Lorsque le Foyer, doux foyer, long-courrier interstellaire en croisière touristique, s'approche de Nuage, ses passagers peuvent lire ce message sur la surface de la planète lisse comme une bille d'acier. Les choses ne vont pas tellement bien à bord. Le navire est en perdition. La séduisante Mme Bucarest vient de mourir de façon aussi horrible qu'incompréhensible. Et la réalité a commencé de se dissoudre.
Est-ce sous l'influence de Prune, la petite fille folle qui aime allumer des feux de bois dans les coursives ? Est-ce la faute de Washington, le capitaine, secrètement amoureux de Prune ? Ou de façon plus, inquiétante encore, s'agit-il d'une sorte de maladie cosmique transmise par Nuage qui fut le lieu d'une expérience mystérieuse ? En tout cas, les choses ne s'arrangent pas lorsque le Foyer, doux foyer tente de se poser à la surface introuvable de la planète et descend inéluctablement à travers ses trente mille étages à la recherche de ses habitants.
Ce roman, qui renouvelle la science-fiction française, a obtenu en 1988 le prix Galaxie.
Mémoires de sable (cf. Bifrost n 80) laissait supposer la réédition des œuvres d’Emmanuel Jouanne à la Volte, et cette reprise de Nuage va dans ce sens. On notera d’ailleurs qu’elle paraît en même temps que la dernière itération du Mondocane de son complice Jacques Barbéri, ce qui souligne la parenté des deux auteurs…
Nuage, parfois considéré comme le chef-d’œuvre de Jouanne, n’est pas son roman le plus représentatif. Unique excursion dans le planet opera, il obéit à une structure relativement linéaire, et le style est plus sage que souvent. Pour autant, Nuage n’a rien d’un livre neutre, et son auteur s’y implique ; sa folie légère, son goût du baroque, sa compulsion surréaliste, s’y expriment à plein – au-delà des références sempiternellement avancées, qui peuvent souligner la dimension SF du texte (Dick, Sheckley…) ou chercher la légitimité au-delà (Vian, Carroll…).
Nous sommes à bord de l’astronef Foyer,doux foyer. Membres de l’équipage ou simples voyageurs, les passagers ont tous des noms de villes : le capitaine Washington, le « boucher » Dresde, le critique d’art Rangoon, la romancière Calcutta, le violoniste Mœdruvellir (ce qui fait pas mal de monde tournant autour de l’art, et ça n’a rien d’innocent)… Des caractères tranchés, pas toujours très sympathiques. Chacun à sa manière a sans doute quelque chose de bouffon… Mais il y a aussi Prune – petite fille de neuf ans, considérée irrémédiablement folle (mais le capitaine Washington a des sentiments inavouables pour cette Alice…), elle fait preuve d’une étonnante sagesse, et d’une faculté d’adaptation inaccessible aux adultes formatés.
Or le Foyer, doux foyer est contraint de se poser sur la planète Nuage, dont le soleil est Chaos – planète dépourvue du moindre intérêt touristique, aussi serait-il absurde de s’y attarder… Nuage qui, fantasque, accueille l’approche du vaisseau avec un lâcher de confiseries dans l’espace, et une grande roue de 27 km de haut qui semble espérer la collision…
Bienvenue sur Nuage ! Le monde du changement permanent, tout à la gloire de l’éphémère. Un piège cosmique pour nos timorés voyageurs… à l’exception de Prune, qui y trouve un terrain de jeu idéal, où son doux délire pourra contribuer, sinon au salut des naufragés, du moins à leur édification.
Nuage est insaisissable – monde en creux d’une infinité d’étages qui résiste à la cartographie. Ce qu’ont bien fini par comprendre ses habitants immortels, asexués et ataraxiques, très attachés à cet état des choses qui est en fait absence d’état : la venue des voyageurs a quelque chose d’une menace…
Le roman est dès lors prétexte à une succession de saynètes folles – et souvent drôles, si le rêve du lecteur est le cauchemar de ses protagonistes. Le changement est au cœur du propos, justifiant de bien jolis délires immanquablement poétiques. « Ici, le petit Poucet se serait égaré ; ses cailloux blancs seraient devenus oiseaux ou arbres, locomotives ou papillons… »
L’art y a sa place. Le critique Rangoon a plutôt le mauvais rôle… car l’art, ici, est d’autant plus beau qu’il est éphémère – conception qui s’accorde mal au bagage académique de l’historien de l’art, dans l’après-coup et la permanence par essence… D’où cette erreur ultime de la quête de cohérence ?
« J’ai découvert le sens de tout ça, dit Rangoon.
— Oh ! fit Prune, ça ne fait rien. Je te pardonne. »
Car la gratuité des séquences n’est pas le moindre atout de Nuage – roman baroque et d’une jubilation destructrice ; sans doute structurellement et formellement sage par rapport à d’autres œuvres de l’auteur, mais imprégné d’une agréable folie qui le distingue du tout-venant.
On peut regretter que Jouanne ait choisi de s’en tenir à un style « utilitaire ». Les deux nouvelles qui concluent cette réédition – même si leur lien avec Nuage est somme toute limité – sont autrement plus séduisantes à cet égard.
Quoi qu’il en soit, l’entreprise voltienne est bienvenue. Si l’on n’en fera pas nécessairement un chef-d’œuvre, Nuage demeure une lecture des plus plaisante, et riche de sa singularité. Il n’y a plus qu’à espérer que l’éditeur poursuivra sur cette lancée.
Bertrand BONNET Première parution : 1/10/2016 Bifrost 84 Mise en ligne le : 19/10/2022
Tout le sujet de ce livre est contenu dans l'apparition déconcertante que les passagers du Foyer, doux foyer découvrent en abordant la planète Nuage : une fête foraine, une grande roue à l'échelle de l'univers et des manèges ; symboles criants d'un monde où l'illusion est reine. Nuage ne cessera plus, au fil du récit, ses transformations imprévisibles qui vont des apparences trompeuses de sa propre structure (planète concentrique aux trente mille étages) à la matérialisation des fantasmes des naufragés. Les apparences et l'illusion... Après cet admirable livre qu'est La transmigration de Timothy Archer, on ne peut qu'évoquer l'ombre de Dick. Pourtant, Jouanne est tout sauf réduplicateur de Dick, ni même de Jeury. Sa force réside pour une part en sa capacité d'illustrer un motif déjà tant pratiqué sans pour autant sembler revêtir ce qui ne serait plus que défroques : esthétique dickienne ou manière jeuryenne.
Jouanne conduit son oeuvre propre, et s'il s'attaque à l'illusion de Nuage, il le fait en touchant l'éternelle interrogation de l'homme face à la permanence des choses (il faut souligner le motif second du récit : le statut des immortels, contrepoints installés dans la durée face à la mouvance du monde — mais au prix de la perte de tout sentiment). Et si nous rêvions notre réel ? La SF demeure une excellente école de la maîtrise de nos perceptions : du monde le plus univoque, le moins mobile, ainsi que le dépeint en une idéologie de l'ordre le space-opera le plus classique, à l'irréalité fuyante et toujours renouvelée de Nuage, l'interrogation toujours présente (sous-jacente ou évidente) tient à la possibilité d'appréhender ou non le monde phénoménologique, de s'y perdre ou de le maîtriser. Ce que nous dit Nuage est un constat de la fragilité humaine : privé de ses références à un univers qu'il veut empoigner et modeler, à un monde immobile, l'homme devient incapable de saisir ce qui l'entoure. Ainsi les acteurs de Nuage demeurent-ils hésitants, s'enfonçant dans l'inaction et le discours sans fin. L'homme ne peut que difficilement s'adapter, sauf à être comme Prune intérieurement la proie d'une similaire sarabande. La seule perception possible serait-elle du côté de ce que nous nommons folie ? Lorsqu'on peut séparer les sensations illusoires des sensations réelles, tout peut être illusion et l'homme univoque ne peut que s'asseoir et s'assourdir de paroles : le monde de la représentation lui échappe.
C'est la perte de la stabilité, sur quoi notre existence se fonde (illusoirement ?). L'éphémère est mal perçu, rejeté : ainsi les manifestations artistiques d'avant-garde (songeons aux néo-dada ou à Fluxus). Ainsi les romans tels que Nuage, dont tout l'objet en définitive, selon cette optique, consiste à se décrire lui-même. Nuage, roman qui installe un discours polysémique, fonctionne en une parfaite adéquation à son sujet. La moindre phrase s'écrit pour se voir démentie l'instant d'après. Bruno Lecigne en une belle formule parle chez Jouanne de matrices soumises à un régime d'auto-combustion. Lequel est métaphore de l'autre, du texte organisé sur sa remise en question, ou de l'univers — royaume de l'illusion — proposé par ce texte ?
Notons l'économie très symbolique du récit : il n'est pas gratuit qu'une partie de Nuage ingère le cerveau du navire perdu et devienne celui-ci. Le cerveau est le siège d'une incessante activité dans l'ordre du mouvant — et d'elle-même Nuage est un cerveau à l'activité débordante. Dès lors Nuage/roman n'est autre qu'un discours sur le fonctionnement de l'esprit humain tel que selon les principes de la Raison nous l'occultons soigneusement. Il faut être Prune pour communier avec Nuage.
Ce projet esthétique n'a plus grand-chose à voir avec la rhétorique dickienne. On est peut-être plus proche du Jeury des Yeux géants, et pour moi Jouanne se situe encore ailleurs par rapport à ce modèle. Au-delà. Peut-être Nuage trouve-t-il son origine dans la dernière phrase du roman de Jeury : « La suite de ce récit ne pourra jamais être écrite avec des mots humains ». Eh bien si, on peut dire une telle aventure ; Nuage en est la première relation. Et il s'agit d'une réussite majeure. Après Damiers imaginaires dont Stéphane Nicot vient enfin de rendre compte ici 1, Jouanne approfondit une œuvre unique — proche par certains côtés d'un récit formalisme (ainsi de l'image qui articule la narration, comme chez Brussolo) mais surtout marquée au coin de la dislocation interne. Il ne faut pas hésiter devant l'affirmation selon laquelle aujourd'hui Emmanuel Jouanne nous a donné une œuvre qui marquera. Boris Vian, Lewis Carroll et Robert Sheckley n'ont à mon sens pas grand-chose à y voir. (Contrairement aux affirmations fantaisistes mentionnées par l'éditeur sur la quatrième de couverture).