Jas, Grand Marginal dans la civilisation des soixante-quinze planètes (c'est-à-dire une sorte de « savanturier » poète et vagabond), reçoit mission du Conseil de la Guilde des Marchands de parcourir l'espace afin de vérifier si les Grands Mythes de la Galaxie ont une base historique et scientifique. Sur son astronef chamarré nommé Jas-Ir-Solil, accompagné de son bouffon Bolog, de ses deux femmes, de ses trois concubines et d'une cohorte nombreuse de gardes et de savants, Jas se met donc en quête du secret de la télépathie, des univers parallèles, de l'arme absolue, du transmetteur de matière, de l'éternelle jeunesse, des voyages dans le temps et de l'existence du dieu Bilgoul. Quête farfelue s'il en est, dont l'énoncé (en gros, sept nouvelles enchaînées) baigne dans la fantaisie, et dont la résolution aligne les grosses farces : le soi-disant univers parallèle s'ouvrant sur là planète Fanfong n'est qu'un bagne camouflé, la machine à voyager dans le temps ne peut dépasser cinq minutes trente-sept secondes dans le passé, le dieu Bilgoul n'est qu'un gigantesque ordinateur, etc.
Mais nulle nostalgie dans cette conclusion : Jas et sa suite se sont bien amusés (nous aussi), la Guilde des Marchands récolte quand même un gain brut de « soixante-douze traités de commerce avantageux avec soixante-douze planètes prospères », plus quelques autres avantages en nature, et les Mythes restent tout bonnement des mythes... qui serviront encore, on s'en doute, à faire le bonheur d'innombrables romans de SF.
B.R. Bruss, dont on n'ignorait pas le sens de l'humour, nous donne ici, pour la première fois, un roman tout entier souriant, qui peut se situer au confluent des univers de Sheckley et du Lem du Bréviaire des robots. Bien entendu, Bruss ne possède pas, comme l'écrivain américain, la science de construire des scénarios d'une rigoureuse folie, de même qu'il n'approche que de loin la verve caustique du conteur polonais. Comme la plupart des Fleuve Noir, Le Grand Marginal a été écrit à la hâte : manifestement, Bruss ne s'est pas cassé la tête, ses traits d'esprit sont souvent gros, et la chute des sept étapes de la quête ne se fait pas toujours d'une grande hauteur.
Il nous plaît cependant de lire des phrases telles que celles-ci qui, en deux lignes (sommet de la sophistication), suffisent à indiquer le caractère d'une planète et de ses habitants : « Ce sont des humanoïdes verts, un peu durs d'oreille. Leur planète est riche et mauve. » Si B. R. Bruss avait vraiment voulu s'en donner la peine, Boris Vian ne serait pas si loin... A cause de cette ombre gigantesque, on passera sur les faiblesses de son dernier roman, pour n'en retenir que les qualités de décontraction et de bonne humeur : de nos jours, ces denrées sont trop rares pour qu'on se permette de cracher dessus.
Denis PHILIPPE
Première parution : 1/12/1971 dans Fiction 216
Mise en ligne le : 28/4/2002