En 1947 paraissait, en Belgique, cette anthologie établie par Jean Ray où le célèbre auteur de « Malpertuis » et des « Contes du Whisky » avait réuni ses nouvelles fantastiques préférées. Le texte de présentation suivant figurait sur le rabat de la jaquette (il faut sans doute l'attribuer à Jean Ray lui-même) :
« Le « roman noir » connaît une vogue nouvelle. Dans ce genre de fiction, les sentiments de terreur et d'angoisse se mêlent à ceux de l'infini et du monde invisible, au goût de l'aventure, au prestige du « médiévisme ».
Edgar Poe, Hoffmann en furent les virtuoses inégalés, et, non loin d'eux, Horace Walpole, Anne Radcliffe, M. G. Lewis, Museaus. De nos jours, Hans Ewers, A. Bierce, Maurice Renard, Jean Ray, Thomas Owen sont les grands maîtres de la Peur.
De tous temps, les hommes furent fascinés par elle. Et l'on a pu déceler dans cet attrait un instinct profond : celui de la défense. Pour conjurer le mal et la terreur, l'homme s'y engage, de crainte de les subir malgré lui... Ajoutons à cela, le sens d'un monde perdu, d'un monde dont les manifestations mystérieuses trahissent parfois confusément l'action de puissances sur lesquelles la raison n'a point de prise, mais qui troublent profondément nos sens et notre cœur. Réunissez quelques personnes, le soir, dans le silence de la campagne, en automne : les voilà prêtes à trembler secrètement, à s'émerveiller de peur, à s'ouvrir au monde du « roman noir »...
Dans la présente anthologie, des pages hallucinantes, mais tombées dans un oubli immérité, voisinent avec de merveilleuses histoires, qui sont parmi les plus beaux contes. »
On trouvera dans ce recueil la fameuse « Ruelle ténébreuse », l'une des nouvelles les plus célèbres de Jean Ray, à côté de récits de Henri Heine, Ambrose Bierce, Erckmann-Chatrian, Maurice Renard, Thomas Owen ou d'auteurs moins connus dont certains le sont d'ailleurs si peu qu'on soupçonne, sans doute avec raison, qu'ils recouvrent Jean Ray lui-même.
Né en 1887 et mort en 1964, Jean Raymond de Kremer signa une liste impressionnante d'ouvrages de toutes sortes sous les noms de Jean Ray, John Flanders, Sailor, S.F., ou même ne signa pas. Riche d'une vie tumultueuse aux relents de piraterie, armé d'une plume facile et abondante, il mit au service d'une œuvre capable d'instiller la peur, de créer et de soutenir l'angoisse pour déboucher sur la terreur et l'horreur, sa curiosité insatiable pour les bizarreries de ce monde. Son œuvre signée Jean Ray et écrite en français est bien connue (Malpertuis, Les contes du Whisky, Le grand nocturne, La cité de l'indicible peur, Les aventures de Harry Dickson, etc.) mais son œuvre écrite en néerlandais, esssentiellement signée John Flanders, reste, pour une grande part, à découvrir. Jean Ray est l'un des seuls écrivains de langue française à pouvoir être comparé aux grands auteurs de Weird Tales où d'ailleurs quatre de ses nouvelles ont été publiées.
1 - François TRUCHAUD, Les Cercles fantastiques, pages 1 à 4, préface 2 - Jean RAY, Avant-propos, pages 5 à 6, préface 3 - Ambrose BIERCE, Le Veilleur de la Mort (A Watcher by the Dead, 1889), pages 7 à 26, nouvelle, trad. (non mentionné) 4 - Heinrich HEINE, Le Docteur Saul Ascher (Dr. Ascher und die Vernunft (extrait de Die Hartzreise), 1826), pages 27 à 31, nouvelle, trad. (non mentionné) 5 - ERCKMANN-CHATRIAN, Le Blanc et le Noir, pages 33 à 61, nouvelle 6 - Maurice RENARD, Le Rail sanglant, pages 63 à 71, nouvelle 7 - Francisque PARN, Le Chat rouge, pages 73 à 81, nouvelle 8 - Johan-Auguste APEL & Friedrich LAUN, La Chambre noire (Die schwarze Kammer: Anekdote, 1811), pages 83 à 91, nouvelle, trad. (non mentionné) 9 - Thomas INGOLDSBY, Sur la lande de Tappington (The Spectre of Tappington, 1837), pages 93 à 98, nouvelle, trad. (non mentionné) 10 - Catherine CROWE, Documents d'Épouvante, pages 99 à 115, nouvelle, trad. (non mentionné) 11 - Jean RAY, La Ruelle ténébreuse, pages 117 à 177, nouvelle 12 - Thomas OWEN, 15. 12. 18., pages 179 à 197, nouvelle 13 - Alice SAUTON, Iblis, ou la rencontre avec le Mauvais Ange, pages 199 à 207, nouvelle 14 - Gustave VIGOUREUX, La Vieille au fichu vert, pages 209 à 219, nouvelle 15 - Alphonse DENOUWE, Trois... pour faire un choix, pages 221 à 230, nouvelle
« De tous temps, les hommes furent fascinés par (la peur). Et l'on a pu déceler dans cet attrait un instinct profond : celui de la défense. Pour conjurer le mal et la terreur, l'homme s'y engage, de crainte de les subir malgré lui... Ajoutons à cela le sens d'un monde perdu, d'un monde dont les manifestations mystérieuses trahissent parfois confusément l'action de puissances sur lesquelles la raison n'a point de prise, mais qui troublent profondément nos sens et notre cœur. »
Ces lignes figuraient au dos d'une anthologie de contes fantastiques publiée en 1947 en Belgique : La gerbe noire. Elles pourraient aussi figurer au fronton de toutes les salles de cinéma projetant un thriller, un film d'horreur ou un film fantastique : se faire peur pour rire de sa peur, et donc s'en défendre, voilà un constat qui n'est pas neuf... Et il est d'autant plus intéressant à rappeler que ce texte est dû à un grand maître du fantastique et de la peur, Jean Ray lui-même, qui réunissait voilà déjà trente-six ans ses nouvelles favorites... L'anthologie est désormais rééditée (en fac-similé — ou en « reprint », comme on dit en franglais) par les éditions NéO, ce qui nous vaut au moins trois bonnes surprises : d'abord savoir qui le grand Jean Ray aimait particulièrement parmi ses confrères, ensuite pouvoir apprécier ses facéties dans la présentation des textes, enfin et surtout pouvoir lire (ou relire) une belle brochette de superbes nouvelles — ce qui est bien l'essentiel !
Comme tout auteur bien ancré dans un univers qu'il a façonné avec persévérance, amour... et technique, Jean Ray aime les textes (et les écrivains) qui lui ressemblent : dans son choix, on reconnaît des thèmes, des ambiances, presque la patte du maître : la malédiction, la vengeance, les histoires nocturnes abondent dans La gerbe noire — qui pourrait presque être de la main du seul anthologiste. D'ailleurs, comme le fait remarquer avec humour François Truchaud dans sa préface, ce vieux roublard de gantois a introduit, sous pseudonyme, trois textes de lui outre celui qu'il signe de son nom de plume le plus connu (Alice Sauton — ou « sautons Alice ? ? », Gustave Vigoureux — ou « vigoureux » comme Ray lui-même ? Alphonse Denouwe enfin, « tué dans une rixe de cabaret »). Démultiplication, pas vraiment diabolique cette fois, malice visant à étoffer un peu ses droits d'auteur ? En tout cas, et mis à part son ami de toujours Thomas Owen, Ray, dans cette anthologie, confisque à lui tout seul le fantastique belge. Et que dit-il de lui-même en présentant son texte — qui reste un des plus fameux de sa production — « La ruelle ténébreuse » ? Ceci : « ... une réputation littéraire qui ne fera que s'amplifier au fil des années », et : « Rosny Aîné et André de -Lorde le rangèrent parmi les »écrivains maudits« les plus riches en gloire » ! Modestie, quand tu nous tiens...
N'empêche : La ruelle ténébreuse, cette sombre histoire d'univers parallèle, de créatures sanguinaires et invisibles, avec ce touchant monstre blessé qui lappe du lait bans un bol. est bien un texte remarquable, digne de Malpertuis. Quant aux autres auteurs présents, ne signalons qu'Ambrose Bierce (avec Le veilleur de la mort, un conte macabre du plus bel humour noir qui soit). Maurice Renard avec Le rail sanglant, un atroce crime ferroviaire, et Apfel et Laum (des auteurs allemands qui ont sombré dans l'oubli), dont La chambre noire est un bel et bref exemple d'histoire de fantôme en lieu clos. Au total, donc, un ensemble marquant, que l'âge n'a pas entamé, et qui se double d'un second degré bien plaisant. Que demander de mieux ?
On connaît Jean Ray. on connaît infiniment moins John Flanders... Il s'agit pourtant de la seule et même plume, les œuvres signées Flanders ayant été en général écrites en flamand et (mais ce n'est pas toujours vrai) pour un public plus jeune, et éparpillées dans ('innombrables fascicules. Il semble bien que. lassé de voir la reconnaissance de ses pairs se faire attendre (en somme, l'amplification de sa réputation littéraire tardait). Jean Ray. pendant les années 50 surtout, pondit à la pelle des contes courts signés Flanders. qui reproduisaient plus ou moins automatiquement, et de manière peu ou prou expurgée, les grands thèmes exploités par exemple dans Les contes du whisky. Car, malgré tout ce que peuvent dire ses thuriféraires (au nombre desquels Albert Van Haageland. qui préface le recueil dont il est question ici : Visions nocturnes), rares sont les contes signés Flanders qui valent véritablement les grandes œuvres signées Ray...
Il semble bien que Ray ait construit toute son œuvre majeure, tout son univers, avant la fin des années 40 : Flanders a pris la suite, mélangeant indéfiniment les mêmes briques pour construire des maisons à la fois toutes semblables et toutes différentes : la technique fonctionnait à merveille, le cœur (ou l'inspiration, comme on voudra) n'y était plus tout à fait. Il y a pourtant de bien agréables pièces dans ce recueil (un autre va suivre : Visions infernales, reprenant d'autres contes de fabrication Flanders. inédits en France ou indisponibles depuis longtemps), au nombre desquelles on peut citer Cochrane et Jones, un étrange cas de dédoublement de la personnalité, et Le voleur, une pièce rare, puisqu'elle est considérée comme le premier texte de prose écrit par Jean Ray, en 1911. Au total, une quinzaine de nouvelles « ténébreuses » très visuelles de facture, et sur lesquelles on peut mettre en scène autant de courts-métrages personnels...