Le premier roman publié par R.C. Wagner, Le serpent d'angoisse, était une œuvre intéressante car brassant tout à la fois des thèmes typiquement SF (souvent proches du Michel Jeury de la grande époque) et des idées politico-mystiques venues du goût de l'auteur pour le psychédélisme des années soixante américaines. C'était néanmoins une œuvre trop brève pour rendre compte clairement du talent (réel) de Wagner, et les lecteurs l'attendaient donc au tournant, en l'occurrence à son second roman publié. Hélas, les œuvres de Wagner ne sont pas éditées dans l'ordre de leur écriture non plus que dans celle de leur intérêt et de leur importance. Ce qui fait que ce second roman risque de décevoir plus d'un lecteur, car il s'agit là d'une œuvre relativement mineure, alimentaire pour tout dire, et qui plus est entachée de quelques défauts.
La base en est pourtant une splendide idée de SF, une de ces idées auxquelles on reconnaît les grandes imaginations du genre, les grands auteurs sachant créer ou réorganiser les archétypes. Le Faisceau chromatique c'est l'ensemble des univers existants, qui se répartissent selon une graduation des couleurs, à la manière d'un arc-en-ciel transdimensionnel. Fascinante et originale manière de mettre en scène la quatrième dimension, la trame des mondes parallèles. Des fissures apparaissent parfois au sein du Faisceau et c'est alors que sans le vouloir des individus peuvent glisser d'un univers à l'autre... Cette étrange expérience arrive à un groupe de jeunes banlieusards parisiens, des amis dont les portraits sont proches de personnes existantes, et dont les goûts sont ceux de l'auteur : le psychédélique, les années soixante, les “garage bands” et le mysticisme LSD...
Le glissement est tout d'abord imperceptible : les copains raccompagnent chez lui le disquaire Elric, à une heure où les trains de banlieue ont depuis longtemps cessé de rouler. Scènes banales de fin de beuverie amicale, discussions et descriptions bien vues. Elric rentre dans son H.L.M. Et “ça” commence à déraper : il a oublié son portefeuilles dans la voiture, Richard va donc le lui rapporter. Il est accueilli par Elric furieux d'être ainsi réveillé en pleine nuit, et niant avoir jamais passé la soirée avec eux. Interloqué et agacé, Richard resonne à l'appartement... et c'est une toute autre personne qui ouvre. Elric n'a jamais habité ici. Pendant ce temps un vieux juif passe, qui remet trois étranges pièces aux compagnons de Richard, et leur confie un message pour son chien jaune. Quant à Elric, il passe de la vision ahurissante d'un ange pendu à un réverbère à celle d'un bar sordide, puis à un autre, le même, étrangement transformé... Cette dérive d'univers en univers des deux groupes n'est pas le seul élément d'intrigue du roman. Car par dessus tous ces événements étranges et ces mondes de plus en plus inhospitaliers se déroule une lutte rappelant Le gambit des étoiles de Gérard Klein : un jeu à la dimension du Faisceau chromatique, entre deux adversaires. Un jeu de go, pour une fois, ce qui renouvelle agréablement l'archétype du jeu cosmique.
Si j'ai parlé d'œuvre mineure, c'est que malgré toutes ses potentialités, Un ange s'est pendu demeure un simple roman d'aventures, sans plus.
Les paysages sont esquissés sans beaucoup d'efforts, et les péripéties n'ont pas un rythme assez soutenu. Wagner n'a pas fait là œuvre profonde, travaillée, mais simplement un roman distrayant. Ce n'est pas en soi un défaut, mais ce qui aurait parfaitement passé dans le cours d'une œuvre déjà importante risque de décevoir quand il ne s'agit que d'une seconde publication. Les lecteurs attendaient certainement plus de l'auteur.
J'ai aussi parlé de quelques défauts : c'est une écriture relâchée, où demeurent des scories stylistiques qu'un peu d'attention aurait suffit à éliminer. C'est le personnage de Vlad, jouant à tel point avec les archétypes qu'il en perd toute force. C'est, enfin, l'ennui de quelques “conversations de bistrots”, trop nombreuses au début du roman, même si elles sont bien observées.
Bref, un livre qui accuse les défauts de ses qualités : les idées de base sont excellentes, mais peu développées ; les clins d'oeil (aux clichés du genre comme à la vie quotidienne de l'auteur) deviennent pesant lorsqu'ils sont trop nombreux.
Ai-je l'air de critiquer trop durement ce roman ? Ce serait un tort, car qui dit mineur ne dit pas médiocre, et il y a là-dedans des scènes splendides et des concepts enthousiasmants ! On peut raisonnablement s'attendre à une suite (la fin demeurant ouverte), et c'est avec plaisir que je l'accueillerai. Quant aux lecteurs qui, gourmets, estimeront que ce livre-ci ne répond pas à leur attente, qu'ils ne rayent pas pour autant Roland C. Wagner de leur liste. Car il a dans ses disquettes plusieurs épais romans de la plus belle eau (parmi lesquels les autres éléments de l'histoire du futur dont Le serpent d'angoisse n'est que l'introduction), qui prouveront à quel point il est talentueux. Soyez patients : La mémoire des pierres ne tardera pas, et c'est la première partie d'une œuvre vraiment forte.
André-François RUAUD (lui écrire) (site web)
Première parution : 1/6/1988 dans Fiction 398
Mise en ligne le : 24/3/2002