Thomas Michael DISCH Titre original : On Wings of Song, 1979 Première parution : The Magazine of Fantasy and Science Fiction, février à avril 1979. En volume : Gollancz, juin 1979 Traduction de Jean BONNEFOY Illustration de Stéphane DUMONT
DENOËL
(Paris, France), coll. Présence du futur n° 290 Dépôt légal : 1er trimestre 1980 Première édition Roman, 384 pages, catégorie / prix : 4 ISBN : néant Format : 11,0 x 18,0 cm Genre : Science-Fiction
Les Etats (policiers) unis à la fin du siècle : défense de chanter ! défense de planer ! DEFENSE DE VOLER !
Car la clé du chant vous ouvre les portes de l'univers mental où dérivent les fées, la défonce suprême pour s'évader d'un monde de mégalopoles fascistes et folles, un monde détraqué, décadent, décomposé où les messies de l'obscurantisme totalitaire se parent des ors frelatés et du stras clinquant du bel canto ; un monde où se croisent flics véreux et fermiers vertueux, vieux beaux et faux nègres, putes et prélats, vieilles dames et Jeannots-Lapins... ce monde où Daniel Weinreb, l'éternel adolescent naïf et indécis, finira par se brûler les ailes...
Thomas Disch nous livre ici, sous la forme d'une chronique à l'ironie mordante et cruelle, une vision lyrique et provocante de nos lendemains qui déchantent...
Critiques
Disch avoue volontiers ne pas être intéressé par la fiction scientifique, le côté technologique de la SF lui étant à la fois étranger et indifférent. Sa sensibilité s'exerce plus volontiers sur la réalité quotidienne (ce qui explique en partie pourquoi, bien qu'il soit américain, on l'ait associé davantage à la new wave britannique), et la toile de fond de la plupart de ses œuvres ne fait que restituer la projection des décors psychologiques issus de personnages complexes et donc souvent contradictoires.
Sur les ailes du chant nous transporte dans la vie de Daniel Weinreb, citoyen de l'Iowa, un des Etats fermiers d'une Amérique du Nord décadente, Etats dictatoriaux qui s'appuient sur des lois rigides et une répression policière sévère. L'unique possibilité de s'évader de ce monde concentrationnaire semble être le vol, le « voyage » aérien total obtenu à partir du chant dans des conditions exceptionnelles. Apprendre à voler, gagner ses ailes pour un au-delà qu'on dit merveilleux, tel est le but poursuivi par Daniel Weinreb, tour à tour exalté et abattu, emporté par la foi ou soumis aux exigences quotidiennes d une vie infiniment plus terre-à-terre.
A l'ironie froide et cruelle (couleur dominante de la première partie où Daniel fait la dure expérience de la prison), succèdent les envolées lyriques à la limite du mélo (c'est la soudaine ascension sociale de la deuxième partie où Daniel épouse Boadicée, fille d'un riche et cynique propriétaire) ; la juxtaposition des deux styles dans la troisième partie fait alors se révéler le factice et l'artificiel d'un monde frelaté où la misère se cache sous le masque de la prostitution, dans un New York en crise et en proie au marché noir, dans cette « ville où le désastre est un mode de vie », et où cependant résonnent les chants de faux nègres castrats sur des accents plus ou moins justes de bel canto.
Etrange monde composite, qui rappelle le Mort à Venise de Visconti, peut-être parce que Malher est là, dans cette cour des miracles à l'italienne (on sent ici les influences européennes de Disch), peut-être aussi par la dérision de la vie de Daniel Weinreb, lié à la fois au cadavre en sursis de Boadicée et à l'espoir inaccessible de voler.
Surtout, au bout du compte, par cette mort à venir de l'artiste usé par le doute, cette mort qui attend, derrière le décor, son heure du voyage, cette mort dont le chant dure (peut-être) l'éternité.
Sur les ailes du chant est le roman le plus personnel de Thomas Disch, plus largement autobiographique et introspectif que le reste de son œuvre, où l'on retrouve le ton désabusé de ce pessimiste lucide et l'élégante ironie d'un esthète trop respectueux de l'art pour céder à la vulgarité dans un accès de désespoir.
La jeunesse de Daniel Weinreb se déroule dans l'Iowa, l'un des Etats fermiers totalitaires et puritains où la vente même d'un quotidien de l'Etat voisin est passible de prison. Daniel purgera sa peine dans l'enfer du camp de concentration où il est jeté sans cesser de rêver au vol qu'il espère pratiquer un jour. Rares sont ceux qui parviennent, par le chant, à s'extraire de leur corps et à voler. L'activité est bien sûr interdite, d'autant plus que certains ne réintègrent jamais leur corps.
Par un heureux retournement du sort, Daniel épouse Boadicée, la fille du plus riche homme de l'Iowa. Le bonheur se fracasse dès le voyage de noces quand Boa, qui a réussi à voler, ne revient pas. Exilé à New-York, alors que la récession tourmente les plus démunis, Daniel vit d'expédients dans le milieu de l'opéra et des castrats, et finit par devenir le mignon d'un maître du bel canto. Avant de trouver enfin sa voie...
Sur les ailes du chant n'évoque pas seulement de larges périodes de la vie de Disch (qui, comme Daniel, avait souhaité devenir un vertueux habitant de l'Iowa ou un artiste à New-York), il est aussi éminemment représentatif de sa vision du monde, aborde, de façon symbolique, les thèmes de l'enfermement, de la sexualité (l'apprentissage du vol, dispensé par un castrat, passe par l'acceptation de l'homosexualité), de la libération par l'Art, ou de la consolation qu'il apporte. À l'enfermement physique dans l'inhumaine prison en Iowa correspond l'enfermement du corps, dont il est difficile de s'évader par l'Art. Ce n'est pas un hasard non plus si Daniel connaît le succès enfermé dans la peau d'un Petit Lapin avant de s'apercevoir que le statut d'artiste n'est qu'une autre prison qui ne lui reconnaît aucune existence propre.
Quête initiatique narrée avec une ironie douce-amère, douloureux récit magnifié par un style élégant et cultivé, Sur les ailes du chant est un roman fort, qu'on lit avec fascination et respect devant la maestria de Disch.
Qui n'a jamais rêvé de devenir une fée ? On vole, silencieux et invisible dans ce monde où les humains traînent leurs corps pesants, on vibre à la merveilleuse symphonie des bruits du quotidien, on s'engloutit dans le vertige sans fin des engrenages : on vit une extase permanente.
Vous avez dit fantasy ? Que nenni, nous sommes là dans un roman d'anticipation à court terme particulièrement réaliste. D'ailleurs, voler, se transformer en fée en abandonnant pour une heure ou pour la vie (certains ne reviennent jamais) son enveloppe charnelle, c'est déjà pour moitié une affaire de technologie : il faut utiliser un ampli de vol. Mais ça ne suffit pas : il faut aussi chanter, bien de préférence, et avec la conviction et l'émotion qui seules libèreront cette petite étincelle que nous portons en nous et qui n'aspire qu'à la transcendance. Tous ne sont pas élus.
Il faut s'appeler Thomas Disch pour parvenir à rendre vraisemblable une telle fantaisie et surtout à la faire si bien accepter qu'on la considère très vite comme un élément ordinaire du quotidien. Un autre tour de force au crédit de l'auteur est d'intégrer sans heurts le postulat du vol des fées dans un roman d'anticipation psychosociologique particulièrement sombre.
Nous sommes donc demain ou, plus vraisemblablement, tout à l'heure, et le vieil occident fatigué sombre lentement dans la déconfiture. Corruption endémique, terrorisme, dépression économique, fanatismes religieux de tous poils et fracture sociale toujours plus large ont conduit les Etats-Unis au bord du gouffre. Les états conservateurs de la Ceinture Fermière s'opposent farouchement à ce qu'ils nomment la déliquescence des mœurs : le vol y est un crime et la musique qui peut y conduire est interdite. Les stations de radio des états libéraux voisins sont brouillées, les journaux séditieux (comme le Times !) prohibés. C'est dans ce monde haineux où seuls les nantis ont une chance de bien s'en tirer que vit le jeune Daniel Weinreb, issu d'un milieu modeste, anti-héros sublime comme les affectionne Thomas Disch. Très tôt, les ennuis commencent pour Daniel, avec son incarcération inique dans un camp pénitentiaire qui n'est pas sans rappeler l'excellent film de Peter Watkins : Punishment park. En réaction, Daniel se fixe l'objectif de sa vie, hymne à la liberté dans cet univers de répression : le vol ! Pas de chance : il est aussi peu doué pour la musique que pour la faculté à s'évader de lui-même. Il semble cependant s'engager dans la voie de la réussite sociale quand il épouse la fille d'un des magnats les plus opulents de l'Iowa. Las, la richissime romance prend fin à New York où les jeunes mariés ont fait une halte discrète, pendant leur voyage de noces, dans un établissement luxueux spécialement équipé pour le vol. Première tentative complètement ratée pour notre héros, mais réussie au-delà de toute espérance pour sa jeune épouse qui s'élance hors de son corps dès les premières mesures de son chant... et ne revient pas. Commence alors pour Daniel une profonde dégringolade sociale dans laquelle il devra composer durement avec les autres, mais aussi, et surtout, avec lui-même. Âpres négociations qui l'amèneront à accepter nombre d'humiliations et d'expériences sordides. Au bout, pourtant, se trouve la rédemption : le succès, d'autant plus éclatant qu'il sera éphémère.
On retrouve dans cette intrigue la plupart des thèmes favoris de l'auteur (voir, entre autres, l'excellent Camp de concentration) : délitement de la société occidentale, relations conflictuelles de domination, régression économique et sociale et surtout, fascination mystique pour tout ce qui touche à la révélation, à la transcendance et au destin, qui a le dernier mot comme toujours.
La peinture de l'époque est noire : Thomas Disch pointe férocement l'absence de valeurs du monde occidental où, pour survivre, le seul moyen est d'occuper une situation dominante ou de se soumettre en se créant son petit univers-refuge, battu par les marées extérieures. La musique, la poésie, la foi sont de bons adjuvants. L'ensemble de l'intrigue se déroule sur fond de crise (larvée ou déclarée). Il n'y a là rien de bien nouveau en termes de SF, mais l'intérêt réside dans la manière dont l'auteur, spécialiste du détail qui fait mouche, nous fait vivre cette situation calamiteuse à travers l'existence tout à la fois glorieuse et lamentable de ses personnages.
Une des grandes qualités du roman réside en effet dans la faune fascinante que Disch anime avec virtuosité. Citoyens médiocres, fermiers richissimes, génies pathétiques, castrats adulés, entremetteurs moralisants, déviants de tous bords exécutent devant nos yeux la pantomime humaine, pitoyable autant que révoltante. La finesse de l'analyse des psychologies (en particulier de celle de Daniel) révèle à quel point l'auteur s'est impliqué, voire incarné dans ses personnages, selon son habitude (voir par exemple Camp de concentration et certaines nouvelles dans Poussière de lune et diverses anthologies).
Le traitement de l'intrigue est, comme bien souvent chez Thomas Disch (334, Camp de concentration...), plus proche de la littérature blanche que de la SF conventionnelle. En fait, il s'agit plutôt ici de littérature blanche marginale où la science-fiction, laboratoire de notre futur, pousse ses effluves. C'est un domaine où l'auteur évolue avec aisance, alternant les réflexions psychologiques, sociologiques ou philosophiques, et les péripéties de l'intrigue habilement ponctuées de petits coups de théâtre. La noirceur de l'histoire pourrait conduire à un roman désespéré, mais l'écueil est évité grâce à l'humour noir dans lequel excelle Disch. In fine, la lecture laisse le sentiment d'un énorme rire sardonique qui retentit au-dessus des pauvres destinées humaines.
Un pur bonheur donc, en partie gâché, il faut bien le dire, par la calamiteuse traduction de Jean Bonnefoy qui accumule a peu près toutes les fautes imaginables : approximations lexicales, incorrections linguistiques, erreurs de syntaxe, incohérences... C'est une pitié qu'un tel chef-d'œuvre n'ait pas fait l'objet de plus de soin pour sa restitution en Français.
Toutefois, l'intérêt du sujet et la maîtrise de l'auteur l'emportent et c'est bien volontiers que le lecteur se laisse entraîner dans cet opéra barbare et discordant, fugacement illuminé par les lumières de l'art.