prochaine étape de l’évolution (transhumaniste) de l’homme face à une forme de vie qui, au contraire, est sortie du fond des âges. Il développe d’ail-leurs une théorie absolument fascinante sur l’origine de la vie terrestre, ou plutôt sur la nature extraterrestre de ce que nous considérons comme tel : tirant les conséquences logiques de son postulat, il montre alors ce qui se passe quand la seule forme de vie réellement originaire de la Planète bleue cherche à reprendre ce qui lui revient de droit.
Au début de Rifteurs, le personnage principal du livre précédent, Lenie Clarke, revient sur la terre ferme où elle va — involontairement — créer une terrible catastrophe. Ce sera l’occasion pour Watts d’introduire un nouveau personnage fascinant, Achille Desjardins, un Transgresseur, c’est-à-dire un spécialiste de la gestion des crises (pandémies, attentats, attaques informati-ques, etc.) génétiquement mo-difié pour avoir de meilleures capacités cognitives et pour toujours servir l’intérêt géné-ral grâce à un garde-chiourme biochimique appelé Trip Culpabilité. Au passage, l’au-teur abordera le sujet des réfugiés climatiques, de leur traitement par les autorités (qui n’hésitent pas à les droguer pour s’assurer de leur docilité et les parquent sur une mince bande côtière) et de l’éthique (ou de son absence) qui le sous-tend, sans oublier les magouilles de l’industrie pharmaceutique — tout en montrant la diffusion dans le monde réel de mèmes créés puis propagés par la vie électronique du cyberespace. La thèse de Watts, selon laquelle la religion n’est qu’un phénomène biochimique pouvant être induit artificiellement (selon les textes, par des drogues ou des champs magnétiques), trouve ici un développement transverse et original quand un « culte » se développe autour de Lenie Clarke : la voilà surnommée par certains la Madone du Désa-stre. Cette fois, c’est l’activité, par ailleurs tout à fait rationnelle, des automates cellulaires de l’Internet, qui induit, presque par accident, la création d’une religion chez les humains !
Si Starfish était un oppressant huis-clos sous-marin, Rifteurs change complètement l’ambiance, faisant traverser à Clarke le continent nord-américain d’Ouest en Est. Là encore, les tentatives des autorités de juguler le fléau propagé par Lenie, puis de capturer cette dernière, ne sont pas le véritable sujet du roman : dans un profond changement de paradigme, Watts remet la psychologie des rifteurs au centre de l’intrigue, modifiant son élément le plus fondamental (on signalera d’ailleurs que cette révélation peut être perçue en lisant très attentivement le tome 1). De plus, les échanges, sur l’Internet de ces années 2040, appelé Maelström, au sujet de Clarke et de la menace qu’elle représente, catalysent une nouvelle forme de vie électronique, une fascinante Stupidité Artificielle, l’un des points forts de la trilogie dans son ensemble.
Le début du troisième tome, βéhémoth, qui se déroule cinq ans plus tard, replace les rifteurs et leurs maîtres corporatistes dans un environnement sous-marin, un retour en arrière sans doute assez peu pertinent de la part de l’auteur. Si ce dernier tome a été publié en un unique volume dans son édition française (merci !), il a en revanche été scindé en deux dans sa version originale. Autant le dire, la première partie, correspondant à ce premier volume (βehemoth: β-max), est trop verbeuse et ne sert pas à grand-chose. Elle aurait sans doute pu être condensée à la dimension de quelques chapitres sans altérer l’intrigue de la deuxième partie (βéhémoth: Seppuku), qui voit Clarke et son camarade Ken Lubin retourner à terre, dans une Amérique apocalyptique particulièrement bien rendue, où seules quelques enclaves conservent un environnement sain et une technologie digne de ce nom. Une technologie d’ailleurs menacée, malgré l’ef-fondrement des réseaux, par les Stupidités Artificielles apparues dans Rifteurs.
À nouveau, Watts fait l’inverse de ce qu’il avait fait dans le tome précédent : si le sujet central (le vrai, pas l’écran de fumée) de Rifteurs était l’absence de libre arbitre induite par des modifications biochimiques ou chirurgicales impulsées par les corporations ou les gouvernements, βéhémoth place en revanche ses trois protagonistes principaux (Clarke, Lubin, Desjardins) dans une situation où plus aucune barrière éthique ou morale ne les empêche de faire ce dont ils ont envie, ou ce qui leur paraît nécessaire. Dans le tome 2, Clarke causait indirectement et involontairement la mort de millions de personnes, aveuglée par sa volonté de se venger de la corporation qui l’avait placée au fond du Pacifique ; cette fois, elle décide en toute conscience de tuer des centaines de personnes pour en sauver beaucoup plus. Dans Rifteurs, Desjardins tentait de garder son comportement de prédateur sexuel sous contrôle, le cantonnant à des jeux sadiques en réalité virtuelle ; cette fois, il perd toute inhibition et fait subir à un autre personnage un véritable calvaire, le lecteur basculant alors dans une atmosphère qui, dans son genre, se révèle tout aussi oppressante — quoique pour d’autres raisons — que celle de Starfish.
Une thématique de fond développée dans cet ultime roman s’avère très intéressante : Watts explique que la conscience n’est pas rationnelle, car elle fait intervenir les centres cérébraux de l’émotion. Sa thèse est qu’elle est devenue, sur le plan évolutif, contre-productive depuis que l’homme a cessé de juste survivre à son environnement pour finir par le dominer. On remarquera que cette opposition calculs rationnels vs conscience, calculs biaisés par l’émotion, se retrouve chez d’autres auteurs de hardSF — à commencer par Greg Egan dans Cérès et Vesta (le Bélial’, 2017).
Une fois de plus, l’auteur canadien fait mine de brouiller son propos, centrant sa narration sur de nouvelles menaces pesant d’abord sur la communauté sous-marine des rifteurs, puis sur l’Amérique du Nord (confinée de force par le reste du monde, sous la menace constante d’attaques par missiles répandant un étrange produit, et dont la rumeur dit que les puissances étrangères pourraient bien faire usage du feu nucléaire prochainement). Multipliant les fausses pistes, Watts ne se montre cependant pas aussi efficace dans cet exercice que dans les deux romans précédents, et ses révélations se devinent facilement (à l’exception d’une, qui pourra éventuellement être difficile à accepter mais qui constitue un nouveau changement de paradigme venant chambouler les fondamentaux des tomes précédents). Si on ajoute à cela une fin abrupte, un peu trop facile pour les héros, et surtout un épilogue insatisfaisant dans sa concision, tant une révélation pleine de sense of wonder remet, cette fois, toute la vie sur Terre en perspective, considérer βéhémoth comme le tome le plus faible de la trilogie est une évidence. Il n’en reste pas moins que Desjardins demeure ici l’un des plus fascinants personnages de la SF des deux dernières décennies, et que dans ce tome 3 comme dans les autres, les thématiques de fond sont traitées avec une intelligence rare — et une justification scientifique dont on prendra la mesure à travers les postfaces, qui, comme toujours chez Watts, sont impérativement à lire tant elles sont intéressantes, pour ne pas dire fascinantes.
Au bout du compte, la trilogie « Rifteurs » constitue un monument du postcyberpunk et de la hardSF, une science-fiction magistrale irriguée par les thématiques de la biotechnologies et du posthumaniste. En dépit d’un tome final plus faible que les deux autres, on la recommandera vivement à tout amateur de SF de haute volée à forte caution scientifique. Comme dans Vision aveugle, dont Starfish, avec ses personnages névrosés et sa mention de « vampires », semble presque être une répétition générale, Watts s’empare de thématiques transhumanistes et les traite avec une rare intelligence, en demande sans doute beaucoup à son lecteur (surtout celui maîtrisant mal la biochimie, la biologie moléculaire, la génétique et la bactériologie/ virologie) mais ne le prend jamais pour un imbécile, lui fournissant (y compris dans les postfaces) toutes les clefs lui permettant de comprendre son roman. L’auteur canadien atteint ainsi, dans un genre différent de son confrère australien Greg Egan, le pinacle de ce que la hardSF et, au-delà, la science-fiction dans son ensemble, ont de meilleur à offrir.
APOPHIS (site web) Première parution : 1/1/2019 Bifrost 93 Mise en ligne le : 19/7/2023