LIVRE DE POCHE
(Paris, France), coll. SF (2ème série, 1987-) n° 7150 Dépôt légal : octobre 1992 Roman, 448 pages, catégorie / prix : 12 ISBN : 2-253-06118-2 Format : 11,0 x 16,5 cm Genre : Science-Fiction
La préface a été oubliée par le service Fabrication du Livre de poche. Elle a paru dans le numéro 23 de Nous les Martiens en octobre 1993.
Mourir, c'est partir un peu. Mais peut-on revenir ? Le docteur Ezawa réanime pour quelque temps des cadavres frais en leur injectant des bactéries prélevées dans certains cimetières. Mais ces zombies sont habités de nouvelles personnalités, surgies d'on ne sait où.
Ils paraissent possédés par quelque chose de plus qu'humain : latent, énésie, cruauté. Tous géniaux. Et les bactéries qui les animent prêtent à leurs yeux d'étranges reflets verts. Éphémères.
Des yeux électriques. Le temps d'une vie courte et furieuse..
Dans sa nouvelle vie, Donnell Harrison est un poète génial et sombre, passionnément épris de sa thérapeute, Jocundra. Il la persuade de rechercher dans les bayous de la Louisiane les secrets du vaudou qui pourraient l'affranchir de son destin tragique.
Avec ce premier roman, Lucius Shepard, devenu l'étoile montante de la science-fiction américaine pour son originalité, son style et sa violence, ouvre de nouvelles voies. Inquiétantes.
Après s'être imposé en premier dans Fiction, puis par un double recueil en « Présence du futur », ce Shepard-là, qui n'a aucune parenté avec Sam, nous surprend dans la foulée avec un premier roman, inclassable, qui joue à la fois sur la nouveauté et la tradition, sur le fantastique et la SF (celui-ci nourrissant celle-là), sur la familiarité et l'exotisme. Ce portrait lapidaire pouvait naturellement être fait à partir de la plupart de ses nouvelles (dont La fin de la vie, dans le recueil du même titre, possède valeur d'exemplarité). Dressé pour un roman, il accuse à la fois les qualités et les défauts de l'auteur. Le docteur Ezawa réanime des cadavres en leur injectant des bactéries prélevées sur des cadavres frais : les réanimés, ces nouveaux « zombis », ont tout oublié de leur ancienne personnalité et acquièrent celle émanant de ce broyât d'un nouveau genre... Voilà un thème éminemment silverbergien (on peut aussi penser, pour en rester au territoire d'A et D, à l'étrange roman de David Skal, Les croque-morts), mais en réalité cette possibilité romanesque-là, la mémoire des morts, ou l'échange de personnalité, ne semble pas vraiment intéresser Shepard...
Après une très passionnante première partie confinée dans la clinique Shadows, on suit un des ressuscités. Donnell Harrison, qui s'en est enfui en compagnie d'une infirmière, Joncundra, laquelle est vite devenue son amante. C'est que Donnell, qui a intégré l'essence d'un poète et écrivain empli de visions cosmiques, commence à manifester un pouvoir qui lui vient des bactéries au travail dans son organisme (qui le « tuent » lentement, et se manifestent par des éclairs verts dans son regard, d'où le titre original, Green Eyes), et lui permettent de modifier le champ morfogénétique des êtres humains, donc de les guérir. La deuxième partie du récit, plus traditionnelle, se déroule ainsi en Louisianne, où Donnell et Jocundra se sont réfugiés (ils ont !e FBI aux fesses, mais cette incidence n'est guère exploitée), et où le premier guérit entre autres un cancéreux. La troisième partie enfin renoue avec le lieu clos, cette fois une sorte de phalanstère (ou de communauté) dirigée par une étrange femme, Otille, qui a réuni divers adeptes du vaudou et possesseurs de pouvoirs paranormaux. C'est là que les visions cosmiques de l'artiste Donnell vont rencontrer ses pouvoirs mal maîtrisés (II semble qu'il parvienne à pénétrer physiquement dans l'univers — parallèle ? — qu'il a mentalement créé), et que le zombi rencontrera son destin ambigu.
Cette partie-là est certes la plus folle, la plus flamboyante, mais elle ne convainc pas entièrement à cause précisément de ses éclats divergents, et du flou de sa conclusion... Si j'ai insisté sur ce découpage en trois parties (non apparentes dans la continuité du texte), c'est qu'il s'agit bien là de l'impression ressentie à la lecture : Shepard a construit son récit sur une double rupture, aucune des parties ne développant vraiment ce que la précédente laissait entrevoir — d'où une certaine frustration pour ce qui est du domaine de la logique. Cette frustration n'entame aucunement le simple « plaisir du texte », car Shepard manifeste un art souverain pour mettre son lecteur dans le coup, grâce à sa prose à la fois très réaliste et, par à-coups, tout à fait hallucinée. Aussi loin des humanistes à la Robinson que des « cyberpunks » à la Gibson, voilà un écrivain à la voix entièrement originale qui, en trois volumes, s'est hissé sans mal au Panthéon de la jeune SF-US.