Stefan Wul était devenu une sorte d’auteur mythique. Il y avait ceux qui l’avaient lu à la période héroïque, et puis les autres, qui en entendaient parler de loin en loin, comme d’un homme qui avait porté à son plus haut degré la S.F. d’expression française, mais qui se taisait depuis plus de dix ans…
Et voilà qu’une double réédition peut remettre entre toutes les mains quatre des onze volumes publiés originellement par le Fleuve Noir, entre décembre 1956 et mai 1959 ! Cette double initiative vient d’une part de Gérard Klein, qui inaugure sa collection-bis Ailleurs et demain classiques avec un volume triple qui regroupe, sous le titre général de « Œuvres » Le temple du passé, Piège sur Zarkass et La mort vivante ; d’autre part de Robert Kanters, qui publie « Niourk » dans « Présence du futur ».
Du coup, voilà les jeunes comblés ! Car avec ces quatre titres, on a le meilleur, la fine fleur de Wul – auquel on devrait ajouter au moins Oms en série et L’orphelin de Perdide – mais maintenant, tous les espoirs sont permis… Quant aux anciens, ceux qui ont leurs onze Fleuve Noir fièrement rangés cote à côte à la lettre W de leur bibliothèque, ils auront au moins la satisfaction de dire aux nouveaux : « Hein ! Qu’est-ce que je t’avais dit ? » en levant bien haut le pouce victorieux du fin connaisseur.
Mais malgré tout, et tout ancien fervent que j’étais, ce n’est pas sans une certaine anxiété que j’ai ouvert mes Wul pour une relecture critique. Ce n’est pas sans une nostalgie accusée que j’ai passé mes doigts sur ces vieilles couvertures vernissées, hautes en couleur, qui renferment ces anciens trésors qui, il y a douze ans et plus, nous enflammèrent l’imagination. Certes il y avait des trous, des passages à vide (La peur géante, Terminus I), mais dans le désert de la S.F. de l’époque, comme il était bon, tous les deux ou trois mois, de donner 250 F pour avoir son Wul…
Aussi un premier trouble était-il bien compréhensible. Et si Wul avait vieilli ? S’il s’était éventé, s’il n’avait pas tenu le coup ?…
Vaines alarmes ! Wul est aussi jeune, aussi neuf que douze ans auparavant ; du déferlement de haute littérature anglo-saxonne (via Galaxie-bis, le C.L.A., Ailleurs et demain) que nous avons subis depuis quelques années, il se tire sans une tache, sans une égratignure.
Il y a un mystère Wul. Car d’où vient cette jeunesse miraculeuse qui enfonce son soc dans la terre aride de l’habitude ? Une question de style ?… On sait bien que les poulains du Fleuve Noir doivent écrire vite. Une question de thèmes ?… Rien que de très banal dans les quatre romans proposés. Exemples : Un sauvage de l’ère postatomique redécouvre une ville à demi-détruite (Niourk). Un astronef est naufragé sur une planète hostile (Le temple du passé). Des agents secrets terriens enquêtent sur une planète en voie de développement qui veut nouer une alliance avec une tierce race puissante (Piège sur Zarkass). Une expérience biologique échoue, et le monstre qui en résulte va dévorer l’univers (La mort vivante).
Quoi d’apparemment plus ressassé, en effet ?… Et pourtant quelque chose se passe, quelque chose de mystérieux, qui échappe à l’analyse critique, et qui fait que ces romans éclatent en tous sens hors de leur corset, crèvent leur sage plafond, rayonnent d’une santé et d’un enthousiasme communicatifs. Quelque chose… l’art de conter, sans doute, un art à la fois très simple et très compliqué, mais que Stefan Wul possède à fond, utilise à fond, instinctivement peut-être.
Car les romans de Wul sont cela d’abord : un bavardage continu, qui ne semble suivre le droit fil d’un récit bien moulé que pour s’échapper dans toutes les directions, nouer dans tous les angles des cordages enrubannés, et qui sait s’arrêter au petit détail vériste (un animal, un objet incongru) qui enfoncera l’histoire dans la terre vivante de la réalité. Les romans de Wul restent présents à la mémoire d’abord parce qu’ils sont profondément visuels. Et pourtant, on ne trouve jamais chez lui de grandes descriptions qui alourdiraient l’action ; il lui suffit d’un rien pour planter un décor : un sommet mangé de brouillard et crépitant de pluie – et voilà assis le château de La mort vivante ; une plage parcourue des nuées jaunes du chlore suffit à dresser le décor du Temple du passé ; et un lac où se dressent de mystérieuses statues, un autre qui scintille sous des sommets enneigés, ne demandent pas d’autres détails pour rendre présents Piège sur Zarkass ou Niourk.
Naturellement, merveilleux conteur d’histoires épiques (qui s’apparentent le plus souvent à des contes de fées modernes – et n’est-ce pas là la meilleure définition de la science-fiction ?), Stefan Wul a des thèmes de prédilection, qu’il appartient à la « critique littéraire » de décrypter, retombant sur les pieds de plomb de l’esprit de sérieux qui hélas nous habite (…métaphore hardie s’il en est !).
Le thème primordial de Wul est la lutte de l’homme contre un environnement hostile. Le temple du passé nous en fournit le plus parfait exemple, qui nous montre les efforts de trois astronautes dont le vaisseau spatial a été avalé par un monstre marin naviguant à grande profondeur, dans les océans d’une planète glacée à l’atmosphère de chlore. Toutes les conditions sont réunies pour accroître les difficultés. Pourtant, les héros de Wul s’en sortent de la manière la plus folle, mais aussi la plus logique : en faisant muter artificiellement le monstre, qui se transforme en créature terrestre et va dégurgiter l’astronef sur la terre ferme ! Cet exemple montre bien l’ingéniosité du héros-type wulien, qui oppose au magma extérieur son intelligence lucide et jamais en défaut, ses capacités de lutte qui vont souvent au-delà de l’humain, au-delà de la mort même.
Le biologiste Joachim (La mort vivante) lutte lui aussi, d’abord pour vaincre la mort, puis pour domestiquer la vie, puis enfin – mais en vain cette fois – pour détruire la mort vivante qui aura raison de lui à l’occasion d’une redoutable renaissance, image peut-être d’une victoire ambiguë. Laurent et Darcel, perdus sur Zarkass, luttent eux aussi jusqu’au bout d’eux-mêmes, d’abord contre la jungle hostile, puis contre les indigènes, pour percer le secret redoutable des « Triangles ».
Mais c’est dans le petit garçon noir de Niourk, petit paria d’une tribu sans nom errant sur une Terre post-atomique en proie aux monstres nés des radiations, que se concentre le plus évidemment cette force sans faille qui soulève l’homme audacieux et peut lui permettre d’aller jusqu’à ébranler l’univers. D’abord promis au sacrifice, puis possesseur du bâton des dieux (un atomiseur trouvé dans une ville morte), vainqueur de la panthère et du vautour, vainqueur des grands poulpes mutants, ami de l’ours, l’enfant noir, rongé par les radiations, verra son cerveau se transformer vertigineusement, jusqu’à ce qu’il dompte les secrets de Niourk, cité abandonnée mais toujours vivante mécaniquement, jusqu’à ce qu’il jongle avec les planètes par la seule force de son esprit.
Chef-d’œuvre de son auteur, chef-d’œuvre tout court, Niourk est un modèle enviable de pure fantaisie coulée sans hiatus dans un décor réaliste et tragique. Car s’il est impossible de croire sérieusement à ces pouples dysneyens aux yeux jaunes brillant dans la nuit, s’il est impossible de croire en cet enfant noir possesseur brusquement de toute la sagesse de l’univers, on y croit tout de même, par glissement paralogique, on y croit parce que c’est un conte de fées, qu’il nous plaît d’y croire – et que c’est bien ainsi…
Autre thème favori de Wul, qui fait corps avec le premier ; les mutations. Dans Le temple du passé, les œufs du monstre mutant donnent naissance à des lézards intelligents, ébauche d’une humanité future de la planète chlorée. Dans Piège sur Zarkass, Laurent subit une transformation fantastique qui fait de lui le maître de la planète. Dans La mort vivante, un cadavre de petite fille renaît en dix jumelles mutantes, qui elles-mêmes se transforment en un nouvel état biologique carnivore. Dans Niourk enfin, un enfant sauvage, parce qu’il a mangé les cervelles des poulpes mutants, acquiert une puissance fantastique.
Mais ce thème récurrent fait partie de cette lutte primordiale de l’homme. Simplement, celui-ci, pour vaincre, doit souvent se dépasser lui-même, quitter son enveloppe grossière, atteindre à un état supérieur, être enfin à la mesure du chaos titanesque qu’il doit affronter.
Et englobant cette lutte perpétuelle, le temps est là, étendant son vaste manteau au-dessus de l’agitation souvent dérisoire des hommes, les piégeant dans ses replis : et c’est le troisième thème qui fascine Wul, et qui souvent tisse la fibre de ses récits.
Parfois, le temps fait corps avec l’histoire jusqu’à en être, par un curieux tour de passe-passe topologique, la substance même. Et c’est La mort vivante, où la seconde moitié du récit n’est qu’un flash-forward d’événements à venir… Dans Le temps du passé, le temps cloue finalement le dernier cosmonaute survivant à la planète rebelle, qui ne recevra la visite de ses lointains descendants planétaires que des millénaires plus tard, alors qu’il exhalera son dernier souffle. Dans Piège sur Zarkass, Laurent, l’agent terrien, ne vaincra les Triangles qu’avec l’aide d’un dieu antique qui est revenu du passé pour se réincarner en lui. Quant à l’enfant noir de Niourk, c’est dans le passé de sa race qu’il découvre le secret de sa puissance.
D’ailleurs, dans trois de ses ouvrages, Wul a la coquetterie d’intervenir en plein corps du récit, pour nous souffler à l’oreille une bribe de l’histoire du futur :
« Massir lui-même ignorait qu’il prononcerait ses dernières paroles dix mille ans plus tard. » (Le temple du passé).
« Cette nuit-là, Lanrent fit un rêve extraordinaire. Il devait en faire plusieurs autres de ce genre avant d’être arraché à ce monde par des forces dépassant l’entendement humain. » (Piège sur Zarkass).
« Il était loin d’imaginer les conséquences de sa tentative, loin d’imaginer qu’il allait bouleverser, puis anéantir l’Humanité pour la faire renaître sous une forme épouvantable. » (La mort vivante).
C’est une perche qu’il nous tend, encore un artifice de conteur, pour accélérer le rythme de son histoire, faire des vagues dans le cours bien ordonné du récit. Manière aussi de nous appâter, de nous faire languir… Mais finalement, goût pour les bouleversements temporels intervenant au cœur même du récit, et dépassant la thématique pour en devenir une clause de style.
On voit combien est riche la trame de l’œuvre de Stefan Wul – et il y en aurait encore beaucoup à dire. Mais mieux vaut le lire, tout simplement, et se laisser emporter.
Il nous reste cependant à formuler un souhait : celui que la petite phrase de l’introduction de Gérard Klein, qui nous souffle que Wull pourrait bien remettre la main à la pâte (sans doute pour Ailleurs et demain), ne soit pas une parole en l’air. Du Wul, nous en redemandons !