ALBIN MICHEL
(Paris, France), coll. Albin Michel Imaginaire Date de parution : 1er avril 2021 Dépôt légal : avril 2021, Achevé d'imprimer : mars 2021 Première édition Roman, 640 pages, catégorie / prix : 24,90 € ISBN : 978-2-226-44151-5 Format : 14,0 x 20,5 cm✅ Genre : Science-Fiction
« Avec Les Maîtres enlumineurs, Robert Jackson Bennett débute une
nouvelle trilogie de fantasy épique passionnante, qui promet énormément
pour la suite. Préparez-vous à d’anciens mystères, à une magie comme
vous n’en avez jamais lu et à quelques coups de théâtre. » Brandon Sanderson
Toute l’économie de l’opulente cité de Tevanne repose sur une puissante magie : l’enluminure. À l’aide de sceaux complexes, les maîtres enlumineurs donnent aux objets des pouvoirs insoupçonnés et contournent les lois de la physique.
Sancia Grado est une jeune voleuse qui a le don de revivre le passé des objets et d’écouter chuchoter leurs enluminures. Engagée par une des grandes familles de la cité pour dérober une étrange clé dans un entrepôt sous très haute surveillance, elle ignore que cet artefact a le pouvoir de changer l’enluminure à jamais : quiconque entrera en sa possession pourra mettre Tevanne à genoux. Poursuivie par un adversaire implacable, Sancia n’aura d’autre choix que de se trouver des alliés.
ROBERT JACKSON BENNETT est l'auteur d'une dizaine de romans, dont le monumental American Elsewhere (Albin Michel, 2018}. Les Maîtres enlumineurs, son plus grand succès à ce jour, a été encensé par une critique unanime.
Critiques
Auteur du remarqué American Elsewhere, qui inaugurait avec trois autres ouvrages la collection Albin-Michel Imaginaire en Septembre 2018, Robert Jackson Bennett embarque cette fois ci ses lecteurs dans une étrange ville.
Tevanne ressemble à une de ces innombrables cités décrites dans les romans de Jack Vance voire China Miéville, plutôt médiévale que victorienne. A un détail près : elle est enchantée. L’activité des quatre maisons marchandes qui la gouverne se concentre sur la production d’enluminures. Enluminer un objet consiste à modifier les forces physiques qui le régissent, à le détourner de sa fonction, en y appliquant un sceau comportant des runes. C’est à la fois une magie et une science du langage. Le temps aidant, les glyphes interviennent à tous les étages de la vie sociale, que ce soit dans l’urbanisme, la propulsion des « carrioles », le renforcement des armes existantes. Comme toute économie florissante qui se respecte, les inégalités se sont aussi creusées. Les privilégiés des cités marchandes vivent dans l’opulence, les exclus se partagent des zones limitrophes comme « Les communes ». Elle abrite entre autres des sous-traitants plus ou moins pirates des grandes maisons productrices d’enluminures. C’est là que vit Sancia Grado une ancienne esclave qui dérobe pour le compte de tiers des objets manufacturés. Ses qualités physiques et un don particulier contribuent au succès de ces larcins. En touchant un objet, elle restitue son passé, en appliquant une main sur un mur elle en révèle les failles, les anfractuosités. Revers de la médaille, comme Malicia des Xmen, elle évite le contact des autres. Sa dernière mission l’amène à dérober un boitier appartenant à la Corporation Michiel. Elle découvre à l’intérieur une clef, ou plutôt Clef, un objet intelligent et … causeur. Malheureusement l’expédition se termine par un incendie gigantesque. La soldatesque et quelques individus inquiétants se lancent alors à ses trousses.
Si le cycle de Terremer d’Ursula Le Guin vient immédiatement à l’esprit, ma méconnaissance relative du domaine fantasy m’incite à invoquer d’autres romans à la thématique plus ou moins voisine, tels Glyphes de Paul J. McAuley ou Anamnèse de Lady Star de L.L. Kloetzer. Dans ces deux derniers ouvrages, la vision du sceau perturbait l’observateur. La trouvaille inverse de Robert Jackson Bennett génère un worldbuilding cohérent et très original. En forçant le trait, on pourrait dire que les enlumineurs génèrent un langage orienté objet. Sa rédaction pouvant s’avérer complexe, le sceau final apposé est en quelque sorte une compilation. Les différentes corporations s’efforcent d’étendre leurs compétences en ce domaine et se réfèrent à un langage encore plus complexe, disparu, celui des hiérophantes, fondateurs de la cité. On leur prête, tel le mystérieux Crasedes, le pouvoir d’altérer la réalité. Les inventions de l’auteur ne s’arrêtent pas là. Lorsque Clef ou Sancia tentent de briser un sortilège, un dialogue s’établit entre eux et l’objet qui s’apparente à celui d’un médecin et d’un patient névrotique. Mine de rien Bennett soulève indirectement quelques lièvres sur nos dépendances aux produits technologiques et les pratiques langagières qu’ils génèrent. « L’enlumination » efface l’illumination, l’inspiration, le Verbe.
Le récit essentiellement épique se double d’un roman d’apprentissage. L’héroïne apprend à solder son passé. Elle a un double, Gregor Dandolo, fils rebelle de la fondatrice de la corporation éponyme. Rescapé de guerres anciennes, il rêve d’établir une cité de justice. Avec d’autres proscrits dont un enlumineur, ils vont tenter de bouleverser l’ordre établi. Il faudra attendre la publication de deux prochains volumes pour connaitre le fin mot de cette fantasy bien conçue et sans temps morts.
La magie est au cœur de la cité de Tevanne. Mais pas n’importe quelle magie : celle des Enluminures, ou comment des sceaux extrêmement complexes réalisés par des Maîtres permettent aux objets d’acquérir des fonctions ou des pouvoirs qu’on ne leur connaissait pas : les roues de véhicules se mettent à rouler sans qu’on les propulse, les murs gardent la mémoire des conversations qu’ils ont entendues, des portes s’ouvrent toutes seules… Les Maîtres Enlumineurs se répartissent en quatre familles qui se partagent — se disputent, plutôt – le pouvoir dans Tevanne, vivent dans des enclaves aisées alors qu’au dehors, les quartiers populaires pâtissent d’une qualité de vie médiocre. Sancia fait partie de ces laissés-pour-compte ; jeune voleuse, elle subsiste via de menus larcins. Jusqu’au jour où elle est embauchée pour voler une clé dans une garnison surveillée ; elle s’acquitte de sa tâche, mais son commanditaire est assassiné. Et, surtout, pourquoi la clé se met-elle à lui parler ? Ce n’est que le début d’une longue aventure, qui révélera à Sancia les sombres secrets des familles de Tevanne…
Après Mr. Shivers, puis plus récemment le monumentalAmerican Elsewhere(critiqué dans le Bifrost n°92), Les Maîtres Enlumineurs est le troisième roman publié en France de Robert Jackson Bennett, et l’opus initial d’une trilogie. Je ne sais pas si le système de magie est le meilleur jamais inventé, comme le proclame le bandeau du livre en librairies, mais il est diantrement efficace car virtuellement illimité. Prenez un objet, n’importe lequel, analysez ses fonctions d’origine, conférez-lui une autonomie pour les accomplir ou inventez-lui en d’autres, et vous aurez le principe qui sous-tend cet univers. On n’ose imaginer ce qu’un esprit fécond comme celui de Bennett peut trouver comme possibilités, mais ce premier tome en recèle déjà un nombre impressionnant. Ces inventions procurent une vitalité évidente au roman, que vient amplifier un sens du rythme qui jamais ne faiblit : Bennett s’y entend comme personne pour agencer les rebondissements de son histoire. Un peu comme un maître des échecs lirait à cœur ouvert dans la stratégie de son adversaire, il a toujours un temps d’avance sur son lecteur, et sitôt que celui-ci pense savoir où veut en venir l’auteur, il se voit proposer un nouveau mouvement inattendu qui le déstabilise. Une telle construction de l’intrigue ne servirait à rien si elle ne reposait que sur du vent, aussi le monde de Tevanne est-il particulièrement travaillé. Fidèle à la tradition de grandes cités jalonnant la plupart des sagas de fantasy, Bennett ne déroge pas à la règle et met tous les ingrédients pour favoriser au maximum l’immersion du lecteur dans son univers. En outre, l’aventure n’est jamais gratuite, tant elle prend pour cadre un contexte social clivant où riches et pauvres ne se mélangent pour ainsi dire jamais. Cette coexistence va néanmoins peu à peu vaciller à travers les aventures de Sancia, à mesure que la jeune femme se trouve des alliés parmi les différentes strates de la population ; l’occasion pour Bennett de déployer une galerie de personnages pour la plupart très crédibles, tiraillés qu’ils sont entre leur soif de pouvoir, leurs défauts bien humains, mais aussi leurs moments de grandeur insoupçonnés.
Au final, Les Maîtres Enlumineurs se révèle un enthousiasmant premier tome d’une saga aux allures de fantasy brodant sur une trame classique, mais en la vivifiant par un vrai sens du rythme, une inventivité incessante, et un décor propice à de nombreux développements ultérieurs. De la Big Commercial Fantasy qui aurait conservé toute son âme, et tout son mordant – ça n’est pas si fréquent. On en redemande.