GALLIMARD
(Paris, France), coll. Folio SF n° 70 Dépôt légal : avril 2009, Achevé d'imprimer : 2 avril 2009 Recueil de nouvelles, 352 pages, catégorie / prix : F7 ISBN : 978-2-07-042076-6 Format : 11,0 x 18,0 cm Genre : Science-Fiction
S'il eût été plus court, toute la face du monde aurait changé. Avec les textes du Nez de Cléopâtre, Robert Silverberg nous invite à détourner le cours de notre Histoire pour imaginer ce qui aurais pu advenir si...
Si l'Empire romain, loin de prendre fin sous le choc des invasions barbares, s'était maintenu et élargi au monde entier ?
Si les « réalités virtuelles » auxquelles donne accès l'informatique se constituaient en mondes parallèles autonomes, des mondes où Socrate pourrat rencontrer le conquistador Pizarre pour un incroyable duel intellectuel ?
Et si la Peste noire de 1348 avait emporté les trois quarts de l'Europe occidentale ?
Six nouvelles, six grands récits au style superbe qui bousculent nos certitudes et dévoilent les multiples visages de l'aventure humaine.
Né en 1936, Robert Silverberg a écrit, parmi une oeuvre pléthorique, quelques-uns des plus grand chefs-d'oeuvre de la science-fiction : Les monades urbaines, L'oreille interne, Les ailes de la nuit, ou L'homme dans le labyrinthe appartiennent incontestablement au panthéon du genre.
1 - Légendes de la forêt Veniane (Tales from the Venia Woods, 1989), pages 9 à 43, nouvelle, trad. Hélène COLLON 2 - Le Traité de Düsseldorf (Translation Error, 1959), pages 45 à 80, nouvelle, trad. Hélène COLLON 3 - Tombouctou à l'heure du lion (Lion time in Timbuctoo, 1990), pages 81 à 199, nouvelle, trad. Hélène COLLON 4 - Le Sommeil et l'oubli (A Sleep and a Forgetting, 1989), pages 201 à 239, nouvelle, trad. Hélène COLLON 5 - Entre un soldat, puis un autre (Enter a Soldier. Later: Enter Another, 1989), pages 241 à 310, nouvelle, trad. Hélène COLLON 6 - Basileus (Basileus, 1983), pages 311 à 343, nouvelle, trad. Hélène COLLON
Dans Le Nez de Cléopâtre, à mon sens le plus intéressant des deux livres, le propos est la réécriture de l'Histoire, que ce soit dans la réalité ou par le biais de la virtualité informatique — prétexte à un éblouissant dialogue entre les reconstitutions logicielles de Socrate et Francisco Pizarre. Gengis Khan, présent dans un autre texte, s'en tire moins bien.
Le recueil s'ouvre par un diptyque sur le thème « guerre et progrès ». Si Légendes de la forêt Veniane, texte d'ambiance nostalgique dans un Empire Romain du XXe siècle, relève, comme l'essentiel des autres récits, des années 80, Le Traité de Düsseldorf est ici le seul (et flagrant) témoin de la carrière de Silverberg dans les années 50. J'ai retrouvé avec un plaisir nostalgique les envahisseurs extra-terrestres crétins qu'Astounding a tant mis en scène... même si les bonnes intentions sont un peu didactiques.
La pièce de résistance du recueil est le long récit Tombouctou à l'heure des lions qui se situe dans un monde où la Peste Noire du XIVe siècle a empêché l'Europe occidentale de dominer le monde. Ce pourrait être un roman historique où l'Histoire serait inventée, ou plutôt pastichée avec humour et une érudition éblouissante.
Silverberg a continué depuis à réécrire l'Histoire (par exemple un génial portrait indirect de Mahomet, A Hero of the Empire, paru en 1999). Espérons que quelqu'un pensera à en tirer un nouveau recueil d'ici quelques années.
Notes :
1. Cette critique en deux parties porte aussi sur le recueil Les Eléphants d'Hannibal. (note de nooSFere)
Le Nez de Cléopâtre ! Joli titre pour un recueil d'uchronies. Ledit nez n'est-il pas en effet le plus célèbre des organes uchroniens de l'Histoire ? Eût-il été moins long, dit-on, qu'il eût changé la face du monde... Or l'uchronie consiste précisément à prendre pour point de départ ses « si » qui mettent Paris en bouteille et de bâtir autour d'eux une Histoire alternative cohérente, plausible. Qu'aurait été le monde si un point précis de notre Histoire avait été autre qu'il n'est ? La question ne manque pas d'intérêt sur le plan spéculatif et comporte un élément ludique incontestable — qui explique peut-être le succès actuel du genre.
Silverberg nous présente ici six réponses possibles à cette question, six nouvelles de qualité très inégale, qui toutes détournent l'Histoire de son cours familier. La meilleure, tant sur le plan littéraire que spéculatif, est sans conteste Tombouctou à l'Heure du Lion, qui se situe dans le même univers que le roman la Porte des Mondes. L'auteur y dépeint le monde tel qu'il aurait pu être si la Grande Peste de 1348 avait emporté les trois quarts (et non « simplement » le quart) de la population européenne. Un monde où l'Europe n'aurait connu ni la Renaissance, ni la découverte de l'Amérique, ni l'expansion coloniale. Un monde où les civilisations africaines et sud-américaines auraient pu se développer selon leur rythme propre et, dans un renversement digne des meilleures uchronies, se disputer la possession de l'Europe. On retrouve ce même thème de l'influence des grands Empires dans trois autres nouvelles, Légendes de la Forêt véniane, le Traité de Düsseldorf et le Sommeil et l'Oubli. Quel visage aurait bien pu avoir la géographie humaine si, respectivement, l'Empire romain n'était pas tombé sous le joug des barbares, si l'Empire germanique avait gagné la guerre en 1916 ou si Gengis Khan avait été enlevé, enfant, par une caravane byzantine et arraché ainsi à son futur destin de maître du monde ? Voilà les expériences de pensée auxquelles nous convie Silverberg tout au long du recueil.
Toutefois, notons-le, le caractère uchronique de ces nouvelles sert davantage ici à planter un décor qu'à explorer la divergence historique. A part peut-être dans Tombouctou à l'Heure du Lion, où le contexte politique joue un rôle essentiel dans le déroulement de l'intrigue, les autres récits privilégient clairement l'aspect ludique sur la fonction spéculative. Ainsi, dans Entre un Soldat, puis un Autre, Silverberg s'amuse à faire revivre, dans une même expérience d'intelligence artificielle, des personnages aussi différents que Francisco Pizarre et Socrate. Le pseudo-dialogue socratique, agrémenté des inévitables malentendus culturels entre les deux individus, est absolument succulent et vaut à lui seul le détour. Il aurait d'ailleurs mérité d'être davantage développé, en lieu et place des trop longs commentaires des observateurs, qui n'apportent finalement pas grand-chose à l'histoire. De la même manière, le Traité de Düsseldorf intègre ludiquement la dimension uchronique dans la rencontre fortuite entre les deux versions d'un même extra-terrestre, travaillant à assurer la protection de sa planète dans deux pistes-mondes divergentes.
Toutes ces nouvelles manifestent les talents d'écrivain et le « métier » de Silverberg. Le style est irréprochable et parfois même absolument superbe, comme dans Tombouctou à l'Heure du Lion. Les récits sont bien construits, équilibrés, parfaitement scénarisés. Mais au-delà de ces qualités techniques, on ne peut s'empêcher de regretter une certaine vacuité, un manque flagrant d'originalité. On est très loin ici des textes « expérimentaux » des années 60 et 70. Les deux jeunes explorateurs de la Forêt Véniane, en dépit des divergences culturelles, ne sont que des gamins ordinaires, excités comme tous les gamins par un mélange de peur et de fascination devant l'inconnu, le mystère et la connaissance d'un grand secret. Les politiques de Tombouctou à l'Heure du Lion complotent à l'instar de tous les politiques, de même que les séductrices séduisent et que les adolescents dégingandés en tombent éperdument amoureux, révélant des secrets d'état par amour de leur belle. Une conformité de comportement et de ton bien étrange en matière d'uchronie, dont le principal intérêt réside généralement dans la mise en évidence des différences psychologiques entraînées par la divergence culturelle. De même, le dialogue socratique, dans le Sommeil est l'Oubli, est techniquement parfait, digne d'un fin connaisseur de Socrate, mais il ne permet pas vraiment de faire avancer le schmilblick. C'est un peu décevant.
Avis mitigé, donc, pour ce recueil, qui certes révèle l'exceptionnelle technique du Maître, mais laisse un peu sur sa faim le lecteur exigeant, désireux de dépasser l'aspect purement ludique de l'uchronie et d'explorer les arcanes (culturelles, psychologiques, politiques) d'une Histoire différente de la nôtre. A conseiller, donc, davantage aux fans de Silverberg ou aux amateurs de récits bien ficelés qu'à ceux qui désireraient, à travers ces nouvelles, découvrir ou pénétrer plus avant la SF uchronique.
Dans ce recueil, à côté d'un satellite, d'un extraterrestre et de deux ordinateurs, on retrouve Rome, 14-18 et ses suites, la grande peste, Gengis Khan, Pizarre, Socrate, Jeanne d'Arc et les anges du Jugement dernier. Si un texte bouleverse le xxe siècle à coup d'expérimentations d'agents très spatiaux, les autres adoptent le point de vue de l'individu, du psychologique, plus que de la société ou de l'Histoire. L'Empire romain survit, mais l'important est la rencontre d'un enfant et d'un vieillard traqué dans la forêt viennoise, l'Europe est hors-jeu mais la mort d'un empereur africain est vue au prisme moins du jeu diplomatique que de relations amoureuses, et quand on convoque Pizarre et Socrate, on en tait les conséquences... S'il le faut, des pirouettes éludent toute question. Mais il y a là assez de métier, de malice, d'efficacité narrative pour que le fan de SF pardonne un goût de trop peu, et se mette à rêver pour son propre compte l'apocalypse saugrenue qu'annonce la dernière nouvelle, ou les univers en kit des précédentes — dans un cas, le travail est fait, c'est La Porte des mondes. Il devrait y prendre beaucoup de plaisir, de même que le non-amateur, que le livre pourra apprivoiser, tant il illustre la SF tout en cousinant avec ses marges.