En 479 avant J.-C., dans une Grèce inédit où Athènes s'appelle Pensée, erre un bien curieux amnésique. Blessé à la tête au cours d'une des batailles qui marquent la fin des guerres médiques, Latro a non seulement perdu le souvenir de son passé, mais aussi toute capacité de mémorisation. Chaque jour, il se réveille hors de tout contexte et n'a d'autre recours que de tenir un journal pour affronter l'éternel présent qu'est devenue son existence.. Mais en contrepartie de cette infirmité qui l'oblige à un perpétuel réapprentissage, Latro a hérité d'un don : celui de voir les êtres divins et surnaturel dont regorge la Grèce de cette époque...

     À héros exceptionnel, aventures exceptionnelles, qui ouvrent une série digne de rivaliser avec celle du Livre du Second Soleil de Teur, un des grands succès de la présente collection. Quel dieu inspirait Ursula Le Guin lorsqu'elle a dit que « Chaque livre de Gene Wolfe impose une redéfinition de la science-fiction » ?

Né en 1931 à New York, Gene Wolfe explore depuis 1967, date de la parution de son premier texte, un univers entièrement personnel qui brouille les frontières de genres. Couronnés par de nombreux prix aux Etats-Unis et en France, ses nouvelles et ses romans savent faire les délices des fins lettrés tout en restant fidèles aux meilleures traditions de la littérature populaire.

     La brume du titre est mentale : les lecteurs de SF française se retrouveront en terrain connu avec ce héros amnésique, à qui aucun terrain n'est connu. L'originalité en est que Latro perd tout souvenir qui remonte à plus de douze heures : chaque matin, il se réveille un homme neuf. Le livre est constitué des observations écrites par Latro comme un message à lui-même... mais il n'a pas toujours le loisir d'écrire au sein des péripéties, et l'intrigue comporte des ellipses. Elles ne sont qu'imparfaitement comblées par les personnages autour de lui, qui doivent lui rappeler constamment leur nom.

     Notre passé — la Grèce antique, où Latro était visiblement un mercenaire d'origine latine — devient un cadre à la fois nouveau et curieusement familier grâce à l'ignorance sans cesse renouvelée du protagoniste, et la traduction des noms de lieux. En un certain sens l'exact symétrique du Livre du Nouveau Soleil (Severian est doué d'une mémoire parfaite), le roman finit par produire le même effet ; aux sauts en avant et interludes de Severian se substituent les raccourcis involontaires et interrogations angoissées de Latro. Comme la tétralogie, ce livre est parsemé de scènes grotesques ou horrifiantes, quoiqu'on y rencontre les Dieux beaucoup plus souvent. Là se trouve le point d'attache du livre au fantastique (plus que dans les épées qui lui ont assuré, dit-on, d'excellentes ventes aux USA), et là aussi les scènes les plus impressionnantes, quand Latro fait face aux survivants d'une civilisation pré-hellénique dans le Péloponèse, au cœur d'une forêt qui n'est pas sans affinité avec celle des Mythimages de Holdstock. Dernier et moins agréable point commun avec le cycle de Teur, le livre s'interrompt sans conclusion, laissant augurer une suite. Gageons que Wolfe a débuté un nouveau chef-d'œuvre.