La science-fiction, comme tous les petits milieux refermés sur eux-mêmes (que ce soit en littérature, en cinéma ou en musique), aime bien se créer des modes. On s'engoue pour des auteurs dont le seul intérêt est l'opportunisme, on invente des écoles à partir d'auteurs qui n'ont eu que le tort d'écrire au même moment... Et puis on les oublie un peu, on passe à la mode suivante. Les fans de SF, et par-dessus tout les chroniqueurs littéraires, se sont ainsi pris de passion il y a quatre ou cinq ans pour « La Nouvelle SF Américaine ». La mode est retombée, on n'a maintenant plus que mépris pour un Orson Scott Card, dont le style et les opinions politiques n'ont pourtant pas changé. Non, lui n'a pas changé. C'est la mode qui l'a un peu laissé derrière... Maintenant, le nec-plus-ultra, ce sont les « cyberpunks ».
Mais alors, quelle aberration conduit donc à la publication du Chant de la Terre de Michael G. Coney ? Il n'est pas à la mode, lui, pourtant ! Au contraire, c'est à n'y rien comprendre : voilà un Gérard Klein qui dit à qui veut l'entendre que la SF se doit de préserver sa pureté, de suivre la voie royale de la hard-science, que tout abâtardissement avec la fantasy et le fantastique, sous-genres méprisables au possible, serait une régression de la SF... Voilà un Gérard Klein preux défenseur de la SF, donc, qui se met à publier ce Chant de la Terre qui trouve toute sa richesse, toute sa profonde résonance, dans une fusion des grands thèmes de la SF avec le souffle mythique de la fantasy ! C'est à ne plus rien comprendre des stratégies et des modes. Enfin, inutile d'essayer de suivre ce genre d'épiphénomènes, que la littérature nous suffise : il convient de se réjouir d'une telle publication.
Car Michael Coney est un grand auteur, non, un Grand Auteur. Et depuis longtemps.., On lui avait même donné un prix Appolo, autrefois, souvenez-vous ! Mais ça n'avait pas suffi à le faire sortir de la méconnaissance dans laquelle le tient la majorité du public. Les crocs et les griffes, Charisme, des chefs-d'œuvre... passés pour ainsi dire inaperçus.
Le Chant de la Terre c'est une fresque qui prend plus d'un siècle pour être racontée. C'est l'histoire de toute l'humanité, de millénaires d'Histoire et d'histoire, celle que l'on connaît, et toutes ses aléapistes : les Histoires possibles, les uchronies sans nombre ! La locomotive à vapeur céleste et Les dieux du Grand Loin sont deux minuscules extraits de ce récit d'une vastitude étourdissante... Ils sont principalement centrés sur la destinée de la Triade, cette réunion fortuite de trois humains de races différentes, une Fille, un Cuidador et un Humain Sauvage. Mais là n'est pas le seul pôle d'intérêt de ce récit, qui est tellement vaste qu'il ne peut se fixer nulle part. Les apartés se multiplient, des chapitres parlent de tout autre chose... Ou du moins nous le semble-t-il : car c'est toujours de l'histoire de l'humanité qu'il est question, à cette lointaine époque où une partie de l'humanité s'est réfugiée sous les Dômes, et où une autre vit en liberté dehors. Il y a cinq espèces différentes d'homme alors : Vrais Humains, Néoténites, Humains Sauvages, Spécialistes et Vites...
Les dieux du Grand Loin est très nettement plus linéaire que le tome qui l'avait précédé, mais non moins foisonnant... Comparer cette œuvre à celle de Cordwainer Smith n'est pas vain : il y a un peu de la poésie et de l'ampleur de vision des Seigneurs de l'Instrumentalité dans ce Chant de la Terre. Mais la comparaison s'arrêtera là ; le disciple (si disciple il y a) a dépassé le maître ! Le souffle mythologique est beaucoup plus puissant, la poésie plus dérangeante et attachante à la fois, l'idéologie n'a rien de réactionnaire — en bref, c'est là une œuvre encore plus forte.
Sans aucun doute : ce Chant de la Terre est bien ce qui est arrivé de mieux à la SF depuis... Oh, depuis fort longtemps...