Kokor Hekkus, vous connaissez ? Mais si, voyons, l'écrivain ! L'auteur de Théorie et pratique de la terreur. Ah, bien sûr, vous vous souvenez. On n'oublie pas des phrases comme celle-ci : « C'est une erreur que de considérer la peur de la mort comme la forme de terreur la plus extrême... » Et pourtant... Kirth Gersen sait bien, lui, que Kokor Hekkus est hanté par l'idée de sa propre mort. Sans la peur de mourir, pourrait-il être aussi cruel ? Aurait-il pu faire construire l'incroyable, la monstrueuse, la démentielle machine à tuer ? Une étonnante pulsion pour un immortel. Sauf si l'on pense qu'autrefois Kokor Hekkus, avec les autres Princes-Démons, a tué les parents de Kirth Gersen. Depuis lors, il est en danger.
Jack Vance, né en 1916, ancien marin, est le plus parfait conteur qu'ait produit la science-fiction, l'égal de Stevenson et d'Alexandre Dumas. On connaît surtout de lui ses grands cycles héroïques comme la Geste des Princes-Démons (le Prince des étoiles, la Machine à tuer, le Palais de l'amour, le Visage du démon, le Livre des rêves) ou les Chroniques de Durdane (l'Homme sans visage, les Paladins de la liberté, Asutra). Mais il a aussi produit des petites merveilles comme Emphyrio, les Maîtres des dragons, et Un tour en Thaéry.
La « Machine à tuer », c'est Kokor Hekkus, le deuxième des cinq redoutables Princes-Démons, ces pirates galactiques dont le justicier Kirth Gersen a juré la perte. Kokor Hekkus est un tortionnaire sanguinaire, fanatique des mécanismes complexes qui lui ont valu son surnom. Comme lors du premier épisode de ses aventures, Le Prince des étoiles, Gersen n'a à sa disposition que quelques indices plutôt maigres pour retrouver la trace du criminel ; parmi ceux-ci, la gigantesque campagne de kidnappings orchestrée par Kokor Hekkus parmi les plus riches familles de l'Œcumène (terme qui désigne, par opposition à l'Au-delà, les planètes habitées soumises à une certaine forme de centralisation et d'état de droit). Gersen poursuit donc son œuvre de vengeance en se lançant dans une traque déterminée qui va le mener de planète en planète, et le confronter à de redoutables adversaires et des périls sans cesse renouvelés.
Dans ce second volume, l'histoire commencée avec Le Prince des étoilestrouve un prolongement naturel. Notre héros, Kirth Gersen, est toujours aussi efficace, et sa marche vers le but qu'il s'est fixé ne peut se comparer qu'à une ligne droite, franche et résolue. Certes, ça et là, un obstacle inattendu vient ralentir sa progression. Mais Gersen sait où il va, et il y va directement. Soyons honnête : dans les premiers chapitres de la saga, il peut sembler assez horripilant que Gersen ne soit jamais pris en défaut de ruse, d'habileté, de force physique, de flegme ou de sens de la répartie. Mais ce sentiment s'estompe un peu au fur et à mesure que l'on avance dans le récit ; de systématique, l'infaillibilité du héros tend à devenir axiomatique, tout comme elle l'est d'ailleurs dans la plupart des épopées — et puis rien n'indique que Gersen ne connaîtra pas, un jour ou l'autre, un moment de faiblesse. Et il faudra être là pour le voir.
Jack Vance s'amuse visiblement toujours autant à décrire des mondes et des modèles sociaux excentriques ; comme dans le premier volume, chaque chapitre s'ouvre par un extrait imaginaire d'ouvrage théorique, de magazine, de discours, etc. Souvent, la chose est plaisante : Vance parodie ainsi le style pompeux ou superficiel des supports en question ; les patronymes de certains des auteurs prétendument cités (Frerb Hankbert, A.N. der Poulson, etc.) sonneront même familièrement à l'oreille des amateurs de contrepèteries vaseuses. Le récit lui-même s'enrichit de quelques trouvailles amusantes, telles que l'entreprise Interéchanges. Cette respectable société offre ses services de tiers de confiance dans toutes les affaires d'enlèvement (contre une commission raisonnable sur les rançons), et a acquis une telle réputation de probité que ses employés traiteront avec une hauteur non dissimulée tout rançonné ayant la mauvaise grâce de cracher au bassinet en rouspétant.
Récit d'aventures plaisant et sans prétention, La Geste des princes-démons double le cap du deuxième volume sans avoir créé de réelle lassitude. Ne nous emballons pas : il reste encore à Kirth Gersen plus de la moitié de sa besogne à accomplir. Gageons que Jack Vance sache renouveler ses intrigues comme il le fait de ses décors.