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(Paris, France), coll. Science-Fiction / Fantasy n° 5154 Dépôt légal : février 1983, Achevé d'imprimer : 2 février 1983 Roman, 192 pages, catégorie / prix : 2 ISBN : 2-266-01231-2 Format : 10,8 x 17,7 cm Genre : Fantasy
Dans l'empire d'Eristan, la civilisation technologique a disparu depuis longtemps. Le progrès sauvage, dit-on, était devenu une entrave à l'épanouissement de l'homme. Oui, mais cette explication est celle des nouveaux maîtres de l'empire. Taël Ohelen, un jeune archéologue, a des doutes. « Le temps est un sable vert », a dit le sage Varikama. Le légendaire Sablier peut-il rendre aux Eristaniens la maîtrise de leur destin ? Pour l'atteindre, il faut traverser le désert, affronter les serviteurs du temps, se perdre dans les ruines de Dirak et laisser faire la chance. Nul ne sait d'où sort le Sablier, qui donne de si bons conseils. Peut-être a-t-il été placé là tout exprès par les mythiques maîtres du temps. Et s'il vient du futur, comment s'étonner qu'il en parle si bien ?
Michel Jeury se consacre à la science-fiction depuis de très nombreuses années. Sous le pseudonyme d'Albert Higon, il a obtenu en 1960 le prix Jules-Verne. Parmi ses œuvres plus récentes, qui ont profondément renouvelé la science-fiction française, et qui ne sont pas sans rappeler l'univers de Philip K. Dick, il faut citer le Temps incertain, les Enfants de Mord, les Singes du temps, parus dans cette collection.
Critiques
Cet ouvrage, il faut le reconnaître, n'avait pas été des mieux accueillis lors de sa première parution dans la défunte collection « L'Age des Etoiles ». On avait dit alors qu'à composer avec le roman « pour adolescents » au lieu de le plier à son projet personnel, Jeury avait asséché son univers, n'en conservant qu'une pâle copie. On entendit par la suite des arguments à peu près similaires au sujet de ses premiers Fleuve Noir.
Il semble de moins en moins contestable que le Jeury d'aujourd'hui n'est plus vraiment comparable à l'auteur qui soumit voici un peu plus de dix ans Le temps incertain à Gérard Klein. Il confie même avoir décidé de « moins contrôler à la fois le fond et la forme de (ses) prochaines productions », cherchant à « atteindre plus de légèreté et d'envolée ». Le récit jeuryen devient maintenant un récit très structuré, simple, linéaire, où les rapports de causalité seront nets et explicités, et sans aucune « zone d'ombre ». Est-ce à dire que la période expérimentale est définitivement révolue ? Lorsque Michel Jeury parle de son actuel « bonheur d'écriture », faut-il entendre que le premier Jeury d'avant-garde (pour simplifier outrageusement) n'en était pas porteur ? On risque fort, à ce jeu, de retomber dans les vieilles ornières critiques et d'en arriver aux positions des contempleurs de Philippe Sollers. C'est Raymond Milési qui rappelait récemment dans ces pages que respecter son lecteur ne signifie pas l'installer dans un confort de lecture. Et voici comment un ouvrage aussi linéaire que Le sablier vert soulève d'importantes questions.
Ce n'est sans doute pas un hasard si les efforts des « formalistes » (Lecigne, Jouanne, Brussolo, Evrard) tombent dans le vide, sans soulever l'enthousiasme qui accompagna naguère Le temps incertain. La SF aurait-elle laissé passer sa chance ? Et l'espoir d'une grande rigueur littéraire était-il réellement une chance à saisir ? Ou bien la SF authentique est-elle cette littérature simple et sans zone d'ombre qui fleurit aujourd'hui chez Jeury comme chez d'autres écrivains des années soixante-dix ? Rien n'est simple — et ceci est une leçon jeuryenne. Peut-être, après tout, ces questions ne sont-elles pas pertinentes. Peut-être vaudrait-il mieux demeurer au ras du texte et ne pas chercher ailleurs son commentaire.
La nouvelle version du Sablier vert diffère fort peu, fondamentalement, de l'initiale. Il y a l'Eristan isolationniste qui a rejeté la science et redécouvert le féodalisme, et le Novaloro technologique qui s'encroûte dans la bureaucratie. Et il y a Taël Ohelen, l'archéologue fasciné par les machines antiques, ballotté d'Eristan en Novaloro à la recherche du « Sablier vert », source des connaissances, et qui devra réconcilier les antagonismes sociaux. Une fois de plus, la révolution n'est pas une voie royale : la connaissance est le moteur du changement.
Les chapitres rapportés approfondissent l'idée de base : il n'y a pas de vérité unique ni de système social parfait. « (...) L'Eristan avait renié l'héritage de la science et de la technique. Au nom de la liberté : mais la régression avait abouti à l'esclavage. Au nom du bonheur : mais la misère et le malheur étaient le lot du plus grand nombre... Et (...) les habitants du Novaloro étaient-ils libres et heureux ? (...) Libres, oui, mais il y avait l'administration et les machines. Heureux, oui peut-être, mais ils avaient perdu le goût de la création et ils ne croyaient plus à l'avenir... » (p. 118). L'être humain est ce qu'il est, fort loin de la perfection, mais on ne peut impunément châtrer l'une ou l'autre de ses tendances sociales. Cette réflexion n'est pas neuve, mais mérite toujours de se voir rappelée.
Enfin, la conclusion nouvelle du récit permet à l'auteur une belle métaphore, comme on en voit trop peu en littérature d'aventure : la chasse à l'ombre grise, que l'on n'attrape jamais mais qui permet les découvertes essentielles. Ainsi, si l'on n'accède jamais à l'utopie, sa quête permet-elle de découvrir les réalités du monde et de soi-même. La sagesse grecque du socratisme n'est pas loin. Si toute la « littérature linéaire » devait nous offrir de pareilles images, je vote pour ce type d'écriture.
Citer la collection dans laquelle s'insère le roman que l'on est en train de critiquer ressort souvent de la simple information ou d'une publicité déguisée, selon le point de vue où l'on se place. Mais en ce qui concerne le dernier roman de Michel Jeury « Le sablier vert », préciser qu'il est publié dans « L'Age des Etoiles », une collection pour adolescents (Ed. Robert Laffont) fait partie intégrante de la critique de l'œuvre, car le cadre/support a fortement conditionné ici le produit. N'anticipons pas, cependant, sur les conséquences de ce défaut originel et revenons à l'objet littéraire proprement dit.
La surface de l'œuvre est sans surprise, tant par son intrigue (citons la quatrième de couverture, très fidèle : « Peu satisfait de l'ordre policier qui règne en Eristan, épris de justice, Taël décide de passer les frontières de ce minuscule empire et se lance dans une quête peut-être illusoire : celle du Sablier Vert, enfoui sous les ruines de l'ancienne cité de Kirak et qui conférerait à son découvreur le pouvoir de changer le monde ») que par sa structure, linéaire. De même, pour la thématique apparente, qui est une réflexion classique sur les méfaits et les bienfaits de la Science d'une part (« L'Eristan avait renié l'héritage de la science et de la technique. Au nom de la liberté : mais la régression avait abouti à l'esclavage. Au nom du bonheur : mais la misère et le malheur étaient, le lot du plus grand nombre... » p. 145) sur les conséquences néfastes de la politique isolationniste d'autre part (C'est à Taël que reviendra le redoutable honneur de changer le cours de l'histoire de son pays, en le faisant réintégrer la communauté des peuples de Nova Persei, supprimant ainsi la zone d'isolement qui maintenait l'Eristan dans un isolement schizophrénique et entraînait sa régression.)
Mais « tout roman est à la fois surface et symbole » (Oscar Wilde) et « Le sablier vert » est riche d'une symbolique centrée sur la notion de désert, symbolique éminemment jeurienne. Ainsi, les étendues désertiques qui enserrent l'Eristan — déjà rencontrées dans « Les maîtres des jardins » (Dédale 1 — Marabout) et « La fête du changement » (Utopies 75 — Laffont), et causées par la lèpre-rouille, la pollution ou les retombées nucléaires — signifient, certes, l'isolement schizophrénique et la régression (d'un Etat/d'un individu), mais aussi la vastitude sous laquelle doit être recherchée la Réalité (Quête de l'Essence évoquant celle de la Terre Promise par les Hébreux à travers le désert du Sinaï). Le sable, dont la multitude de grains évoque l'écoulement du Temps (« Le temps est un sable vert et j'en compte les grains sans pouvoir les marquer et les reconnaître » — citation de Gérard Klein, en exergue au roman), est aussi un élément purificateur car, liquide comme l'eau et abrasif comme le feu, il est parfois substitué à l'eau dans certaines ablutions rituelles islamiques. Quant à la sécheresse, elle est vécue comme une période transitoire de l'âme, précédant l'ouragan, prélude à toute révélation et à l'émergence d'un nouvel individu 1.
Ainsi, malgré les apparences, la mission dont est investi Taël — retrouver le Sablier Vert pour sauver l'Eristan — est avant tout une quête individuelle, une recherche de l'identité chère à Jeury, retour au plus profond de soi-même, jusqu'à l'enfance, jusqu'à la petite mort bienheureuse de la période fœtale. En effet, le sablier — objet de la quête — par sa possibilité de renversement du temps, ne signifie-t-il pas un retour aux origines ? Et le sable, facile à pénétrer, plastique, épousant les formes qui se moulent en lui, n'est-il pas le symbole de la matrice ? L'expédition vers l'ancienne Dirak, vers les Terres du Sud, peut ainsi âtre apparentée au « regressus ad uterum » des psychanalystes 2 et devient dès lors un avatar de l'univers chronolytique, ce dernier étant considéré comme « la médiation par laquelle il convient de passer pour accéder d'un niveau — du temps, de l'espace et de soi — à un autre » 3.
« Le Sablier Vert » est donc, incontestablement, un roman jeurien. D'autres éléments viennent renforcer cette affirmation. La dialectique Repli/Ouverture qui, sur le plan individuel, est un leitmotiv de l'œuvre de Michel Jeury 4, est appliquée ici à l'échelle d'un Etat, l'Eristan. Le fait que pour les Eristaniens l'extérieur ne soit objectivement que barbarie, alors que celle-ci est une illusion entretenue par les habitants des Pays Libres, n'est pas sans rappeler le fameux « Tu te crois assez malin pour savoir ce qui est réel et ce qui ne l'est pas ? » des « Singes du Temps » (R. Laffont) et les mirages de « La fête du changement ». Et, bien sûr, l'éternelle fascination pour le Sud, pour l'Orient.
Alors pourquoi « Le Sablier Vert » ne se hausse-t-il jamais au-dessus de l'honnête récit d'aventures ? Il ne s'agit pas ici de reposer la question « Faut-il écrire spécifiquement pour les jeunes ? » 5, mais nous sommes bien obligés de constater que Michel Jeury n'a pas su composer avec les impératifs du roman pour adolescents. Constat d'échec : l'univers jeurien, remodelé pour un public de jeunes lecteurs, perd de sa vitalité et devient une simple copie exsangue de l'original, une enveloppe vide. Comme castré, il se banalise à vouloir pénétrer un moule qui ne lui convient pas. Bridé, muselé, à l'étroit, il s'étiole des suites de cet accouplement contre nature.
Un roman pour adolescents doit (paraît-il) être simple dans sa forme, optimiste et présenter un héros positif 5... Toutes choses fort étrangères à notre auteur ! En effet, l'univers jeurien se caractérise par l'incertitude et la répétition différentielle 3, ce qui, sur le plan littéraire, donne une structure éclatée, hachée, spiralée, aux multiples actants et aux multiples points de vue. Bref, tout à fait à l'opposé de la sage linéarité du « Sablier Vert ». Il est connu aussi que Michel Jeury n'aime guère les héros, sûrs d'eux et bouffis de certitude, expression d'un ordre bourgeois immuable. Il affectionne les hésitants, les êtres en marge, les anti-héros quarantenaires créés à son image et qui « ont des rapports difficiles avec la réalité », personnages écartelés entre un individualisme schizophrénique et le désir de s'insérer dans la communauté. Taël n'est pas — ou fort peu — un personnage jeurien. Sa jeunesse, son statut de héros positif qui surmonte tous les obstacles sans trop d'hésitations ni de difficultés, sa faible consistance littéraire n'en font pas le frère de Daniel Diersant ou de Simon Clar (même si ce dernier, à la fin des « Singes du Temps » accouchait d'une décision aussi importante que celle de Taël). A la recherche de leur identité les personnages jeuriens s'ébrouent dans un Temps Incertain, remontent dans leur passé, souvent séduits par les charmes de la pulsion de mort et de la régression. Jamais ils ne vont dans le futur ! Or c'est ainsi que se termine « Le Sablier Vert », par le saut iconoclaste de Taël et Evi dans l'avenir, pays des Boaras. Blasphème jeurien !
« Le Sablier Vert » aurait pu être un excellent « Ailleurs et Demain », tous les ingrédients pour l'élaboration de la subtile alchimie jeurienne étant présents. Mais pour n'avoir pas osé transgresser les critères (discutables) du roman pour adolescents, il se contente de n'être qu'un honnête Fleuve Noir. Les lecteurs de « L'Age des Etoiles » étaient en droit d'attendre autre chose de Michel Jeury.
Il fallait oser renverser le Sablier !
Notes :
1. On se souvient de l'importance de l'ouragan comme révélateur dans « Ouragan sur le secrétaire d'Etat »(Fiction 246) et « Un jour torride » (Retour à la Terre 2 — Denoël). 2. Elle peut aussi être considérée comme une manifestation de la Pulsion de Mort : « Le Sud, c'est le Soleil — tout le monde le sait — et c'est aussi — symbole plus complexe — la mort », m'écrivait Michel Jeury en 1975. Que l'on se souvienne d'ailleurs de ce texte remarquable, « Le rendez-vous du Sud », paru dans Fiction 248, et qui se terminait par la mort de Gil Dorval, mort de s'être dirigé vers le Sud. Et puis, n'est-il pas significatif aussi de savoir que, dans la mythologie mexicaine, le Sud, pays du feu et du soleil, est aussi celui où réside Mictantlecutli, le Dieu de la Mort ? 3. Jacques Rouveyrol in « L'univers chronolytique de Michel Jeury », Popillus 3. 4. Cf. principalement ces deux romans-miroirs que sont « Soleil chaud poisson des profondeurs » (R. Laffont) et l'excellent Albert Higon paru récemment chez J'ai Lu « Le jour des Voies ». 5. Cf., dans Fiction 284, les réflexions de Michel Jeury lui-même sur ce sujet : « Le pays où l'on arrive toujours : à propos de la collection « L'âge des étoiles » ».