Un mois après le premier tome parait la deuxième partie de cet énorme récit qu’est Gnomon. Mon avis n’a pas changé depuis ma critique de la première partie : c’est une expérience de lecture unique, complexe et riche. Si le roman a bel et bien une conclusion, elle remet en cause tout ce qu’on a lu et donne une nouvelle vision de la narration, éclaircissant beaucoup de points et en laissant quelques autres dans l’obscurité. Gnomon est un puzzle littéraire géant, dont on doit assembler les pièces une fois terminé la lecture. C’est un jeu particulièrement excitant, mais disons le franchement : les lecteurs et lectrices qui n’ont pas apprécié la première partie du roman à cause de sa narration obscure n’ont que peu de chance d’être plus satisfait du tome 2. En revanche, ceux qui ont apprécié ce début seront encore plus impressionnés par cette suite et sa conclusion.
Enfin, s’il faut relever un point négatif à ce superbe roman, c’est certainement l’inégale qualité des récits retrouvés dans la mémoire de Diana Hunter. Le récit de Berihun Bekele, l’artiste étiopien, est passionnant, celui de Constantin Kyriakos, le trader grec à la recherche de son amour perdu, passe très bien, en revanche celui d’Athénais Karthagonensis l’alchimiste est bien plus rebutant et aurait certainement mérité un élagage. Mais cette qualité inégale peut aussi s’expliquer par la trame du récit et son caractère métafictionnel …
Le récit de Gnomon n’étant pas linéaire et mêlant réalité, souvenirs manipulés et fausses entités, je vais, une fois n’est pas coutume, tenter de reconstruire le puzzle. Attention, ce résumé ne traite évidemment que les grandes lignes de l’intrigue et laisse de côté beaucoup d’éléments, je ne vais pas vous mâcher tout le travail ! Et ce n’est que ma compréhension de Gnomon.
Donc, à partir d’ici, SPOILER.
Tout commence dans les années 2010 avec Annie Bekele et son entreprise, Les Juges de Feu, créée avec son associé/adjoint/amant Bobby Colson. Cette entreprise développe un jeu vidéo, Témoignage, appelé projet Gnomon en interne, opposant une héroïne à son ennemi, les Juges du Feu (« choix humoristique »), dans un Londres futuriste et dystopique où la population est surveillée en permanence et où les décisions sont gérées par une IA, le Système . Le design graphique est réalisé par Berihun Bekele, son grand-père. Le jeu connait un succès énorme, rapportant des bénéfices gigantesques, mais attisant aussi la haine de groupes racistes après des déclarations publique d’Annie et Berihun Bekele.
Un certain nombre d’années après, le jeu est devenu la réalité : la démocratie parlementaire a disparu, remplacée par le Témoin et le Système. La démocratie directe semble exister, les citoyens sont régulièrement consultés, mais un groupe secret, les juges de feu, contrôle tout par derrière et permet au Système de truquer les votes lorsque le résultat ne va pas dans le sens qu’il veut. Ces manipulations sont effectuées via une interface, L’Os de Feu, dont une seule personne a le contrôle total : Annie Bekele. Cette personne s’est rebellée devant la toxicité du système et est devenue Diane Hunter, vivant dans son appartement/cage de Faraday, refusant toute technologie et collaboration au Système.
Gnomon se déroule quasiment intégralement pendant l’interrogatoire de Diane Hunter. Car celle-ci n’est pas morte comme on le croit au début, et Mielikki Neith n’existe pas, c’est un personnage virtuel introduit dans l’esprit d’Hunter par ses interrogateurs, dont le but est d’absorber les souvenirs et la personnalité de Diane Hunter afin de lui ressembler et de gagner l’accès à l’Os de Feu pour permettre aux juges de regagner le contrôle du Système. Mais Hunter a un coup d’avance, elle utilise ce qu’elle appelle le protocole de désespérance pour détourner l’interrogatoire et dévoiler dans le monde réel la faillite du Système et son trucage par les juges de feu. Les différentes personnalités présentes dans les souvenirs de Diana ne servaient qu’à dissimuler le protocole de désespérance aux interrogateurs.
Mais alors, me direz-vous, le requin dans tout ça ? Pour moi, c’est d’abord un moyen pour Nick Harkaway de signifier au lecteur que le récit de Mielikki Nieth n’est pas dans la réalité puisque ses interventions, notamment le meurtre dans le tunnel, sont inexplicables rationnellement. C’est peut-être aussi un moyen pour Diane Hunter de fracturer les récits implantés dans sa mémoire et de déployer son protocole de désespérance. Mais cela mériterait une deuxième lecture…
Gnomon, sous ses airs de thriller science-fictif, est une interrogation sur les forces et faiblesses de la démocratie, sur la manipulation de masse et sur la surveillance généralisée au service du pouvoir absolu. C'est aussi en ce sens que l'on peut interpréter le tout dernier chapitre : "Je suis Gnomon. A partir de maintenant vous aussi." Nous faisons tous partie du système politique et nous devons nous battre pour qu'il ne laisse pas la place au Système.
René-Marc DOLHEN
Première parution : 22/2/2021 nooSFere