Quelle belle farce !
Oui, il fallait oser écrire une histoire de voyages dans le temps aussi compliquée, l'assortir d'une fin tarabiscotée, flirter avec les clichés de la SF classique et pourtant faire œuvre moderne ET comique.
En bref, il fallait être John Varley pour écrire Millenium.
La base de ce roman est une nouvelle. Raid aérien (1977), déjà connue chez nous puisque parue dans le premier recueil de l'auteur, Dans le palais des rois martiens (PdF 276). Ce mémorable récit fournit l'intrigue de départ : des voyageurs temporels venus d'un futur dévitalisé, qui se meurt gangrené par les conséquences de nos folies actuelles, sauvent les victimes de catastrophes où il ne doit y avoir aucun survivant avant de les congeler en vue de les expédier repeupler une planète habitable, leur donnant, à eux ainsi qu'à toute l'humanité, une seconde chance.
La nouvelle était contée du point de vue d'une de ces voyageuses, qui décrivait comment une mission apparemment de routine pouvait déraper. C'était une vignette satirique, et la vision de cette femme au corps-patchwork et la peinture de ses sentiments ambigus envers ses propres ancêtres (responsables de l'état du futur, et pourtant promis, eux seuls, à un futur agréable...) ne pouvaient guère s'oublier.
A cette trame, Varley a mêlé de façon inextricable une intrigue contemporaine, celle de l'enquête officielle que Bill Smith mène sur une catastrophe aérienne où il n'y a eu aucun survivant. Mais où beaucoup d'anomalies inexplicables se font jour...
La rencontre de Bill Smith et de Louise Baltimore (la voyageuse du temps), choc d'une personnalité en lambeaux et d'un corps qui l'est tout autant, se produira de manière déconstruite, a-linéaire, au fil (embrouillé) des méandres paradoxaux du temps. Et ce ne sera que le prélude à une aventure plus vaste encore...
Le premier intérêt du roman, c'est la menée parallèle de plusieurs suspenses : l'enquête de Bill Smith, la quête de Louise Baltimore, le destin de leur relation, le sort de ce futur que chaque modification de la chaîne temporelle menace un peu plus, jusqu'à ce que sa destruction apparaisse inévitable, etc.
Toutefois, on lira aussi — surtout ! — ce livre comme un hommage ludique à une certaine SF des années cinquante, friante des thèmes ici développés. Tous les chapitres sont intitulés selon les œuvres d'écrivains anglo-saxons (La patrouille du temps, Vous les zombis, Voici l'homme ou Destination fin du monde par exemple) ou français, lorsque le traducteur — remarquable Jean Bonnefoy-de-plus — a dû trouver de savoureux équivalents à des textes trop inconnus chez nous.
D'ailleurs, la SF des années cinquante développait déjà, grâce à ses représentants les plus audacieux, Pohl, Kornbluth, Sheckley, Fredric Brown ou William Tenn, un goût prononcé par la satire sociale qui débouchait souvent sur une mise en garde politique. Celle de Varley est urgente. Son futur rouillé, agonisant, qui se débat pour tâcher de pallier à nos erreurs, est un cri d'alarme vibrant et sincère. Que sous cette œuvre qui paraissait de prime abord de commande (puisqu'écrite pour accompagner la sortie d'un film) transparaisse un livre superbe, complexe, est une agréable surprise. D'autant que ce thriller efficace n'oublie jamais la finesse de l'analyse psychologique, se ménage des pauses discursives sans lourdeur aucune, émeut ou amuse sans effets faciles, bref, n'a aucun rapport avec des novelisations rebondantes et insipides qui fleurissent trop.
Quelle force dans cette farce !
PS : Et si vous avez aimé, précipitez-vous sur Flynn s'amuse de Gregory Mac Donald (comment, vous ne connaissez pas sa série “Fletch” dont le troisième volume vient de paraître en “Engrenage International” au Fleuve Noir ?) chez Mazarine. Sur un sujet voisin — l'enquête d'un flic sur un attentat contre un avion — c'est hilarant, tonique et assez proche de la SF, finalement. Vous en sortirez changé. Jamais plus vous ne regarderez un avion passer dans le ciel comme une vache regarde un train...
Pierre-Paul DURASTANTI (lui écrire)
Première parution : 1/7/1984 dans Fiction 353
Mise en ligne le : 1/11/2005