En 2007, je me suis vu attribuer en France le Prix Cyrano, alors tout frais et pas encore moulu (il avait été créé en 2004). Je me suis toujours interrogée sur le nom de ce prix, mais il renvoie peut-être à ce vers célèbre du Cyrano de Tonton Rostand, dans la tirade des Nez — “Je me les sers moi-même, avec assez de verve…”, dont j’ai modifié la suite en : “et je n’ai pas besoin qu’un autre me les serve”. Car il est remis lors de la Convention nationale française de SF “à une personnalité de la SF invitée à la Convention”. Un prix de présence, auto-gratulatoire en quelque sorte, mais qu’on m’avait décrit comme un prix pour l’ensemble de l’œuvre — et qui l’est aussi, je crois, somme toute, si j’en juge par les trois augustes qui m’ont précédée et les onze augustes qui m’ont suivie.
Il y a quelque chose de doux-amer à recevoir un prix de ce genre à soixante ans (même pas l’âge de bronze officiel !) plus encore après, alors qu’on se pense encore un peu vivante quelque part et qu’on croit, ou espère, avoir encore quelques petites histoires à raconter. Mais telle est la dure loi du sport : après avoir fini un roman, quant à moi, je n’ai jamais vraiment été sûre qu’il y en aurait un autre après. Et donc “pour l’ensemble de l’œuvre… jusqu’à présent”, ça se prend bien !
Et puis, la statuette de Caza, trophée concrétisant le prix, est vraiment magnifique. Jugez-en :
En 2007, je n’ai pas voulu emporter ce prix : mes valises étaient lourdes, j’en avais plein les bras, l’idée du long périple de retour m’épouvantait quelque peu… “ Pas de problème, m’a-t-on aimablement dit, on va te l’expédier.”
Cool. Je suis rentrée et j’ai attendu.
Puis, inquiète de jouer les Sœur Anne, je me suis enquise. Ah ben non, on ne l’avait pas encore envoyé, mais on allait le faire.
Au bout de quelques autres mois, m’étant de nouveau fait assurer que non, ça n’avait pas été perdu en route puisque pas envoyé, j’ai cessé de regarder la route qui poudroyait. Je retournerais bien en France à un moment donné, et alors, je récupérerais la chose, pas de problème.
Quelques années plus tard (convention… festival…), “Bon, les copains, je reviens, vous me préparez cette statuette ?”
Ah, mais, on ne savait pas trop qui l’avait, la statuette. On allait se renseigner.
Je ne sais trop ce qui s’est passé (ma mémoire n’est plus ce qu’elle n’a de toute manière jamais été), mais je n’ai pas remporté The Statuette chez moi cette année-là.
Ni une autre année. On avait oublié de l’apporter.
Ni une autre année : j’avais oublié de demander — acte manqué, peut-être.
Il y a eu d’autres visites en France, et mentionner la statuette du prix est devenu — quand j’y pensais — une sorte de private joke entre moi et moi.
Et puis, l’an dernier — l’année de mes soixante-dix ans, l’entrée vraiment officielle dans l’âge de bronze —, voyant passer une photo de la statuette et en appréciant une fois de plus la splendiosité, je me suis dit que, finalement, j’aimerais quand même bien l’avoir chez moi. J’ai donc effectué les démarches adéquates, ai retracé la personne qui la couvait et lui ai demandé de me l’apporter.
“Pas de problème.”
Hélas, la mémoire de cette personne étant aussi bonne que la mienne, elle l’avait laissée dans son soigneux emballage sur le comptoir de sa cuisine.
OK, ça arrive, nous ne rajeunissons ni les uns ni les autres et toute cette sorte de choses. Nous nous sommes assurés mutuellement que la prochaine fois que je reviendrais, tagada, la statuette serait là.
Et elle le fut. Couchée dans l’humble sarcophage d’une boîte à chaussures et enveloppée de morceaux de draps blancs agrémentés de papier (blanc aussi, un linceul approprié), elle me fut remise en mains propres, quoique furtives, sur le plancher des Utopiales de Nantes.
Onze ans après, vieux motard que jamais, The Statuette est chez moi.
Eh bien, en partie. Il lui manque un bras. L’autre avait été recollé — mal, il s’est répandu de nouveau dans l’emballage que j’avais arrangé pour que ça tienne dans ma valise et m’épargne des ennuis aux contrôles d’aéroports (l’objet de trente cm de haut, lourd et contondant, a tout de même un profil un peu inquiétant). Le socle est fissuré. Et de la majestueuse crête, il ne reste rien.
Que voulez-vous, les héros sont fatigués. Celui-ci a vécu, il a perdu des plumes en route — comme moi. Après tout ce temps, il est devenu un symbole des plus appropriés pour une vieille combattante, et je le mettrai en bonne place dans mon bureau (après avoir recollé son bras aussi bien que je le pourrai).
Mais j’aurais aimé pouvoir penser que les créateurs du prix, lesquels l’ont tenu assez au sérieux, semble-t-il, pour le doter de cette belle statuette, en prennent aussi les récipiendaires assez au sérieux (sans parler de son créateur !) pour s’assurer de la leur remettre en temps utile, et intacte.
12/03/2018 Trois ans plus tard
Les absents sont toujours présents -- par leurs livres et, en ce qui concerne Joël Champetier, par le prix qui a été fondé en son nom, couronnant une nouvelle issue de la francophonie non québécoise. Le prix en est à sa deuxième année, et c'est un franc succès. Joël aurait été content.
À mesure que le temps passe, davantage d'absentes (le masculin est compris dans le féminin) viennent s'asseoir à la table des présences invisibles. Il y a quelques semaines, c'était Ursula Le Guin, qui m'a redonné (comme à beaucoup d'autres écrivaines de ma génération) le goût d'écrire de la science-fiction dans les années... oupse, début 70. Il y a quelques jours, c'était Kate Wilhelm. Son nom est moins connu, mais ses romans à elle aussi demeurent. Ils ont fait date, et ils ne datent pas. Si vous ne la connaissiez pas -- si vous ne connaissez pas, ou mal, l'histoire de la science-fiction obstinément écrite par des auteures, autrices, écrivaines, femmes en un temps où leurs voix s'entendaient encore moins qu'aujourd'hui, allez lui rendre visite : https://fr.wikipedia.org/wiki/Kate_Wilhelm
Quant à moi, qui suis encore là jusqu'à nouvel ordre, faites un petit tour dans Actualités.
06/06/2015 Le présent des absents
Le présent des absents
C'est de rester en nous
Joël Champetier 1957-2015
Enfants du temps fictif
Nous sommes infinis, chauds et irradiants
14/03/2014 Bouteille à la mer
Bouteille à la mer
En passant par ce site web, une aimable lectrice m'a envoyé un message courriel me demandant comment ma traductrice anglaise, pour Chroniques du Pays des Mères, s'était tirée de la féminisation du langage dans ce roman. Hélas, pour une raison inconnue, mon maudit iPod efface définitivement sur le site de Yahoo Mail les messages que je lis et efface sur lui ( ???? !!!! La technologie c'est bien, quand ça fonctionne comme on le désire...). Je n'ai donc pu répondre à cette lectrice, ayant ainsi perdu son adrelle.
Dans l'espoir bien ténu qu'elle lira ceci, et pour répondre à la question, qu'on me pose souvent : mon excellente traductrice d'alors, Jane Brierley (j'ai eu de la chance avec tous mes traducteurs !) a réussi à faire passer une partie de la chose, pour les noms sinon les adjectifs et participes passés féminins -- impossible en anglais --, en inventant elle-même, avec moi, des termes anglais qui évoquent le féminin - ça, et la prise en charge de diverses réflexions linguistiques par le personnage point de vue:-) permet à des lecteurs non francophones de saisir en partie ce que j'ai voulu faire avec cet aspect de la construction de monde dans le roman...
01/03/2014 Le Jour de la marmotte, bis
J'ai vu mon ombre ! C'est un livre. Un nouveau roman, cela mérite que je sorte de mon trou.
Et donc, 2014 s'annonce plutôt beau -- mais surtout parce que je suis en train d'écrire une autre histoire. En trois volumes cette fois. Trois ombres, sera-ce un roman de science-fiction, sur une planète à trois soleils ? Non. Une autre fantasy uchronique, dans le même univers que Reine de Mémoire, mais pas mal de temps avant. Et oui, c'est la chose annoncée sur le site de mon éditeur depuis... gn-gn-gn années. Mais que voulez-vous, les écrivains désirent, mais la soi-disant vraie vie dispose. Ça ne vit pas que de graines, ces oiseaux-là. Ne m'en veuillez donc pas de mon silence, puisque c'est celui de la création. On ne cause pas tout le temps sur fesse-bouc, quand on écrit. Quand on vit non plus, d'ailleurs, vraie vie ou pas. Ou enfin, pas moi. Je me contente de vivre, ou de survivre, selon les années. Et d'exister quand j'écris !
On ne se refait pas. Quand on aime les mots, c'est pour toujours.
PS : Si vous voulez voir de merveilleuses images de livres, de lecteurs et de lectrices, allez visiter le site auquel j'emprunte aujourd'hui : Le Savoir Lire
07/10/2013 Incroyable mais vrai !
... il y aura deux entrées pour 2013 sur mon site ! Il faut croire que je n'ai que ça à faire (eh bien, entre deux romans...) Mais je me sens de terriblement bonne humeur, cigale ayant écrit tout l'été, et j'ai envie de partager. Je dois admettre que l'écriture est ma drogue, mon high... Mais sérieusement : ma joie la plus profonde. Celle qui me fait oublier tous mes bobos et, presque, les maladies du monde. Pas vraiment, parce qu'en tant qu'écrivaine comme en tant qu'être humain, je suis ouverte à tout ce qui m'entoure, et ce qui m'entoure est vaste : le Soi n'est pas une monade mais un lieu de circulation perpétuelle entre le proche et le lointain, de la famille au cosmos et retour, sans barrières. Cependant, les maladies du monde sont un peu moins douloureuses – quand on ne les subit pas directement, c'est-à-dire – lorsqu'on peut essayer de les comprendre. Et pour moi, comprendre passe par l'écriture. Gabrielle Roy a écrit : “À un moment, la vie m’a paru intolérable si on ne pouvait pas essayer de l’expliquer, de la comprendre davantage, et de la transcender.” Une phrase et un sentiment que tous les écrivains, sans doute, peuvent faire leurs. Et tout être humain qui en a le temps.
Ma foi, puisque nous avons survécu à la énième fin du monde (pas tous : Hello, François, hello, Roland, hello, Jacques... vous êtes là pareil), me voilà avec un peu de temps pour reprendre cette conversation à éclipses... Ce n'est pas seulement la fin du monde, remarquez. Je dois avoir l'esprit contrariant. Plus ça tweete, fesseboucque et autres joyeusetés médiasociales et plus j'ai envie de me construire une tour. Avec des vitres sans tain, qui permettent de voir sans être vu quand on en a envie, parce qu'enfin, le monde m'intéresse. Simplement pas tout le monde et n'importe qui n'importe quand et dans tous leurs états. Savoir, oui. Être contrainte au voyeurisme d'innombrables et répétitives banalités, non.
Dinosaure je suis et m'assume donc. En imaginant avec curiosité le retour de flamme -- car il y en aura un, à un moment donné. Aux excès du déballage répondra un excès d'emballage, ou du moins de réticence. Je nous le souhaite, sinon l'excès, qui en bien des choses est un défaut, du moins le retour de la discrétion et des beaux secrets. Je ne serai peut-être simplement pas là pour le voir. Car oui, 2013 a été l'année de la fin d'un monde : j'ai frappé les soixante-cinq ans, l'âge de plomb. Officiellement vieille, et (maigrement) pensionnée, j'ai désormais le droit d'être bilieuse et de ne plus être tentée de vouloir plaire à qui ne me plaît pas. Quelle libération. You've come a long way, Baby. Ou presque.
La retraite ? Quelle retraite ? Il n'y a pas de retraite pour les impénitentes. Les histoires, heureusement, ne s'arrêtent pas avec l'état civil (avec l'état incivil non plus, d'ailleurs !), ni avec les Prix décernés pour l'ensemble de l'œuvre. Je vous en donnais une en avant-goût il y a deux ans, eh bien, elle, ses sœurs et ses cousines ont été publiées (voir dans Actualités). On réédite mon bouquin Comment Écrire des Histoires, Guide de l'explorateur, ce printemps (idem), un recueil de nouvelles (longues cette fois), paraîtra à l'automne, et j'ai même écrit un roman l'automne dernier. Il m'arrive de lâcher les mots et de croire qu'ils me lâchent, mais ce n'est pas encore le cas. Je dirais bien ici “Croisons les doigts” mais ce n'est pas pratique pour taper sur un clavier... Et le bois de mon bureau n'en est pas. Bah, il ne faut pas être superstitieux. Ça porte malheur. Je m'en vais de ce pas acheter un chat noir.
17/03/2012 Le jour de la marmotte
Le jour de la marmotte
Il y a des années où l’on n’a pas envie de se lever. Parce que rien ne lève. 2011 a été une telle année pour moi, tout en berne, sur tous les plans. L’explosion très publique des médias sociaux n’a rien arrangé : c’est comme si plus tout le monde passe de temps à parler de soi toutes les trente secondes, moins j’ai envie de le faire, même une ou deux fois par an... Mais tout change, sauf le changement, comme il faut toujours se le rappeler. Les années se suivent et ne se ressemblent pas, mais la marmotte finit par sortir de son trou. Et puis, des lecteurs se rappellent parfois à mon bon souvenir, en me rappelant à moi-même : ne suis-je pas écrivaine, même quand je n’écris pas ? Pour les en remercier, et en guise d’annonce, voici un texte qui fera partie de Et Autres Petits Mensonges, un recueil de textes très brefs (si !) qui devrait paraître à l’automne (je sais, c’est loin, mais le temps file si vite, maintenant...).
Un jour, dans la cour de l’école du village, sous le robinier faux acacia aux fleurs blanches et sucrées de printemps, apparut un gros tas de sable. D’où venait-il, pourquoi et comment, on ne le sut jamais. Qu’importe. C’était du beau sable, bien blanc, bien fin, bien propre et, tous âges mêlés (on se rangeait de sept à quatorze ans dans l’unique salle de classe au poêle encore ronflant), on s’empressa de le mouiller à petits seaux d’eau tirés à la pompe près des cabinets, au fond de la cour. On empila, on tassa, puis on réinventa l’architecture médiévale. Tours rondes et carrées, douves, tourelles, créneaux, châteaux sur châteaux aux parois bien lissées, aux remparts décorés de cailloux, de brindilles, ou de fleurs subtilisées aux lilas blancs et mauves qui ombrageaient l’un des murs de l’école.
Elle participait, bien sûr, pour une fois qu’elle n’était pas celle qu’on laissait de côté à la marelle, à la corde ou au ballon tournant. Mais secrètement, elle n’était pas satisfaite. C’était si massif, si… plein. On ne pouvait pas imaginer des gens vivants là-dedans. Et elle, c’était ce qu’elle aimait, pouvoir imaginer. « Tu aimes inventer des choses qui se peuvent pas », disaient ses camarades, dédaigneuses. « Elle aime mentir… », s’inquiétait la maîtresse, sourcilleuse.
Après deux ou trois jours, la nouveauté s’étant émoussée, on délaissa le beau sable pour revenir aux jeux habituels. Elle allait de nouveau être exclue. Mais, pour une fois, elle ne s’en chagrina pas. Elle resta près du tas de sable et elle commença à édifier un gros monticule, juste bien mouillé, en le tassant avec vigueur, en un dôme parfait. Puis, presque couchée pour voir ce qu’elle faisait, elle se mit à y gratter d’un doigt un petit tunnel. De plus en plus long, de plus en plus haut, le tunnel, elle pouvait maintenant gratter avec deux doigts, trois, toute la main – en évacuant avec précaution le sable superflu. Et sa main entrait jusqu’au poignet… au bras… au coude… C’était maintenant une salle souterraine, et elle dedans, juste le bras, mais elle se voyait couchée en rond comme un chat, en sécurité, au chaud, ou peut-être lovée dans les replis écailleux d’un dragon qui serait un ami, et un chevalier viendrait tuer son ami et elle le défendrait, elle tuerait le chevalier ! Ou bien elle le convaincrait de laisser le dragon tranquille, et il repartirait.
Non, ce n’étaient vraiment pas le genre d’histoires qu’aimaient ses camarades. Elles auraient voulu l’épouser, le chevalier, après qu’il aurait eu tué le dragon. Elles auraient ajouté une histoire d’amour, un mariage, des belles robes. Elle, le dragon lui suffisait, avec la caverne souterraine. Quoique… elle aurait aimé la décorer, cette caverne, ou cette salle souterraine – ce pouvait être un souterrain de château, après tout ? Et alors, qui vivait au-dessus ? Et… Mais ça devenait trop, il faudrait construire un château avec le sable, et…
Et puis une question lui vint. Comme le sable, de nulle part : « Jusqu’à quel point peut-on en enlever, et que ça tienne quand même ? »
Elle se remit à creuser la voûte et les parois de la caverne, avec plus de circonspection encore, de plus en plus lentement. Il y avait maintenant beaucoup plus de sable dehors que dedans. Et ça tenait toujours ! Comme si le vide, en-dessous de la mince peau de sable, suffisait à créer la caverne, et le dragon et le chevalier, et elle, dedans…
Mais, un pas trop lourd à côté ou peut-être un seul grain de sable de moins en trop, la voûte s’affaissa brusquement. Elle, pourtant, avec l’agréable sensation du sable humide sur la peau nue de sa main, de son bras, elle souriait : il fallait faire très attention, ça prenait plus longtemps que de bâtir des châteaux, mais on pouvait vraiment en enlever beaucoup, beaucoup, et ça tenait quand même.
Elle rassembla le sable épars et se mit à édifier un autre monticule.
01/07/2011 Petit état des lieux : La SF&F en 2011
Petit état des lieux : La SF&F en 2011
J’ai participé en mai à deux festivals francophone de SF&F d’affilée, un au Québec, notre 28e Boréal à Montréal, et un en France, le dixième anniversaire des Imaginales, à Épinal. Et je n’en parle que maintenant? Mais oui. Ceci n’est pas un blogue, et je crois à la lenteur qui permet la réflexion.
À part les allitérations et assonances, ils ont certains points communs, outre les contenus – plus équilibrés SF/fantasy au Québec, nettement plus axés sur la fantasy et le fantastique à Épinal. Bien sûr l’échelle des deux événements est très différente et les conditions de l’exercice aussi. Nous pavoisions cette année à Boréal, et avec raison : avec le maigre soutien de deux subventionnaires officiels, dans les quatre salles de notre petit hôtel Expresso, avec 110 inscrits et près de 160 participants, nous sommes apparemment sortis du creux de la vague (on a connu des Boréals d'une cinquantaine seulement de participants...). À Épinal, le festival, soutenu par la ville toute entière (les habitants hèlent les participants dans les rues, il y a des bannières et des affiches partout…), se déroule au bord de la Moselle dans plusieurs salles et chapiteaux, avec pour résultat qu’on n’a jamais vraiment conscience de la foule qui s’y presse : on attendait 20 000 personnes cette année et les organisateurs estiment avoir dépassé ce chiffre. Mais dans les deux cas, et toutes proportions gardées, j’ai été frappée par le nombre de jeunes adultes présents : une nouvelle génération de lecteurs arrive, qui s’intéresse à tous les genres, et qui est, en Francophonie européenne, pleine d’idées et d’initiatives potentiellement très fructueuses.
Par exemple, l’association CoCyclics. “Portail des bêta-lecteurs de l’imaginaire – science-fiction, fantastique, fantasy”. “Le projet de ce collectif, gratuit, sous licence Creative Commons, se base sur la réciprocité, l'échange et l'entraide entre amoureux de l'imaginaire (auteurs et lecteurs) pour améliorer des textes en pratiquant la bêta-lecture ”. De quoi s’agit-il ? D’aspirants-auteurs et de lecteurs de bonne volonté qui collaborent pour lire et commenter des manuscrits de genre, avec pour but la publication. Un ensemble de règles peu nombreuses, mais pleines de bon sens et strictement observées régissent ces interactions. Le collectif vient de publier la seconde édition d’un Guide des Éditeurs de l’imaginaire, un fascicule d’une centaine de pages qui recense tous les éditeurs français susceptibles de publier des textes de genre, avec coordonnées et détails essentiels (collections, ouverture aux jeunes auteurs, taille des textes, acceptation ou non des séries, soumission pratique – formats etc.).
En le parcourant, j’ai pris conscience du nombre époustouflant, voire accablant, d’éditeurs français ainsi possibles. Accablant pourquoi ? Parce qu’une très grande partie de ces éditeurs est distribuée au Québec et contribue à l’inondation double (auteurs français, auteurs en traduction) à laquelle nous devons faire face dans ce qui devrait être notre propre marché. Acceptent-ils des auteurs francophones non français ? Oui, s’ils sont belges ou suisses, parce que ces deux pays, de culture voisine, pratiquent à peu de chose près la même langue, avec laquelle ils ont les mêmes rapports de propriétaires sans grands états d’âme. Les Québécois ? La donne est bien différente encore aujourd’hui… On m’a dit, à Cocyclics, que des bêta-lecteurs ont eu des problèmes avec un candidat, à cause de l’écart linguistique. Ce qui ne veut pas dire qu’il faut se décourager : n’importe qui peut s’inscrire à Cocyclics. Et les éditeurs ne sont pas a priori fermés aux francophones d’outre-Atlantique… Simplement, leur bassin actuel et potentiel d’auteurs domestiques est si vaste que la notion de concurrence prend un tout autre aspect – la même situation qu’en milieu anglophone pour tous les auteurs en traduction.
Mais l’enthousiasme de ces jeunes gens de Cocyclics, leur acharnement au travail et les résultats qu’ils commencent à obtenir devraient être une inspiration pour nous – à notre petite échelle.
L’autre convergence qu’il m’a paru sentir, c’est un renouveau de l’intérêt pour la science-fiction. C’est ce qui dégage des discussions et tables rondes consacrées à ce sujet, en particulier celle à deux voix entre Carole Ecoffet, chercheuse au ISNN Mulhouse, et Jean-Claude Dunyach. L’un écrit, l’autre pas, mais ce sont tous deux des scientifiques de métier, et ils ont su placer la science-fiction là où elle doit l’être, à mon avis : dans “la transmission du vertige, de l’indicible, de l’invisible”, à partir de considérations en effet vertigineuses (on le sait depuis Blaise Pascal) sur l’infiniment petit (les nanotechnologies) et l’infiniment grand (le cosmos), ainsi que les problèmes de la modélisation (le bon vieux “la carte n’est pas le territoire” de Korzybski via le bon vieux Van Vogt) et les biais funestes qu’elle introduit dans l’imaginaire scientifique… et dans celui des lecteurs. Ou encore les problèmes de surface et d’interfaces, quand on considère la multi-échelle de la matière, du nano au macro, avec les phénomènes d’émergence quand on passe d’un échelon à l’autre… pour aboutir à un grand moment de science-fiction, de poésie, avec l’image de la “mer quantique”, “en dessous” du nano, une sorte d’incréé d’où le créé surgit et où il retombe de manière aléatoire, ou du moins encore incompréhensible pour nous.
Tout ceci pour dire que la littérature de science-fiction est absolument essentielle, et qu’elle continuera exister, même si elle semble parfois rejetée dans la confidentialité par les lecteurs et le marché (pas nécessairement la même chose). La littérature, qu’on le veuille ou non, est un art à part, parce qu’elle repose sur le langage, et que notre rapport aux mots – la pensée n’existerait pas sans eux, elle ne devient pensée que lorsqu’elle est articulée – est très différent de notre rapport aux images et aux sons.
On a d’ailleurs abordé le problème de cet éventuel renouveau et de l’acceptation de la SF (“sortir du ghetto, est-ce mal ?” titrait le programme). La brochette d’auteurs présents, tous de la même génération des 30 à 40 ans (Xavier Mauméjean, Henri Loewenbruck, Fabrice Colin…) a manifesté la même désinvolture plus ou moins militante à l’égard de la notion même de ghetto, en concluant qu’on est peut-être en train de revenir tranquillement à un “âge d'or” de la SF, celui où H. G. Wells pouvait en écrire et pratiquer d’autres genres à côté sans susciter les froncements de sourcils dédaigneux (ou l’indifférence) de la critique et des lecteurs. Et nous, au Québec ? Eh bien, Boréal recommence à attirer des jeunes lecteurs, la science-fiction y est toujours à l’honneur, et nous avons un nouveau fanzine, Asile, qui clame bien haut son horreur des étiquettes et son désir de publier tout ce qui défonce l’imaginaire… Il faudra voir à l’usage, mais je veux y déceler des signes encourageants.
Quant au renouvellement du genre, on s’est accordé à dire à Épinal qu’il y a une démarche collective dans ce sens, mais pas un “mouvement”, plutôt une “métamorphose cellulaire de la SF, un réflexe, pour survivre à sa énième mort annoncée” (J.-C. Dunyach) : des individualités qui s’attirent, qui collaborent, qui sont en émulation réciproque et non en concurrence (ça, ça durera ce que ça durera, n’ai-je pu m’empêcher de penser, un peu cynique avec l’âge). La SF d’aujourd’hui, en tout cas, n’est pas et ne saurait être celle d’hier, a-t-on insisté : elle doit “se dissoudre dans le réel pour le dynamiter de l’intérieur”. Nous ne disions pas autre chose à Boréal, je crois, quand nous remarquions une tendance de la SF contemporaine à revenir à des futurs proches, voire à des présents (dynamités…) où le lecteur peut être plus aisément séduit et diverti, i.e., au sens étymologique du terme, engagé dans une autre voie…
La dernière table ronde à laquelle je participais à Épinal portait justement sur le divertissement ; du moins avais-je posé la question “Jusqu’où est-il légitime de vouloir s’évader ?”, à partir de la considération initiale (de Jenesaisplusqui) “Le devoir de tout prisonnier est de chercher à s’échapper”. Les auteures et auteurs présents ont été unanimes à déclarer que c’était la responsabilité des lecteurs, qui s’évadent comme ils le choisissent de ce qu’ils choisissent de considérer comme leur prison, que ce soit celle du sexe, de la race, de la classe, et tous leurs affiliés. Et que pour eux-mêmes en tant qu’écrivains, l’écriture était cette évasion : on ne se contente pas d’aller ailleurs par l’écriture, on devient autre… Si des lecteurs, et des écrivains, choisissent de rester dans leur zone de confort, et de conforter ainsi leurs attentes et leurs a priori, c’est également leur droit. Qu’il y ait une science-fiction et une fantasy qui répondent à ce désir-là, c’est l’évidence même.
Mais cela n’empêche heureusement pas les autres d’exister – toutes les autres !
Pour des photos de ces deux festivals -- et d'un troisième, anglophone, celui-là -- allez dans Textes...
09/05/2011 Gazouillis de printemps
Gazouillis de printemps
Non, il ne s’agit pas de twitteries, mais bel et bien du printemps, ou du moins d’une journée qui fait bien semblant : impeccable ciel bleu, soleil sur les bourgeons qui gonflent… qui gonflent seulement, ici, où nous avons souvent un mois de retard sur Montréal. Pas encore de feuilles et, au ras du sol, un vague brouillard vert quasi subliminal qui deviendra, à un moment donné, de l’herbe. Au moins, ma rhubarbe est sortie. En une journée ou deux, ou trois, mais bientôt, bientôt, tout explosera, feuilles, fleurs, et ce sera l’été. Du moins nous nous le souhaitons, compte tenu du fait que le printemps, cette année, est davantage du genre imaginaire que réel, si l’on en croit la tempête de neige d’avant-hier. Mes amis français m'envoient d'hallucinantes photos, des délires de fleurs multicolores ; nous sommes ici plus humbles : nous attendons les pissenlits, premières taches éclatantes ; peut-être aussi quelques tulipes, mais les tulipes, c'est de la triche : on les a plantées...
Je reviens de Montréal, justement : c’est là que j’ai reçu mon premier choc de vert, en ouvrant les yeux dans l’autobus, à l’orée de la ville, après avoir somnolé tout du long, et que j’ai vu cette improbable couleur le long de la route et ces choses tendres et chiffonnées, sur les branches… Chanceuse, cette année, j’aurai deux printemps ! Et du coup, me voici dynamisée au point de réactiver ce site d’où les aléas de la "vie d’artiste" m’ont tenue éloignée depuis le début de l’année.
Que faisais-je donc à Montréal ? J’assistais au Forum sur la Création littéraire au Québec, organisé par le Conseil des Arts & Lettres du Québec, une rareté dans la mesure où justement les forums et autres joyeusetés du même genre sont en général dédiés à “la culture” ou “aux arts & lettres” Là, c’étaient seulement “les lettres”, la littérature, un art, oui, mais du langage, ce qui le met à part de tous les autres à cause de son rapport particulier au sens, et au sens dans le temps. C’est d’ailleurs pourquoi ce forum rassemblait aussi bien comme créateurs des romanciers et des poètes que des conteurs, des slameurs, des adeptes du spoken word, ou des artistes “indisciplinaires”, comme on l’a joliment dit, i.e. pluri- ou multidisciplinaires, avec des éditeurs ou des membres de divers organismes culturels, fédéraux, provinciaux ou régionaux. Plutôt qu’“écrivains”, peut-être faudrait-il dire “manieurs de mots”, et remplacer les “Maisons d’écrivains” (tous les autres pourraient se sentir exclus) par des “Maisons des mots”…
On ajoutait cependant au titre de ce forum : “à l’heure des nouvelles technologies” et celles-ci ont effectivement occupé une place de choix dans les sujets des ateliers proposés et les discussions qu’ils ont suscitées parmi les participants. Or je ne les utilise pas dans ma création, sinon en me servant d’un ordinateur ; j’en surveille certes les développements techniques en tant qu’écrivaine “professionnelle”, avec un œil sur les clauses contractuelles qu’elles vont modifier et sur la chaîne du jusqu’à nouvel ordre “livre”, qu’elles sont en train de bouleverser : menaces, promesses, on commence à être assez au fait de ce qu’elles apportent dans leur fascinant clignotement. Ce n’est pas de cela que je veux parler ici, mais de la littérature et des écrivains.
Il s’est dit beaucoup de bonnes et justes choses à ce propos ; par exemple, Neil Bissoondath a cité Gil Courtemanche, passé du journalisme à la fiction et qui l’explique en disant à peu près “les faits peuvent raconter une histoire, mais seule l’imagination de la fiction peut en approcher la vérité” ; ou encore Nicole Brossard, parlant des créateurs langagiers pris dans le chaos de la vitesse et de l’information, victimes de l’obsession de la production qui empoisonne notre société, au lieu de la belle “obsession de l’énigme du monde”. Et surtout, on a rappelé que l’écriture est résistance – après des élections canadiennes qui promettent la retombée d’un lourd couvercle sur tout ce qui n’est pas les riches, par les riches, pour les riches et ceux qui désirent ardemment le devenir ; c'est-à-dire les pauvres, les malades, les autochtones, les travailleurs, les jeunes délinquants, les femmes qui ont besoin de se faire avorter, les assistés sociaux... et les artistes. La question que pose déjà publiquement le nouveau gouvernement n’est en effet pas “Combien va-t-on donner à la culture ?” mais bien “Faut-il donner à la culture ?”
Le temps de l'écrivain, a-t-on dit, c'est le temps "long" ; son allure, c'est la lenteur, ou à tout le moins le ralentissement. Or, si la “richesse” de l’artiste – son luxe quasiment obscène, comme je le dis souvent – est de pouvoir s’adonner à sa passion en disposant parfois du temps pour le faire, ce temps, c’est aussi de l’argent. Certes, ce que l’art ajoute véritablement de précieux à la vie des individus comme à celle des collectivités n’est pas quantifiable – malgré la périlleuse dérive qui consiste désormais à le défendre en mettant surtout de l’avant l’impact économique (indéniable) des “industries culturelles”. Mais malgré toutes les hypocrisies, toutes les inconsciences d’une société d’origine catholique, où l’argent est encore considéré comme sale, un sujet dont on ne parle pas trop, surtout quand il s’agit d’art (certains auteurs, dans les salons du livre, presque choqués si l’on veut innocemment leur payer leur livre à eux au lieu d’aller à la caisse…), il n’y a pas de mystère : les artistes, en l’occurrence les manieurs de mots, ne sont pas des anges désincarnés. À un moment ou à un autre, malgré toutes les jonglerie, tous les sacrifices, le temps, on ne le répétera jamais assez, c’est aussi de l’argent. L’écriture nous fait exister, elle n’est pas là pour nous faire vivre, dirons-nous pour nous consoler, en sifflant dans le noir – mais quelque part, d’une façon ou d’une autre, il faut vivre pour pouvoir exister !
Il y a des chiffres révélateurs pour les écrivains, dont je veux me faire l’écho ici pour remettre quelques pendules à l’heure : la majorité gagne moins de 5000 $ par an de leur plume (une moyenne de 2500 $, en fait) ; et ce sont ceux qui consacrent au moins les deux-tiers de leur temps à leur écriture (sinon plus) qui gagnent le moins. Si l’on veut survivre en étant écrivain, au Canada (et ailleurs, je pense), il faut avoir un conjoint riche et généreux, se trouver un mécène ou apprendre à devenir un mendiant professionnel ; c’est ce qu’a décrit l’un des conférenciers : solliciter des bourses à tous les paliers de gouvernements (1 chance sur 7 de réussite, et ça se dégrade constamment), essayer de participer à des programmes culturels subventionnés par les gouvernements (les tournées dans les écoles, par exemple) ; ou bien il faut devenir pigiste (“travailleur autonome”…) et quémander toutes les petits jobs qui peuvent passer à portée. Les plus chanceux – mais le sont-ils ? – se font profs ou se trouvent, peut-être dans un métier lié à l’écriture – traduction, journalisme, édition… – un autre emploi à plein-temps. Et la boucle infernale se reboucle…
Résistance et survivance sont donc revenues en leitmotiv dans les discussions.
Et pourtant, les participants ne sont pas sortis abattus de ce forum, pour la plupart. C’est que la littérature, à certaines époques peut-être plus qu’à d’autres, certes, est toujours en état de survivance, et de résistance. Toujours dans les marges, dans le maquis. Sysiphe heureux, à contre-courant de toutes les boules qui roulent dans les pentes, elle regarde autrement, elle pose d’autres questions (non, pas seulement la science-fiction…), elle affirme d’autres exigences.
Et la première exigence, le premier besoin, de l’écrivain, c’est d’être ce qu’il est – et d’écrire.
01/01/2011 Entre débuts et fins
Entre débuts et fins
Je remarquais, il y a quelques décennies de cela, que certains auteurs vieillissants de science-fiction semblaient avoir une prédilection pour les histoires de fin du monde : lorsqu’on sent approcher sa propre fin, il y a comme un réflexe “après moi, le déluge” : si je dois mourir, si le monde doit cesser pour moi, eh bien, qu’il cesse pour de bon. C’est aussi le réflexe de certains mégalomanes (voir Hitler dans son bunker). Cela rejoint, si l’on veut en être ému et non horrifié, les interrogations et les angoisses enfantines : “quand je ferme les yeux, est-ce que le monde continue à exister ?” Ou bien, si l’on veut se protéger par des considérations plus philosophiquement éthérées : l’arbre qui tombe dans la forêt où il n’y a personne, fait-il du bruit ? Mais quel que soit le registre, c’est la même angoisse non pas de la mort mais de sa propre mort, hypostasiée en Fin du Monde.
Un bien étrange sujet à aborder en ce premier jour de 2011 – eh oui, j’écris ce billet le 01 du 01 de 011, plus binaire que ça, tu meurs, si je puis dire. Mais c’est qu’on nous l’annonce pour de plus en plus bientôt, cette fin du monde, pour décembre 2012. Quoi, la fin de l’année de mes soixante-cinq ans, l’année où, même s’il n’y a pas de retraite pour les “travailleurs autonomes” comme moi, je pourrais commencer à toucher la maigre pension qui m’attendra peut-être encore à ce moment-là ? Ah non, pas juste, pas la fin du monde cette année-là, juste quand je suis censée commencer mon âge d’or ! Mon âge de fer, ou d’étain, plutôt, dans cette société de plus en plus âgiste, mais ne soyons pas trop regardants, j’aurai survécu jusque-là ! Et être vieux, “ce n’est pas la fin du monde”, comme on dit – ou pas forcément.
Difficile cependant de ne pas y penser, parce qu’on a de plus en plus l’impression, par ces temps qui courent en boitant, que le monde entier y pense et l’attend, voire la souhaite, cette fin du monde. En finir une bonne fois pour toutes, n’est-ce pas, avec toutes ces horreurs, ces injustices, ces souffrances, ces monstruosités – ces humaineries. Vu ainsi, ça a une espèce de bon sens tordu. Et pourtant, il me semble que c’est encore la même vision tunnel que j’évoquais plus haut. Car enfin, c’est toujours la fin du monde quelque part. La fin d’un monde. D’une personne, d’un mode de vie, d’une théorie dominante, de langues, de sociétés, de cultures, d'espèces… Une fin. Et qu’y a-t-il après cette fin ? Quelqu’un, quelque chose, naît. Il est parfois difficile de distinguer les douleurs de l’agonie de celles de l’enfantement.
Est-ce plus difficile aujourd’hui ? Plus difficile qu’en 1950, en pleine guerre froide, après le traumatisme mondial de la Seconde Guerre et de la bombe atomique ? Plus difficile qu’après le bouleversement plus relatif des années soixante ? Plus difficile qu’après l’effondrement encore plus ponctuel des tours ? Ou qu’après l’éclatement de la grotesque bulle immobilière ?
Je n’ai pas vécu la première de ces fins de monde, mais j’ai les lettres que mon père adressait à ma mère en 1945, mon père né dans un autre siècle, qui avait déjà vécu à dix-huit ans, dans la boue, la fin du monde de 1914-1918. Malgré son épouvante, malgré son angoisse, et même s’il avait déjà vu deux univers disparaître dans de terribles convulsions, il n’y croyait encore pas, à la fin du monde, mon père.
Mais, dira-t-on, c’est parce qu’il avait survécu ; et puis, malgré tout cela, le monde était en moins mauvais état alors que maintenant… Aujourd’hui, la globalisation des problèmes environnementaux… économiques… politiques… L’accélération de tout qui retentit sur tout, le bruit incessant du monde entier amplifié par l’hystérie communicationnelle – la frénésie même des cinq secondes de gloire réseautée : “je suis là, j’existe, regardez-moi, écoutez-moi”… Tout cela semble bien signaler la fin proche d’un autre monde, encore. Et c’est terrifiant, certes, à quinze ans ou à soixante-cinq – un peu plus à soixante-cinq, je l’avoue.
Mais malgré mon épouvante, malgré mon angoisse, malgré ma colère, le sentiment qui domine en moi, c’est, oserai-je le dire ? La curiosité. Je suis encore curieuse de ce qui s’en viendra. J’ai toujours été curieuse. J’ai toujours dit que je désirais mourir curieuse. Avec un peu de chance, j’y parviendrai – et je mourrai ainsi vivante.
C’est ce que je nous souhaite à tous.
PS : On trouvera dans la section “Textes” la lecture d’un roman de Nathalie Henneberg, La Plaie(1964), qu’on m’a demandé de mettre en ligne, et qui recoupe certains des considérations ci-dessus. Encore un coup de Sainte Chronicité.
12/07/2010 Les ateliers d'écriture, qu'ossadonne ?
Les ateliers d’écriture, qu’ossadonne ?
Les écrivains écrivent même quand ils n’écrivent pas, ai-je l’habitude de dire, pour me consoler de ne pas écrire autant que je le voudrais. C’est vrai dans la mesure où l’on y pense tout le temps, surtout quand il y a une histoire qui pousse et proteste et demande à voir le jour, et qu’on ne peut pas – parce qu’on n’est pas capable d’écrire par petits bouts de temps en temps, ce qui est mon cas, puisque je produis des romans-pavés se déroulant dans des mondes-univers. (Mon rêve : que des histoires viennent me dire : “... et je ne fais qu’un seul volume de trois cents pages”…) Et puis il y a ceux qui en causent beaucoup, de l’écriture, et cette année c’est mon cas.
D’abord, j’ai donné de nouveau une charge de cours à l’UQAC, sur la création littéraire avec pratique assistée. L’expérience n’est pas neuve – j’ai donné ce cours à plusieurs reprises – et une fois dépassé mon atterrement de plus en plus profond devant l’état du français chez ces jeunes gens dans la vingtaine qui sortent du cégep, ce que j’en retire surtout c’est à quel point la relation à l’écriture – la relation aux mots – est spéciale aux écrivains et leur travail mal compris… même, voire surtout, des étudiants en lettres ! Ce cours est destiné à équilibrer la dose de théories qu’on leur inflige sur la littérature : il les oblige, pendant une session, à passer de l’autre côté du miroir. Bien joli, les théories, mais (a) elles n’existeraient pas sans les œuvres des écrivains – elles sont toujours rétrospectives et (b) la pratique, c’est autre chose !
Qui plus est, j’ai animé cette année pas moins de trois ateliers d’écriture, un de deux jours en France à plusieurs voix avec les collègues Jean-Claude Dunyach et Lionel Davoust, un de quatre jours à Chicoutimi et un de deux jours à Montréal – les deux derniers étant l’atelier annuel divisé en deux, le court habituel et un plus long, une expérience que je voulais tenter de nouveau. C’était en effet la norme dans les années 80, quand je donnais les premiers ateliers d’écriture – ils duraient une semaine.
Pourquoi des ateliers plus longs ? Parce qu’il arrive un moment où il faut cesser d’être un touriste de l’écriture, s’investir et investir davantage dans l’écriture, sortir de sa zone de confort, et que l’atelier de deux jours ne le permet pas assez – surtout lorsque, à la fin de la journée, on retourne chez soi, la famille, la télé, les habitudes, le courriel, alouette. Alors qu’être loin – et Chicoutimi est pas mal loin, pour les Montréalais – et malgré toutes les orgies auxquelles pourrait se livrer dans la ville lumière du Saguenay (nous avons des discothèques et des bars, si-si !), ça dérange. Et ça concentre, ce que j’appelle “l’effet cocotte pression”. On écrit et on parle d’écriture, pendant la journée, en mangeant, avant de dormir, à la place de dormir… Et si j’en crois les cinq participants de cette année, les résultats sont assez probants. Pour mémoire, je rappelle que les Américains – qui ont une mentalité beaucoup plus business que nous pour l’écriture aussi – s’enlignent pour trois semaines (ou est-ce six, maintenant ?) au célèbre Clarion (les dépenses sont en proportion : 20 à 30 000 $ ! Quand je dis “investir”…).
L'Atelier de Chicoutimi, avant : Pascale Raud, Geneviève Blouin, Élodie Daniélou, Sébastien Aubry, l'animatrice (les mini-brownies d'EV sont garantis straight !).
Geneviève, Élodie, Sébastien, EV. Philippe-Aubert Côté
On me pose parfois la question que j’ai choisie comme titre : “les ateliers – courts ou longs, ou dégagés autour des oreilles – qu’ossadonne ?” À quoi ça sert ? Est-ce que ça sert ?
Après...
Oui. Et d’abord ça sert à apprendre les règles du jeu. Pas les trucs, pas les recettes, il n’y en a pas, mais il y a le jeu de l’écriture, et ce jeu qu’il faut prendre au sérieux sans se prendre au sérieux a des règles. Structures narratives, registres de langue, travail d’une intrigue, des personnages, des décors, effets de réalité, style… (Sans parler du jeu de la publication, qui est une tout autre paire de manches). Autant d’éléments de la boîte à outils de l’écrivain dont il faut prendre conscience puis apprendre à se servir délibérément – surtout si on a l’ambition de faire sauter Toutes Ces Vieilleries. Il faut savoir où placer les charges explosives…
Atelier Concordia, avant: Ariane Gélinas, Geneviève Fournier-Goulet, Dave Côté
Simon Belmont, Émilie Lévêque
Bien sûr, on peut fort bien écrire sans être jamais allé à un atelier d’écriture et on peut continuer. Comme on peut jouer aux échecs juste en ayant regardé des parties, sans poser de questions. Mais écrire, c’est poser des questions : à la langue, à l’histoire inventée, aux sens produits et, finalement, à soi-même. Et écrire, c’est écrire délibérément, à un moment donné. Non pas réussir une histoire par défaut, sans savoir comment on a fait (la fameuse “inspiration” est en réalité un moment où l’on se trouve coïncider inconsciemment avec un registre plus profond de soi-même…), et en étant donc incapable de recommencer, mais être capable de comprendre comment on fonctionne, comme l’histoire et l’écriture fonctionnent, et devenir davantage le maître de jeu. Non qu’on maîtrise totalement : l’écriture est aussi une danse constante entre contrôle et abandon, à des moments différents pour des personnalités d’écriture différentes. (Ah, les remue-méninges et les “plans” ! Avant ? Pendant ? Après ? Au moment qui vous chante, pourvu qu’à ce moment-là, vous deveniez davantage auteurde vos effets).
Après...
On peut apprendre. On apprend à lire, on peut apprendre à écrire (les deux sont d’ailleurs liés). Qu’est-ce qu’un apprentissage, sinon l’acquisition d’une expérience dans la durée ? Les ateliers d’écriture offrent – quand ils marchent bien – un concentré d’expérience. Rien ne remplace l’écriture dans la durée, bien sûr, le travail de fond, l’obstination (“Les écrivains sont des gens qui continuent d’écrire” est une vérité qui semble échapper à beaucoup d’aspirants-écrivains…), mais idéalement on sort plus conscient des ateliers d’écriture, sur bien des plans. N’en sortirait-on que meilleur lecteur – de soi et des autres – que c’est déjà une expérience précieuse.
Et donc, je continuerai à animer des ateliers – courts ou longs. Si l’on est intéressé par ceux de 2011, on peut me contacter par l’intermédiaire de ce site.
Je vous laisse en conclusion avec cette maxime de mon cru que j’ai collée sur mon ordi :
“Ni l’esprit de contradiction, ni l’ignorance, ni la paresse ne sont des motivations esthétiques de force majeure.”
20/06/2010 Il y a des années comme ça...
Il y a des années comme ça...
... où le temps file sans qu'on s'en rende compte. Même pour ceux qui, comme moi, sont extrêmement nés dans un autre siècle, où l'idée qu'on se faisait d'une vie sociale à distance n'avait rien à voir avec les pouces, ni même avec les doigts, mais avec la main, "la main d'écriture", comme on disait. Même le téléphone a mis très longtemps pour moi à devenir autre chose, et rarement, qu'un outil d'urgence. Et longtemps, je me suis couchée de bonne heure, avec un livre, sans écrans d'aucune sorte.
Je ne me couche plus de bonne heure -- les vieux, ça dort moins -- mais c'est parce que je regarde trop d'écrans (pas un Kindle ou un iPad en vue, cependant ! Pour le moment...) Heureusement, je me lève toujours aussi tôt, ce qui me permet de travailler, entre autres pour payer tous ces écrans, présents et à venir, avec mes doigts d'écriture. Pas assez d'Écriture, ces doigts, celle qui me fait vraiment exister, celle de la fiction, ou de la poésie, mais au moins... celles des choses-qui-s'écrivent. L'écriture des autres, traduire, qui est encore écrire. Et puis, les écrivains sont des gens qui écrivent même quand ils n'écrivent pas : on y pense tout le temps, en allant magasiner, le soir avant de s'endormir, à la place de s'endormir. On prend des notes dans des carnets, on discute avec ses personnages, ses décors, ses intrigues, tous ces morceaux de soi projetés sur une page, et devenus peu à peu d'une si familière étrangeté. On pense avec un mélange de désir et de crainte au moment où on va s'asseoir enfin devant cet écran-là, et ce jour-là, ce sera pour la bonne écriture, la sienne : saura-t-on encore ? On a beau avoir écrit des dizaines de nouvelles, et trop de romans remplis de trop de mots, on en doute toujours. On a l'impression qu'on est si plein de son histoire qu'elle va débouler toute seule, après toute cette attente, toute cette préparation, toute cette frustration. On sait bien bien que ce ne sera pas le cas, mais ça ne fait rien, on attend même les obstacles, les détours, les longs silences de clavier entre deux barrages de cliquetis frénétiques.
"La mer, la mer !" s'écriaient les Grecs de Xénophon en arrivant enfin à leur but, après leur long périple de l'Anabase. Et nous, les écrivains qui doivent tout faire pour survivre sauf Écrire, c'est : "L'écriture, l'écriture !"
Mais j'ai toujours su que pour moi les deux étaient liés, bien sûr...
... parce que nous allons entrer dans l'année 2010, amorçant, ma foi, la seconde décennie du XXIe siècle. Qui l'eût cru ? Jupiter ne deviendra pas notre deuxième soleil, mais on peut s'en passer. Je me contenterai, quant à moi, de voir notre beau monde fragile survivre à cette décennie qui s'en vient, en souhaitant toujours (à défaut de l'espérer) un sursaut salvateur des populations mondiales contre leurs dirigeants et contre la myopie ou la cécité obstinée des vrais décideurs aux poches bien pleines. Non, je ne sifflerai pas dans le noir pour me rassurer cette année, ni pour vous rassurer. Vous savez sûrement, comme moi, que seuls la lucidité, le courage et la solidarité nous permettront peut-être de nous tirer d'affaire sans trop de casse. C'est ce que je vous souhaite de trouver dans votre bas de laine (et des piles à combustible, pas du charbon !:-)
21/10/2009 Un temps pour tout
Un temps pour tout
Il y a des mois où l'on préférerait rester couché. Et des mois où l'on ne se couche pas. M'étant balancée entre les deux ces derniers temps dans le réel, je ne me suis pas beaucoup consacrée au virtuel. Mais, curieusement, en ce bientôt début d'hiver où nos résidentes bestioles -- écureuils, marmotte, mouffette -- songent à hiberner, moi, je me réveille !
Je trouve toujours un plaisir certain aux tâches saisonnières : rentrer et bâcher la balancelle (qui n'a guère servi cet été, ou ce semblant d'été ici), ranger le désordre accumulé sous l'auvent, tailler les framboisiers, et le petit arbre donné par le hasard, faucher un peu la jungle qui a remplacé l'ancienne pelouse d'en arrière... Sur les pelouses (normales) des voisins fleurissent à présent fantômes, citrouilles, sorcières et autres halloweeneries. Et bientôt, nous allons perdre une heure, ou en gagner une, je ne sais jamais trop, tout ce que je sais, c'est que nous nous réveillerons désormais à la noirceur. Finalement, je ne déteste pas : quand on écrit, travailler ainsi, dans le petit cercle de la lampe de bureau et la lueur de l'écran d'ordinateur, c'est un peu comme prolonger les rêves de la nuit...
Et puis, l'automne, c'est la rentrée. La rentrée des autres, à défaut d'être la mienne puisque je ne sors plus ! Avec les salons du livre en avalanche. Cette année, cela va me permettre d'aller au Nouveau-Brunswick : pour la première fois de ma vie je serai à l'est du Québec, alors que toutes mes mini-migrations se sont toujours, jusqu'à présent, effectuées vers l'ouest. Ensuite, en novembre, ce sera le salon de Montréal, la grande foire (allez dans Actualitéspour savoir quand je sévirai).Mais après, ce sera le grand enfermement de l'hiver. En espérant de la neige (oui, même après tout ce temps, j'aime encore la neige !). Et l'écriture sans interruption (ou presque), enfin.
Il y a des mois où l'on a hâte de se lever.
15/07/2009 Phyllis Gotlieb 1926-2009
À Boréal 82, à Chicoutimi, première rencontre
Quelque part en anglophonie, années 80, avec Vonda McINtyre
La grande dame discrète de la science-fiction canadienne vient de nous quitter. Phyllis Gotlieb s’est éteinte à l’âge de quatre-vingt-trois ans. Son œuvre est très peu connue en français, que ce soit au Québec ou à plus forte raison en France. Pourtant, c’est là que je l’ai découverte, dans une librairie d’occasion anglaise, avec son roman Sunburst, traduit par Psycataclysme (!), (Librairie des Champs Élysées, Coll. Le Masque # 43, 1976). C’était dans les années 70. Et je pense que c’est tout. Aucun de ses romans subséquents n’a été traduit, en particulier la merveilleuse “série” (si on veut) A Judgement of Dragons, (Ace 1980), Emperor, Swords, Pentacles, (Ace 1982), et The Kingdom of the Cats, (Ace 1985). Elle a écrit d’autres romans encore – elle en préparait un autre, hélas ; je n’en saurai jamais la fin ! – tous situés dans l’univers original qu’elle avait créé, où des races extraterrestres fort étranges s’essayaient à vivre en harmonie avec les humains. Du space opera pour adultes, écrit de manière adulte, sans complaisance, mais avec le regard et la voix d’une poète, ce qu’était aussi Phyllis Gotlieb. Elle publiait peu, car elle n’écrivait pas vite – un handicap certain dans le monde de la littérature populaire anglophone où le « publish or perish » est aussi féroce que dans le domaine universitaire.
Si discrète fût-elle dans le domaine de l’édition, Phyllis n’était pas une petite souris effacée dans la vie dite réelle. Elle avait des opinions, et elle les partageait vigoureusement. Je me souviens de tables-rondes où elle a cloué le bec à bien des arrogances idiotes. Je me souviens de discussions pointues avec elle, sur son balcon fleuri, ou dans son confortable sofa. Je me souviens de son sens de l’humour. De sa vulnérabilité, aussi, sous toutes ces pointes – elle m’envoyait des versions de ses romans, ou de ses nouvelles – à moi, la débutante ! – pour avoir mon avis. Et elle acceptait de lire les miennes, en français. Elle était généreuse, et pas seulement pour la littérature. Et là, discrète encore : elle m’a aidée dans une période difficile, sans jamais vouloir en parler par la suite.
Se tenir ensemble (et n'oubliez pas d'aller voir dans Actualités, okazoù...)
En cette époque de Face et de Twit, entretenir un site qui n'a même pas de blogue fait joliment passé, et si j'avais davantage de temps, j'y serais plus présente, ne serait-ce que par esprit de contradiction. Je peux comprendre l'attrait de l'extra-court -- non par syndrome de déficit d'attention, mais parce que les journées n'ont que vingt-quatre heures... D'un autre côté, il y a dans le signal/bouteille à la mer constant de ses propres activités, pensées ou sentiments quelque chose qui me semble pathétique, voire désespéré : "j'existe, je suis là, y a quelqu'un ?" Une version contemporaine de "Kilroy Was Here", des graffitis laissés partout dans la pierre, sur les murs ou sur les rochers le long des routes par les visiteurs anciens ou modernes -- ce n'est donc pas nouveau, cette pulsion à s'affirmer... -- sauf que nous, c'est dans un médium intangible (intéressante en soi, cette immatérialité de la présence...) Mais peut-être me trompje. Peut-être est-ce l'enfance balbutiante d'un mode d'existence et de communication complètement différent, post-post-moderne,dont nous ne comprenons pas encore les métamorphoses qu'il va induire dans la psyché et l'Histoire humaines (on a vu le rôle de Twitter dans les événements en Iran...) ? Évidemment, dit comme ça, ça fait foutrement plus noble...
Du troisième côté, en ce qui concerne The Face, c'est censé aussi servir à des fins plus ambiguës, plus mercenaires, au réseautage. Ainsi reçois-je des invitations à l'amitié de personnes que je ne connais pas et ne rencontrerai jamais. Et je me demande toujours quelle est l'intention derrière ce contact (on est parfois assez honnête pour me le dire sans fard, lorsque je pose la question.) Parfois nous avons des "amis communs" que je n'ai pas rencontrés non plus en chair et en os, parfois même pas. Écrivaine publiée, je ne peux empêcher le réflexe narcissique, si mince soit-il après tout ce temps : m'a-t-on lue ? Est-ce pour cela qu'on veut entrer en contact, même superficiel, avec moi ? Après tout, j'ai toujours accepté, lorsque contactée, d'être dans dans la Face de la plupart des mes écrivaines et écrivains préférés... mais je les ai tous rencontrés en personne, aussi...
Bah, il faut s'assumer. Je suis une dinosaure. Ma présence ou mon absence n'empêcheront pas le monde de tourner caïn-chaotiquement. J'écris ceci pour les quelques-uns dont je sais qu'ils vont faire un tour, de temps en temps, sur ce site. À vous donc, fidèles, ces quelques photos de saisons, que j'hésite à appeler printemps ou été (surtout en ce jour grisâtre, froid et pluvieux de fin juin automnale à Chicoutimi). Les premières viennent d'une visite-éclair, mais dans le non-virtuel, à Chartres, au (vrai) printemps dernier. Les deux dernières sont d'il y a quelques jour meilleurs. Une image vaut (i.e. mérite) mille mots, qu'ils disent. Je vais commenter un peu les photos, mais vous épargnerai mille mots de plus. Je les garderai pour mes prochaines histoires !
Chartres-Venise...
Chartres-Bruges...
échos des coquelicots de mon enfance...mais là, ce sont des pavots.
Vert abandon...
Chez moi, c'est plus austère...
... et plus modeste... mais on apprécie d'autant !
20/03/2009 Un peu plus tard...
(et n'oubliez pas d'aller faire un tour dans Actualités)
Quoi, le temps de cligner des yeux, trois mois ont passé, une nouvelle saison s'annonce ? Ça passe trop vite ! Remboursez !
Il paraît que le temps vole quand on s'amuse. Il faut croire que je m'amuse beaucoup. Pour une écrivaine, s'amuser, c'est écrire. Et ma foi, oui. Alors, cadeau un peu anticipé (on n'est que le 20 mars alors que je tape ceci), un petit bout de poésie, amorce du recueil à paraître en fin d'année.
Il fait bleu autour de mes yeux
clochette des glaces noires
épaves de la vie dans l’herbe
oui
tremblements verts
l’élan triste et fou du printemps
PS : Vous ne pouvez le voir sur la photo, (ou alors à la loupe) mais c'est une écureuille, toute tétines dehors, avec des petits écureuils en abyme...
08/01/2009 Un autre tour de cadran
Que dire de l'année écoulée, sinon qu'elle a fini, peut-être pour le monde entier, mieux qu'elle n'a commencé, avec l'élection du nouveau président américain ? Sur fond d'implosion économique, certes, et avec la basse continue des bouleversements climatiques et des nouvelles environnementales inquiétantes (méthane du pergélisol, anyone ?). Et les guerres, les famines, les politicailleries absurdes et meurtrières, business as usual... Mais j'ai un peu moins mal à l'Amérique, quand même. Sans croire au Messie ni me faire d'illusions sur les pesanteurs dont hérite Obama, je vois luire un petit rayon d'espoir. Ceux qui n'en ont pas beaucoup et ont appris à vivre avec peuvent bien s'y accrocher un moment, et je veux continuer à croire que, dans le chaos dynamique des affaires humaines, le pire n'est ni plus ni moins certain que le meilleur. Qui sait, tout le monde, ou assez de monde, va peut-être se réveiller, retrousser ses manches et prendrele présent à bras le corps pour l'amour de l'avenir.
C'est ce que je nous souhaite à tous en ce début de 2009.
(Et n'oubliez pas d'aller faire un tour dans mes Actualités)
22/10/2008 Première neige
Je sais, je suis incorrigible, dans mon amour pour l'hiver. Mais on ne se refait pas...
18/09/2008 La roue tourne
[et n'oubliez pas d'aller faire un tour dans les Actualités]
To everything, turn, turn, turn There is a season, turn, turn, turn...
Ça se chante. Enfin, ça se chantait, de mon temps. J'aime ce retour des saisons -- je m'ennuierais fort dans des pays aux climats uniformes, bi-saisonniers. Malheureusement, on dirait que c'est parti pour ça ici aussi : l'hiver et... le reste, hésitant entre hiver et printemps, été et automne. Je ne sais pour ceux qui vivent sous des ciels plus heureux, mais à Chicoutimi, nous n'avons eu depuis la fin mai qu'une dizaine de journées de vrai beau temps, je veux dire sans averses soudaines ni "passages nuageux". Non que je sois une adoratrice du soleil -- pas pour le bronzage, en tout cas, mais pour la lumière, oui. Et nous n'avons pas été gâtés de ce côté. Si l'hiver qui s'en vient en est aussi dépourvu, c'est dit, je m'achète une lampe spéciale !
Mais d'abord, l'automne. Ses couleurs, et la rentrée, pour ceux qui sont sortis. Ce qui n'est plus mon cas depuis fort longtemps, mais mon calendrier se ranime avec le leur. Et ma première sortie, qui est la première rentrée littéraire de la saison chez moi, c'est le Salon du livre du Saguenay-Lac Saint-Jean. Où je sévirai le samedi 27 septembre dans l'après-midi. Pour les curieux du reste, une petite visite dans "Actualités" s'impose...
30/06/2008 Un passage dans l'autre monde
Photo Danielle Martinigol
Un passage dans l'autre monde
Il faut croire que le décalage horaire est plus meurtrier lorsqu’on part huit jours que lorsqu’on part trois semaines. En tout cas, les choses-urgentes-pour-avant-hier se sont accumulées de manière alarmante pendant mon absence, d’autres s’y sont ajoutées… et de fil en aiguille, le temps a passé. Mais vieux motard que jamais, comme disait mon copain des Hell’s Angels, et je m’en voudrais de ne pas confier ici à l’immortalité (?) du web mes quelques souvenirs de mon saut de puce en France, aux Imaginales d’Épinal et à Lannion, en Bretagne — à travers avions, trains, navettes, taxis et voitures divers.
On pourra lire ailleurs de vrais reportages sur les Imaginales, et même le mien, sur le site de Solaris, avec des photos qui ne seront en général pas les miennes. En effet, mon réflexe de paparazza n’était pas aussi marqué cette année. J’ai plutôt photographié… ce qu’il y avait autour du festival ! Était-ce à cause de l’hôtel d’époque où j’étais logée, ou de l’aspect champêtre de ces Imaginales, qui se tiennent au bord de la Moselle, dans un parc orné d’arbres au moins centenaires ? Peut-être aussi, réflexion faite, à cause de toutes ces séances de dédicaces dans la bulle du livre, fort achalandée, où j’ai pu constater l’abondance des nouveaux auteurs dans le domaine de la fantasy, et de la fantasy historique, puisque c’est l’orientation principale de ce festival, même si l’on y parle aussi de science-fiction. Le fait que les activités se répartissent dans plusieurs salles et tentes éparpillées dans le parc m’a sans doute aussi ralenti la gâchette photographique : une fois rendue, je n’avais plus envie que de m’asseoir et d’écouter, une fois sortie (il faisait chaud, lourd et humide), je n’avais plus envie que de gagner l’ombre verte des arbres… et c’est alors que le réflexe voyeur jouait.
Cela n’empêche les retrouvailles avec les copains, les empoignades autour d’une table ronde, en général rectangulaire ; ou dans le demi-cercle de fauteuils assez confortables ma foi, sous la tente kitsch du Miroir Magique où avaient lieu les discussions du “Cercle littéraire”. Et il y avait toujours, bien sûr d’autres tables, de bar ou de restaurants, plus conviviales et mieux arrosées (J’ai acheté des cartes postales… de recettes lorraines !). Bref, les Imaginales sont un festival sympathique, populaire — l’entrée, sauf pour le cinéma, y est gratuite, car la municipalité d’Épinal soutient l’événement avec conviction — et fréquenté par de nombreux jeunes lecteurs. J’aimerais y revenir moins au lance-pierres, en ayant le temps de m’y détendre un peu plus.
La tente d'accueil
Une des autres tentes
Adriana Lorusso, Jacques the Guru Baudou, Sylvie Laîné, Vincent Gessler
L'entrée du Miroir Magique
À travers le Miroir
Dans le Miroir
La bulle du livre. Au premier plan, Henri Loewenbrück
Ensuite, saut de puce d’est en ouest, en avion (un turboprop’ qui ressemblait fortement à celui qu’on prend à l’aéroport de Saguenay), pour la Bretagne, Lannion, la côte de granit rose… et là encore, des photos qui-n’ont-pas-de-rapport, puisque celle du phare de Ploumana’ch… est une carte postale. Et pourtant, longue promenade le long de la côte, dans ces extraordinaires rochers sculptés par les eaux, au milieu d’une végétation exubérante, étonnamment méridionale parfois — le climat est si doux, dans ce petit coin de Bretagne ! Logée en pleine campagne chez un accueillant membre de l’association Pérégrine, qui m’invitait, j’ai pris des photos, certes… qui n’ont rien de breton : les paons, les chiens, les chats, les perroquets de mes hôtes ! Mais il me reste quand même cette photo de groupe des Pérégrins, prise après l’événement qui m’amenait à Lannion. Beaucoup de dynamisme dans cette association, et de grands projets que je leur souhaite de réaliser !
Je suis rentrée la tête (à défaut de l’appareil photo) pleine d’images. D’images de plantes. Chaque fois que je retourne en France, surtout au printemps, je suis émerveillée par l’abondance de sa végétation. Peut-être est-ce de vivre au Saguenay, dans ces paysages d’épinettes austères, où l’arrivée des quelques couleurs du printemps me paraît toujours un miracle — et les seules teintes naturelles du printemps sont les verts des pelouses et des feuilles, le blanc et le mauve des lilas et le jaune éclatant des pissenlits : pour moi, les fleurs plantées de main humaine dans les plates-bandes, c’est de la triche. On l’oublie en été – le Saguenay-Lac-Saint-Jean n’est pas tellement au nord qu’il n’offre pas des arbres autres que les épinettes, et majestueux. Mais au sortir de l’hiver d’ici… la France printanière est une stupéfiante mer de verdure !
Et comme la science-fiction est pour moi un état d’esprit, une façon de voir le monde, et que je venais de lire l’impressionnantetrilogie de Kim Stanley Robinson sur le sujet (cliquez sur les trois liens pour vous en faire une idée — en anglais), je pensais aussi, (je pense encore, en ce jour de la fin juin qui devrait être le plein été mais qui ressemble à la fin septembre, ou à la mousson), au Gulf Stream qui baigne les côtes européennes, et aux bouleversements climatiques qui découleraient de l’arrêt de ce courant. La Bretagne sous les glaces. La mer gelée…
Ce n’est pas drôle, parfois, d’avoir la tournure d’esprit science-fiction. Je comprends pourquoi tant de lecteurs préfèrent la fantasy.
06/04/2008 Résumé de saison
Résumé de saison (et n'oubliez pas d'aller voir dans Actualités)
Il a neigé. Il a encore neigé. Et il a reneigé. Pâques est venu trop tôt : le printemps semble venir plus tard. Mais il vient. Et la suite du temps aussi, encore, toujours.
Souvenir d’un jour d’avril au lac Clair. Au cours des semaines, le couvercle de glace avait viré du blanc au gris soie, au gris fer. J’étais là sur le bord, attentive. Et soudain — était-ce l’effleurement d’un oiseau, une brindille tombée d’un arbre, la curiosité d’un poisson? — dans un vaste friselis de clochettes assourdies, les paillettes de glace noire ont basculé, de longues vagues lentes se sont propagées d’un bout à l’autre du lac, les bras de l’eau qui s’étirait : pour moi seule, un instant, sous la voûte profonde du ciel, la musique de l’autre profondeur — celle qui se retourne au soleil.
(extrait de "L'hiver c'est mon pays", Vraies Histoires fausses, Vents d'Ouest, 2004)
01/01/2008 2008 sera une année bissextile
2008 sera une année bissextile
Une prédiction qui se réalisera à 100% !
Et non, ça ne veut pas dire que c'est une année hermaphrodite, quoique ce serait... intéressant. Ça veut dire un jour de plus dans l'année. Une amie née le 29 février aura un an de plus ! (un an tous les quatre ans, pas mal, comme marché !). Les tâches de mois auront un sursis d'une journée en février. À part ça... pas grand chose d'autre. Une année est une année est une année. Supplémentaire (aïe, mes rhhumatismes !). Celle-ci nous promet en tout cas la grande foire olympique, en Chine, un des pays qui montent-qui-montent, peuplé, pollué, énigmatique et dynamique. Un coup d'œil sur le futur, peut-être?
L'avenir des nations est difficile à prévoir, de même que celui de l'humanité, cette autre abstraction. À peine plus simple est celui des individus. Cette individu(e) n'a jamais eu l'habitude de tirer des plans sur la comète, comme on disait. Mais certaines années s'y prêtent plus que d'autres. Je me livrerai donc à cet exercice en ce premier jour de 2008, année qui sera relativement chargée dans mon calendrier.
Je serai à Montréal le 24 janvier, pour un "forum ouvert, un processus de réflexion et d'action sur les défis à venir relatifs aux technologies de l'information et des communications, à la citoyenneté et à la démocratie". Un événement organisé par l'organisme Communautique, et qui aura lieu le 24 janvier, de 13h00 à 17h00, au Café du Monument national, à Montréal. J'y suis invitée à ouvrir la tête des participants avec un petit exercice de prospective, en conférence d'ouverture.
En mars, je rendrai visite aux bibliothèques de Verdun (le 11 mars) et de Magog (le 12 mars).
En avril, je participerai à la Rencontre internationale des écrivains, organisée par l'Académie des Lettres du Québec (mazette !) dont le thème cette annnée me convient assez bien, puisqu'il s'agit de "L'Ailleurs"...
Du 9 au 11 mai se tiendra le congrès québécois sur la science-fiction et le fantastique, Boréal. Parmi les autres invités, la Française Catherine Dufour, une écrivaine singulière, sérieusement délirante, que je vous invite fortement à découvrir.
En général, c'est à ce moment de l'année que ça se calme... et peut-être alors pourrai-je écrire un peu, au lieu de penser à écrire !
En attendant cet instant béni (pour moi...), bonne année à toutes et à tous, et je vous souhaite un calendrier juste assez bien rempli de tâches agréables.
04/12/2007 En route vers la fin de l'année
Voici un petit cadeau de Noël, qui est aussi une déclaration de principe — non pas son contenu, mais le fait même de le publier. (Vous en trouverez un autre, plus... copieux, dans "Textes"...)
L’écrivaine québécoise Francine Allard, chargée d’un numéro spécial de la revue également québécoise Mœbius sur le thème “À table”, a eu l’amabilité de me demander un petit texte. Malgré ses efforts et les miens, il n’y a a eu par la suite aucun contrat ni entente concernant la publication du texte, laquelle a eu lieu en novembre dernier. Je n’avais pas retiré mon texte : les écrivains sont parfois des gens trop confiants. On sait que les éditeurs, surtout pour les revues littéraires générales, ne sont pas toujours des modèles d’organisation, “le retard, c’est humain” et autres excuses qu’on cherche, et trouve, pour ne pas faire de vagues et ne pas passer pour la Grande Emmerdeuse du quartier. Mais puisque ce n’est pas la première fois, apparemment, que cet éditeur fonctionne ainsi, et que je trouve cela scandaleux, j’ai décidé d’agiter ma petite pancarte dans mon petit coin... en publiant ce texte sur mon site, puisque tous les droits m’en appartiennent toujours.
Mais c’est aussi pour vous inviter à ma table, ou du moins, à celle de mes histoires...
Histoire d’amour
Le premier plaisir, c’est d’imaginer. Paresseusement, lorsque l’idée lui vient comme un caprice, alors qu’elle attend une heure décente pour se lever en regardant l’aube griser les rideaux. Et d’abord, choisir quand et qui. Parfois qui arrive en premier, elle songe aux disponibilités des uns et des autres et dérive soudain sur des visages, des voix, une ambiance : j’inviterai elle et lui et lui... Ou peut-être lui, il irait mieux avec elle, n’ont-ils pas un petit béguin l’un pour l’autre ? Ne serait-il pas amusant de voir ce qui pourrait se développer ? Oui, lui, mais alors il faudra une autre elle pour l’autre lui. Tiens, pourquoi pas ces deux-là, plutôt ? Cela ferait contraste : ils ont tous les quatre des territoires communs, et des points d’accrochage précis ; la conversation devrait pétarader mais juste pas trop... Ou bien quand se décide d’abord, et les personnages en découlent : celle-ci prend ses vacances à ce moment-là, celui-là n’a pas ses enfants cette fin-de-semaine-ci, et eux, ils auront fini la première phase des rénovations, ils voudront se changer d’air... Ce n’est pas un processus bien ordonné, elle ne sort pas son carnet de notes — pas encore —, elle se laisse porter, ouverte, simplement attentive aux émotions suscitées par ce nom-ci, ce prénom-là, des friselis de curiosités, des ébauches de réponses. Mais déjà il s’y mêle des saveurs, des odeurs... Il faut se lever.
Le deuxième plaisir c’est la recherche. Aller tirer des armoires, des tiroirs, les livres aux illustrations toujours plus que parfaites, les recettes collectionnées depuis des décennies comme de rares papillons, dans les albums bien organisés mais aussi celles, en liasses, qui attendent d’être collées — parfois écrites hâtivement à la main, et d’autres souvenirs se lèvent, c’était lorsque... j’étais avec... elle m’a dicté cette recette... elle était énervée, elle ne se souvenait plus trop bien... Lire, et soudain elle fait ses devoirs assise au bureau massif que son père lui a construit dans un coin de la cuisine, mais en réalité elle écoute sa mère au temps où elle se souvenait bien, sa mère qui s’affaire en se parlant à mi-voix, une pincée de ceci, ah, je n’ai plus de cela, tant pis on mettra autre chose à la place, pas trop longtemps la première cuisson, juste saisir, oh, ça sent bon, et oui, cela sentait si bon, des odeurs étranges, exotiques, si différentes du poulet-frites du dimanche, lorsque sa mère décidait de cuisiner “comme chez moi lorsque j’étais petite”, dans cet ailleurs lointain et mystérieux où elle était née. Et alors le regret, la vague colère pas encore dissipée après tout ce temps, elle aurait pu m’apprendre, mais non, “fais tes devoirs, ma fille”. Elle ne m’a jamais appris, ou presque rien. Juste laissé regarder. Jamais laissé faire moi-même...
Allons, on lui a au moins appris à aimer les beaux et bons repas et à partager cet amour. Foin du faire à manger, l’ennuyeuse triple routine quotidienne. Mais cuisiner, ah, cuisiner, la savoureuse exception, c’est moi qui nourris, c’est moi qui donne le plaisir, à présent... cet amour-là, c’est ce qui la penche vers ses livres et ses albums de recettes, crayon en main désormais, un peu mélancolique mais souriante, déjà alléchée. D’autres personnages surgissent alors, qui sont d’autres mots : ingrédients, textures, les saveurs et les couleurs entrevues au saut du lit et qui reviennent, plus précises, et dansent déjà ensemble. Et elle se sent déjà danser aussi, dans ces verbes qui sont les gestes du grand rituel, déjà elle se voit ciseler, barder, abaisser, farcir, étuver... En même temps, les combinaisons tournent dans sa tête — car c’est un tourbillon dynamique, voire chaotique, où chaque élément en appelle d’autres qui a leur tour suscitent d’autres possibilités et il faut les peser une à une, cela devient un arbre aux branches d’abord quasi infinies mais qu’il faut émonder, parfois avec regret, parfois en riant lorsque les rencontres sont trop incongrues, mais qui dessinent peu à peu la forme parfaite du repas à venir. On dit souvent “symphonie”, mais la métaphore exacte, pour elle, n’est pas celle-là : c’est un récit, avec son introduction, parfois à tiroirs, un déroulement, parfois majestueux parfois surprenant, des rebondissements, des suspenses, des ellipses et des retours en arrière, et enfin, la finale, feu d’artifice ou simple écho thématique mais qui doit toujours être, la première surprise passée, d’une incontournable évidence.
Le troisième plaisir, c’est la mise en scène. L’élaboration du décor. La métaphore du tableau, alors, lui convient assez — mais un tableau en futur mouvement, car s’assiéront ici elle et lui, et là eux, et là elle, à la place la plus proche des coulisses, de la cuisine, attentive navette, tandis que la conversation se tissera. Choisir de nouveau, mais des résonances plus subtiles : cette nappe unie, les taches colorées de ces assiettes, de ces plats. Des baguettes, authenticité oblige, mais sans malice : ces couverts aussi, discrètement ouvragés mais au motif lointainement chinois. Et ces verres, flûtes en corolle où les vins s’épanouiront. Et le dessous de plat japonais en dentelle de fer forgé, allez, on est œcuménique. Et les pose-couverts métalliques en forme de petits dragons couchés. Et toutes les minces soucoupes où l’on versera les sauces douces ou piquantes — oui, un tableau et c’en est la palette...
Le dernier plaisir, après celui de mettre, comme on dit si bien, la main à la pâte (le moins de machines possibles entre elle et la matière nourricière), c’est d’anticiper : le moment où, les joues rosies par le feu, éclatante dans sa tunique de soie brodée — le titre de la soirée pour la première fois révélé, dès l’ouverture de la porte — elle accueillera ceux qui viendront enfin s’asseoir à sa table.
21/11/2007 L'hiver, c'est mon pays
Gilles Vignault chante, un peu autrement : "mon pays, c'est l'hiver". C'est ce que j'ai découvert aussi en arrivant au Québec, il y a bientôt trente-cinq ans, mais dans l'autre sens. On peut se sentir chez soi dans une saison comme dans un lieu... J'ai essayé à plusieurs reprises de m'expliquer mon amour de l'hiver (qui semble si souvent étrange, pour ne pas dire pervers, aux Québecois tombés dedans quand ils étaient petits !). De retour de France et des Utopiales de Nantes, où j'ai vu la fin de l'automne, je vous offre l'une de ces tentatives d'explication, en ce
Début novembre à Nantes
début de notre hiver. (Comment c'était, Nantes ? Aussi beau et plus que la première fois, la ville et le festival, et j'ai pris des zillions de photos. Mais le problème, avec les voyages, c'est qu'au retour, le travail s'est accumulé, et le traitement des photos, ça prend du temps... Rendez-vous ici plus tard ! Et en attendant, on peut aller voir en ligne d'autres œuvres de photographes plus rapides que moi... En visitant ce site sympathique d'Elbakin vous trouverez aussi des entrevues intéressantes.)
Elle retrouve toujours l’hiver comme un vieil ami. Ce n’est pas tant l’hiver à vrai dire que la neige. Au lendemain d’une tempête, elle se précipite à la fenêtre pour contempler le décor pacifié, simplifié. Sous la grande main blanche, les lignes bien repassées du paysage : atténués ou effacés les détails, feuilles, branches, herbes, couleurs, ce foisonnement trompeur du réel qui encombre les perspectives. Abstractions nettes à présent, horizontales, verticales, grands pans immaculés des pelouses, des rues, des toits : l’hiver, le regard porte plus loin, on respire plus au large. Sur la route qui traverse le Parc, dans le ronronnement de l’autobus, le grand silence deviné dehors la ravit. Et il y a les lacs — l’été banals, eau verte ou grise, reliefs infiniment muables, reflets menteurs. Mais l’hiver, un lac, c’est un coup de poing blanc au détour d’un massif d’épinettes, une plaine immobile et solide tombée entre les montagnes — et quand il fait très beau, très bleu, elle pourrait presque y voir un désert de sel, relique d’une mer disparue, chatoyant d’un éclat implacable sous le ciel profond d’un sud. Quand vient la nuit, avec la lune, c’est comme en plein jour; seule en voiture, elle éteint parfois ses phares; elle voudrait pouvoir éteindre aussi le moteur et flotter en silence dans la lumière de la neige, à l’envers du monde. [In Vraies Histoires fausses, Vents d'Ouest 2003]
Fin novembre à Chicoutimi
08/10/2007 La boule du temps...
La boule du temps...
... roule, roule, roule dans sa pente, en rebondissant sur les cailloux habituels du calendrier. La pente n'est pas encore assez neigeuse pour que la boule accumule grand chose, à vrai dire. C'est pour de bon l'automne, la rentrée est passée, Halloween le sera bientôt, l'hystérie commerciale de Noël va embarquer le lendemain même... Je vous donnerais bien de mes nouvelles, mais la vie d'une écrivaine "à plein temps" n'est guère excitante, pas plus quand elle écrit que lorsqu'elle n'écrit pas mais pense à écrire. Tout dans la tête — et les carnets de notes qui se remplissent, virtuels ou non. Des voyages en perspective, oui, un peu (voir dans Actualités...). Mais essentiellement on se prépare à l'enfermement de l'hiver, en espérant cette année que cette saison-là se ressemblera un peu plus que ne l'a fait la précédente. On observe l'écureuil en résidence qui est, lui, très occupé. Et on commence à ranger l'été — balancelles, parasols, chaises pliantes...
Pas de nouvelles,mais j'ai écrit autrefois une petite... nouvelle là-dessus. En voici, pour vous, le début.
En retournant au bord de la mer, j’ai trouvé la maison, accrochée à la colline. Lorsqu’elle m’a entendue arriver, elle a levé la tête — une petite tourelle coiffée de tuiles rouges. Aux fenêtres rondes du corps principal de bâtiment, les volets verticaux se sont mis à battre sur les vitres aux reflets de mica. Elle était allongée au soleil, paresseuse, l’aile droite et l’aile gauche un peu repliées, mais elle s’est redressée à mon approche et j’ai vu le moment où elle allait s’enfuir. Je me suis arrêtée. Elle s’est immobilisée aussi, un frémissement a fait onduler sa peau bleue et elle m’a observée, attentive, tandis que ses volets se calmaient. Elle m’a reconnue : les volets se sont arrêtés en position haute, un petit claquement m’a indiqué que la porte principale était ouverte. La maison s’est tassée sur elle-même avec de légers grincements de pierre et de bois, et j’ai senti que toute son armature se détendait tandis qu’elle s’étalait à nouveau avec insouciance sous le soleil.
Je m’approche lentement, pour ne pas l’inquiéter encore. Dans l’herbe haute, déjà un peu sèche et poussiéreuse, des chemins plus sombres s’ouvrent çà et là, correspondant à ses mouvements : c’est de toute évidence son emplacement favori, autour duquel elle a dû passer tout l’été. Bientôt va venir l’automne, elle commencera sa migration vers le nord et la terre noire où elle s’enracinera pour l’hiver. Déjà son toit commence à se faire plus pentu, et ses murs s’épaississent. En examinant les fenêtres, j’ai vu la mince pellicule qui double déjà les vitres et deviendra, dans quelques semaines, la seconde fenêtre isolante. Avec une petite hésitation, je pose la main sur la peau estivale du mur ouest, au bleu déjà un peu fané. Un léger frisson la parcourt. Ce n’est plus le bleu de l’été, aux vagues vertes qui se propagent lentement dans les profondeurs, régulièrement soulevées par le souffle de la maison. C’est un bleu plus ténu, une simple surface qui devient transparente et derrière laquelle je peux deviner en palpitations fugitives les roses violacés, les oranges et les pourpres glorieux de la peau d’hiver en gestation.
L’intérieur aussi a amorcé sa métamorphose, sans doute. Les frais tapis de fibre vert jade seront bientôt remplacés par de moelleuses moquettes rouge et ocre ; l’osier léger et le bois clair des fauteuils prendront de la densité et se transmuteront peu à peu en chêne, en palissandre et en bois de rose, déroulant des courbes accueillantes, tirant de leur profondeur massive des coussins de velours moiré. La terrasse de l’aile nord et le patio de l’aile sud se résorberont pour devenir la grande cuisine — carrelages rouge et blanc au son et aux reflets amortis, grande cheminée au solide linteau sculpté, chenêts et pare-étincelle noirs, casseroles alignées comme une volée de notes cuivrées sur la portée des murs, armoires bien rangées, odeurs de crêpes et de confitures...
Je pousse la porte — déjà lourde, au bois qui s’assombrit. Sa large fenêtre vitrée a commencé à se résorber, on peut voir s’esquisser la rosace à quatre petits coeurs symétriques qui s’ouvrira seule sur le froid futur. Le tintement multiple des clochettes japonaises éparpille dans l’entrée ses images de montagnes blanches et de ciel pur comme de la glace. Les chaussons de laine rouge et bleue viennent se glisser affectueusement dans mes pieds. Les manteaux et les imperméables accrochés aux patères se soulèvent un peu à mon passage, mais ils ne sont pas encore vraiment sortis de leur sommeil estival. Il flotte pourtant déjà des odeurs de cire, des promesses de cartables et de cahiers neufs. (...) ["Transhumance", in Vraies histoires fausses]
Je vous souhaite une telle maison, et je retourne à la mienne.
17/08/2007 Ô saisons ! Ô châteaux !
Ô saisons ! Ô châteaux !
Quel cœur est sans défaut ? demandait le cousin Rimbaud (éternellement jeune dans ma mémoire, et je ne puis donc l'appeler "Tonton" comme je le fais avec affection de Victor, qui pour moi est d'abord Hugo). Le cœur a trop tendance à se souvenir, entre autres. "De mon temps", la mi-août n'était pas l'annonce de la rentrée, pas vraiment. Il faisait encore full beau, j'allais encore me baigner à la rivière... certes les premières coques piquantes de châtaignes tombaient sur la route et je commençais à collectionner leurs fruits — lisses, luisants, de ce beau brun roux si riche qu'on ne voit nulle part ailleurs sous nos climats... Le temps pour eux de se flétrir, de se rider, de se racornir, et c'était la rentrée, la vraie, celle de l'école. Mais depuis que je vis au Québec, d'autres signes les ont remplacées : la fraîcheur croissante des nuits, et surtout le virement subtil des feuilles à un vert moins vert, travaillé de jaune, et parfois déjà, ici et là, d'orange, de rose, de rouge...
Sans parler, bien entendu, des pancartes stridentes des centres d'achat, de l'invasion des cartables, bloc-notes, trousses de crayons dans les rayons... et des VENTES VENTES VENTES ! d'électronique, à présent.
Et qui plus est, on nous a bouleversé les calendriers, avec ces écoles qui commencent un peu n'importe quand à la fin de l'été. Les rituels demeurent, certes : gonflés par la pression des marchandises, dénaturés mais toujours là, si on allume les petites lampes de la mémoire. Celui de "la rentrée", LA rentrée, à l'école, en était autrefois un joyeux pour moi, je l'avoue : dans ma campagne solitaire, c'était un plaisir d'envisager le retour en ville, et les retrouvailles avec les copines (pas de garçons dans nos écoles, alors) et les profs aimées (et les détestées : elles aussi faisaient partie du paysage).
Bientôt, dans la cour de l'école près de chez moi, les marelles désertées, les paniers à ballons et les glissades du petit terrain de jeu vont retrouver leurs fidèles, faisant résonner tout le quartier de cris et de rires, à heures fixes. Bientôt les dernières pelouses à tondre. Bientôt... une autre saison, un autre château où s'établir pour quelques mois, une autre lumière, de plus en plus brève, mais si éclatante sur la neige, car la neige finira bien par venir aussi. D'autres rituels, Halloween, Noël...
Et pour une écrivaine, les premiers rituels de la saison à venir, ce sont les Salons du Livre. À commencer par celui du Saguenay-Lac Saint-Jean, à la fin septembre. Puis celui de Montréal, à la mi-novembre. Je voyagerai aussi un peu de l'autre côté de la mare, semble-t-il, pour retourner à Nantes et à ses Utopiales, début novembre.
En attendant, bon futur automne !
02/08/2007 Encore un peu en vacances
Encore un peu en vacances...
Mais si cela peut vous rassurer (ou non!), j'ai recommencé à remue-méninger mon prochain roman, une autre fantasy uchronique annoncée depuis trop longtemps et trop tôt encore sur le site d'Alire. Cela se passe dans le même univers que Reine de Mémoire, mais au XIIIe siècle. Et non, ce n'est pas vraiment une prequel. Et ne devrait pas faire plus de trois volumes.
Pour l'instant.
24/06/2007 Boréal 2007, un aperçu
(et n'oubliez pas d'aller voir dans "Actualités", au cas où...)
Affiche de Michèle Laframboise et Laurine Spehner
Le congrès québécois sur la science-fiction, le fantastique et la fantasy québécois s'est tenu du 28 au 30 avril 2007 à l'Université Concordia, à Montréal. Il accueillait cette année la convention française de science-fiction, qui se déplace tous les ans dans un lieu différent. Il faut du temps pour s'en remettre, la preuve : presque deux mois plus tard, en voici quelques aperçus que j'espère alléchants. D'autres photos compromettantes se retrouvent dans le seau à photos.
On a accueilli les générations vénérables et les générations futures, (la petite Élisabeth Hartwell au premier plan à gauche, fille de David Hartwell, directeur littéraire chez Tor Books et l'écrivain québécois Alain Bergeron, debout), des Français (par ex. Bernard Teyssier, parlant avec le photographe et fan Charles Mohapel en rouge, Jean-Claude Dunyach à droite de celui-ci), des Américains (Cathy Morrow, près de J.-C. Dunyach), et bien sûr des Québécois (on reconnaîtra le crâne d'Yves Meynard à gauche ; derrière lui, songeur, Hugues Morin, lauréat du Prix Boréal de la nouvelle 2007)
On a parlé de la relève québécoise en littérature (Michel D. Lévesque, Dominic Bellavance) ; on a parlé de cinéma (Karim Hussein, directeur de "La Belle Bête" d'après Marie-Claire Blais, excellent film qu'on a pu visionner avec son auteur) ; on a parlé d'uchronies, d'utopies, de dystopies, d'univers parallèles, de l'imaginaire japonais, d'édition, de BD, d'illustration, d'anciens et de futurs congrès, de livres jeunesse, de la Singularité.... et d'alouettes (québécoises, équivalent du raton-laveur français).
On a vraiment, vraiment, vraiment, beaucoup parlé... (de part et d'autre d'Alain Ducharme, pendant la quatrième heure de son exposé sur la façon dont il a adapté dans son œuvre des éléments d'une géniale quoique méconnue utopie moldo-valaque du 19e siècle : le Français Éric Henriet fait semblant de penser mais dort les yeux ouverts, le Belge Alain Le Bussy ne fait pas semblant et, à droite, le franco-canadien Jean-Louis Trudel a succombé.)
Mais on a ri (Éric Henriet et Alain Ducharme). On a beaucoup ri (Olivier Girard, éditeur français du Bélial', encore avec Éric, qui s'est vraiment fendu la pêche pendant tout le congrès). On a vraiment, vraiment beaucoup ri (de gauche à droite : Louise Alain, directrice marketing d'Alire, Claude Bolduc, lauréat du Grand Prix Jacques Brossard 2007, Séréna Gentilhomme, écrivaine italienne)
On a rencontré ses idoles... (Alain Ducharme béni par Geoff Ryman ; Alain Bergeron et Esther Rochon, mes idoles)
Et puis on a bu, souvent (l'écrivain français Xavier Mauméjean et Jean-Louis Trudel en voie de dissipation terminale). On a pris beaucoup (trop) de photos (Michèle Laframboise, auteure québécoise de BD et de romans ; à côté, hilare comme il se doit, l'essayiste et auteur québécois Mario Tessier). Et à la fin, on s'est tous dit au revoir en s'embrassant interminablement.
Pour un autre compte-rendu plus détaillé, allez donc visiter le dynamique blogue de Fractale Framboise...
Le congrès Boréal 2008 aura lieu dans les mêmes lieux à Montréal quelque part début avril. Et, qu'on se le dise, le trentième anniversaire des congrès Boréal se tiendra au lieu de sa naissance, soit à Chicoutimi, en 2009, début juillet. On vous en tiendra informés...
10/06/2007 En vacances
(et n'oubliez pas d'aller voir dans Actualités quand même, des fois que...)
Eh bien, pas vraiment en vacances. Les écrivains à plein temps, ça travaille à plein temps, y compris à ne pas écrire mais à traduire l'écriture des autres — ce qui est encore écrire, surtout lorsque c'est un auteur qu'on aime. Mais on peut toujours penser à ce qu'on écrira, et aussi rêver de vacances. Voici deux de mes rêves pour les trois prochains mois.
Et oui, je rêve en couleurs, version panoramique, avec son THX.
23/05/2007 L'atelier annuel de Science-fiction et divers F(antasy -antastique)
(et n'oubliez pas d'aller voir de temps en temps dans Actualités)
L’atelier annuel de SF & F a eu lieu sans anicroches. Dix participantes et participants sont venus, ont vu, et n’ont pas été vaincus. La plupart savaient du reste à quoi s’attendre — ils participent depuis au moins trois ans. D’autres étaient des nouveaux, mais à un stade adéquat de leur propre évolution d’écriture. Deux jours intenses et sérieux, mais pas sans rires, on pourra en juger à ces quelques photos.
Avant... (de gauche à droite : Vincent Saint-Aubin-Émard, Pascale Raud, Philppe-Aubert Côté, Simon Charles, Alexandre Lemieux, Isabelle Piette, Mathieu Fortin, Karine Saint Pierre, Caroline Lacroix, et Démie Lecompte.)
Pendant... (Simon Charles, gagnant du Prix Boréal 2007 d'écriture sur place)
Après (il en manque une, oui : elle devait aller à un mariage...)
On demande parfois : «Est-ce qu’on peut apprendre à être écrivain ?» Il faut déjà préciser qu’il y a plusieurs sortes d’écrivains. On peut jouer avec l’écriture, y voir un divertissement, un violon d’Ingres, une activité “le fun”, sans grande conséquence ; dans ce cas-là, souvent, on n’a pas envie de trop se casser la tête avec des apprentissages trop exigeants, et c’est tout à fait légitime. On peut aussi vouloir publier — “pour la gloire, l’argent et les femmes”, comme le prétendait Balzac, qui n’était pas une femme. Alors, il faudra apprendre et accepter les règles du professionnalisme, c’est-à-dire développer son expertise dans tout ce qui fait l’écriture ; on peut en particulier apprendre des techniques plus rapidement grâce à des ateliers, surtout des ateliers intensifs et répétés ; on peut aussi y apprendre à lire, à se lire, et à se relire, ce qui est encore plus précieux.
On peut aussi, pour de multiples raisons toutes différentes d’une personne à l’autre, avoir besoin d’écrire. Mais le besoin, le désir d’écrire, ne peuvent s’apprendre. Or, qu’on ne se fasse pas d’illusion là-dessus, c’est cela qui soutient l’écriture et l’écrivain, à travers critiques, refus, pages blanches et stylos mordillés (ou ongles rongés en suspens sur le clavier). Pas les éditeurs, pas les lecteurs, pas la gloire, les femmes — les hommes — ou l’argent. La passion.
Et la passion, ça ne s’apprend pas en atelier. Mais ça peut motiver à y participer.
Heureusement.
Le prochain atelier aura donc lieu l'an prochain, sans doute à peu près au même dates (vers la fin mai) et au même endroit, je le souhaite (l'université Concordia). Il est déjà hyper-plein... mais contactez-moi si vous êtes intéressés pour une autre fois !...
29/03/2007 Le printemps s'en vient quand même...
Le printemps s'en vient quand même...
(Et n'oubliez pas de faire un tour dans Actualités...)
Non ce n'était pas le radeau De la méduse ce bateau Qu'on se le dise au fond des ports Dise au fond des ports Il naviguait en père peinard Sur la grand'mare des canards Et s'app'lait "Les copains d'abord" Les copains d'abord
Non, ce n'était pas le radeau De la Méduse, ce bateau, Qu'on se le dis' au fond des ports, Dis' au fond des ports, Il naviguait en pèr' peinard Sur la grand-mare des canards, Et s'app'lait les Copains d'abord Les Copains d'abord.
Ses fluctuat nec mergitur C'était pas d'la litteratur', N'en déplaise aux jeteurs de sort, Aux jeteurs de sort, Son capitaine et ses mat'lots N'étaient pas des enfants d'salauds, Mais des amis franco de port, Des copains d'abord.
C'étaient pas des amis de lux', Des petits Castor et Pollux, Des gens de Sodome et Gomorrh', Sodome et Gomorrh', C'étaient pas des amis choisis Par Montaigne et La Boeti', Sur le ventre ils se tapaient fort, Les copains d'abord.
C'étaient pas des anges non plus, L'Evangile, ils l'avaient pas lu, Mais ils s'aimaient tout's voil's dehors, Tout's voil's dehors, Jean, Pierre, Paul et compagnie, C'était leur seule litanie Leur Credo, leur Confitéor, Aux copains d'abord.
Au moindre coup de Trafalgar, C'est l'amitié qui prenait l'quart, C'est elle qui leur montrait le nord, Leur montrait le nord. Et quand ils étaient en détresse, Qu'leur bras lancaient des S.O.S., On aurait dit les sémaphores, Les copains d'abord.
Au rendez-vous des bons copains, Y'avait pas souvent de lapins, Quand l'un d'entre eux manquait a bord, C'est qu'il était mort. Oui, mais jamais, au grand jamais, Son trou dans l'eau n'se refermait, Cent ans après, coquin de sort ! Il manquait encor.
Des bateaux j'en ai pris beaucoup, Mais le seul qui ait tenu l'coup, Qui n'ait jamais viré de bord, Mais viré de bord, Naviguait en père peinard Sur la grand-mare des canards, Et s'app'lait les Copains d'abord Les Copains d'abord.
Georges Brassens (dont je suis sûre qu'au paradis des poètes, il ne glapira pas "copyright ! copyright !"
avec Bertrand Méheust et Roger Bozzetto, Chicoutimi, Boréal 1982
avec Monique Moreau, sa compagne et l'écrivain Claude Ecken,aux Utopiales de Nantes, 2005
31/01/2007 Chansons d'un autre univers (14)
[Et n'oubliez pas d'aller faire un tour dans les Actualités...]
Rappel : Dans un univers parallèle qui a divergé du nôtre au milieu des années 70, plus précisément après 1978 et le premier prix gagné à un concours régional dans la catégorie auteur-compositeur-interprète et dans la catégorie meilleure chanson, je suis devenue chanteuse (on peut voir quelques pointes de cet iceberg dans "Portrait de l'Artiste en jeune singer").
De fait, je chantais et grattais autodidactiquement ma guitare depuis le début des années 60, où j'avais découvert le folk-song américain (ah, Dylan, Baez, Peter, Paul & Mary !) ou enfin... anglophone (ah, Cohen !) Ayant récupéré sur CDs les enregistrement professionnels ou amateurs effectués entre 1975 et 1985 et les ayant fait lécher un peu, dans la mesure du possible, par un copain plus techno que moi (merci, Michel !), j'ai décidé les rendre accessibles sur le site — pour un temps limité chaque fois. La plupart datent essentiellement des années 70, surtout entre 1978 et 1984. En alternance avec quelques essais de textes flirtant avec les genres, SF surtout (on peut aller faire un tour dans mon premier recueil de poésie, Le Lever durécit pour examiner d'autres tentatives), j'ai surtout composé des chansons plus... normales, comme la plupart de celles que j'ai mise en ligne.
On en a fait le tour à présent, mais j'aimerais présenter une autre version de deux de ces chansons, la dernière à être enregistrée à Radio-Canada, à la toute fin de ma vie parallèle de chansonnière, au milieu des années 80. Il s'agit de versions orchestrées de "Varsovie" et de "Chanson sur un thème banal".
La photo date de 1984. Plus hippie que ça, tu meurs...
***Attendez un peu pour voir apparaître les modules de musique...
Varsovie
Sur les trottoirs de Varsovie
le soir s’en vient
le ciel est gris
les tramways passent en ferraillant
il va neiger
qu’il est loin le printemps
Varsovie ville écrasée
ville rebâtie sur son passé
dans les murs neufs des pierres anciennes
pour que jamais ces temps ne reviennent
sur les maisons des drapeaux rouges
dans les maisons des coeurs qui bougent
quelquefois
C’est l’hiver
dans l’hémisphère
occidental
Sur les trottoirs de Manhattan
un aveugle passe avec sa canne
on le bouscule on l’interpelle
avec toutes les lumières
on ne voit pas le ciel
Yucatapa la prairie verte
tu as des pierres sur la tête
tu as des égouts dans le coeur
sur les toits tes nouveaux dieux bougent
en jaune en vert en bleu en rouge
DRINK COCA COLA
C’est l’hiver
dans l’hémisphère
occidental
Sur les trottoirs de Montréal
je reste là j’ai un peu mal
les taxis passent en clignotant
quelque part quelqu’un
vient d’avoir vingt ans
Montréal Mont Royal
mais qui est le roi de la montagne ?
qui rêve encore au pays de Cocagne ?
sous les épines qui voit la rose ?
qui tient la clé de la porte close
de l’avenir
et du beau temps ?
C’est l’hiver
dans l’hémisphère
occidental
Chanson sur un thème banal
La solitude à cinq ans
c’est quand les autres jouent sans vous
dans un coin de la cour
vous les voyez de loin
et vous pensez : un jour
je serai grand
Mais la solitude à quinze ans
c’est quand les autres dansent sans vous
vous buvez votre verre
vous regardez par terre
et vous pensez : demain
j’aurai vingt ans
Mais la solitude à vingt ans
c’est quand les autres parlent sans vous
c’est trois heures du matin
dans le dernier café
éclairé
ils ont refait le monde
sans rien vous demander
en partant
vous vous croisez dans une glace
vous ne reconnaissez pas votre face
et vous pensez : y aura-t-il une place
pour moi ?
Et le temps passe
Et après avoir bien joué
bien dansé
bien parlé
après s’être essayé
un peu à tous les gestes
après avoir aimé
il reste
La solitude à trente ans
la solitude
la solitude ce n’est pas triste
c’est savoir que les autres existent
vraiment
la solitude à trente ans
ce n’est pas un accident
elle n’est pas dehors mais dedans
elle ne dépend
pas de la pluie
c’est le noyau de notre fruit
même s’il est dur sous la dent
La solitude c’est savoir
que tu n’es pas mon miroir
que je ne suis pas ta moitié
c’est la distance entre nos corps
qui leur permet de se toucher
quand tu dors
c’est penser à ta mort
et pouvoir t’aimer
parce que je sais
que je mourrai
sans toi
dans la solitude
03/01/2007 Cadeau de Nouvel An : encore Chica (1)
Cadeau de Nouvel An : encore Chica (1)
Puisque vous semblez avoir aimé mon ami et peintre, voici une première livraison d'autres reproductions (encore une fois, le petit format ne leur rend pas justice, mais c'est mieux que rien, le site de la galerie où il expose étant plutôt... difficile à rejoindre). Il s'agit pour commencer d'œuvres faisant partie d'une exposition thématique ayant eu lieu en 2003, intitulée "L'Illiade et l'Odyssée, etc." Le "etc." désigne en fait des sujets tirés de la mythologie grecque en général. Je renvoie essentiellement aux article de la Wikipédia, mais il y a un autre joli site dédié à plusieurs mythologies et en particulier à la mythologie grecque : Le grenier de Clio.
J'aime bien les fêtes à tiroirs — avec les cadeaux qui arrivent par la poste après Noël, ou après l'anniversaire. Et donc... Voici pour "L'Illiade et l'Odyssée" (surtout l'Odyssée, de fait, i.e., les voyages d'Ulysse)
Il s'agit cette fois de tableaux divers, mais toujours nés de la même imagination mythico-surréaliste...
Le Bestiau jaune
Cavalière au Poisson-cheval
Quelle est la couleur du cheval blanc ?
Les Compagnons de la Lune
Le Livreur de bêtes
28/12/2006 Bonne année du Sanglier
Bonne année du Sanglier !
C'est un peu tôt, puisque l'année chinoise commence en février, mais vieux motard que jamais. Et puis l'année japonaise, qui sera aussi l'année du Sanglier, commence comme la nôtre le 1er janvier, alors...
20/12/2006 Cadeau de Noël : Chica
Cadeau de Noël
Je suis une visuelle avant d’être une auditive. En guise de cadeau de Noël, je voudrais vous faire découvrir un peintre de mes amis. Il s’appelle Chica (c'est son nom de pinceau...). Nous nous sommes rencontrés parce qu’il a publié quelques textes dans Solaris, au temps jadis où j’en étais la seule directrice littéraire (“Le crieur public”, # 76, “Un navigateur nommé Christophe”, # 78, “L'annuaire de la guerre”, # 83). Et sa nouvelle “L’escalateur” est parue dans la fameuse anthologie de la relève des années 80, Superfuturs, éditée par Philippe Curval.
Mais dans la vie de tout un chacun il y a des chemins qui divergent, et Chica a délaissé celui de l’écriture pour celui de la peinture, même s’il est connu aussi comme auteur de livres pour jeunes dont il a produit le texte et les illustrations (les séries Célestine, Patochon, Dimitri et Compagnie, ainsi que Les Voyageurs de l’ABC et Le Grand Défi d’Albin — il a d’ailleurs illustré plus d’une centaine de livres pour plusieurs éditeurs français. Né en 1933, il est reconnu dès les années 60 pour son talent, d’abord pour les affiches de cinéma — en particulier des chefs-d’œuvre de la nouvelle vague, comme Cléo de 5 à 7, d’Agnès Varda, Les Parapluies de Cherbourg, de Jacques Demy, ou Une femme est une femme, de Jean-Luc Godard, et bien d’autres (je ne savais pas, lorsque j’allais avidement voir ces films, en France, que je connaîtrais un jour l’auteur de leurs affiches !)
Nous correspondions régulièrement depuis son petit tour dans Solaris — des lettres, écrites à la main encore maintenant, de son côté du moins — et cela fait trente ans. Et puis, je suis allée faire un tour en France en juillet dernier, et nous nous sommes rencontrés pour vrai. J’ai donc pris quelques photos, du peintre et de ses œuvres, que je voudrais vous faire découvrir (ne m’arrachez pas la tête, je ne suis pas vraiment équipée pour prendre des photos de tableaux, et ils étaient accrochés en hauteur...) Je vous enverrais bien vers son site web, mais il n’est pas encore prêt...Mais voici celui de la galerie où il expose régulièrement, la Galerie Frémeaux.
J’avais aimé ses nouvelles, j’aime ses tableaux et j’aime ses illustrations : ils participent du même imaginaire onirique et baroque, proche du surréalisme. Et puisque c'est la saison du partage — et qu'il me l'a permis...
08/12/2006 Textes d'adolescence : L'ombre de Simak
L'ombre de Simak : Demain les mutants
On comprendra sans doute mieux le titre de cette page après avoir lu le texte ci-dessous...Toujours dans le cadre de mon opération pro-débutants "Voyez ce qu'écrivaient les vieux croutons bien installés, quand ils étaient petits, et ne perdez pas tout espoir", j'ai retrouvé ce (long) texte écrit à quinze ans — l'année où je ne lisais plus que de la science-fiction et en particulier tous les grands classiques, dont Demain les chiens, de Clifford Simak... mais aussi Le Silence de la Terre, de C.S. Lewis et Les Chrysalides de John Wyndham (que j'avais même passé tout un été à traduire). Ce n'est pas une histoire, même pas un début d'histoire, je ne vois vraiment pas où j'aurais pu aller avec tout ça, ne me rappelle même pas si j'avais une idée d'où j'aurais voulu aller. Et ce n'est pas du proto-Tyranaël... mais c'est tout de même du proto-Vonarburg, ai-je constaté en le relisant (mes quelques lecteurs et les exégètes comprendront !) J'ai corrigé les quelques fautes d'orthographe (je peux pas ! c'est physique !! je soupçonne d'ailleurs qu'il en reste !!! Même si j'étais meilleure que maintenant... ) mais pour le reste, c'est du tout cru.
L’homme était très grand, très bronzé. Quelque chose dans son costume mettait Thomas mal à l’aise. Ou bien étaient-ce les grands yeux bleus qui ne cillaient pas ? Il était immobile, de l’autre côté du feu dont la fumée âcre montait vers le ciel pâle du matin.
Il avait surgi tout à coup. Thomas ne l’avais pas entendu venir. Il avait été là, brusquement, regardant Thomas sans un mot. Il n’avait même pas l’air d’attendre une parole de bienvenue ou d’invite. Il était seulement là.
Une branche s’effondra dans le feu en craquant, avec une gerbe d’étincelles, arrachant Thomas à sa contemplation. Le thé bouillait dans le quart ; il le retira du feu en se brûlant les doigts et, après une infime hésitation, en versa la moitié dans une tasse qu’il tendit à l’inconnu. Le regard bleu ne quitta pas celui de Thomas, mais l’homme tendit le bras et saisit la tasse brûlante à pleine main, sans que bougeât un muscle de son visage. Il huma le contenu de la tasse puis avala lentement le liquide bouillant.
Thomas, le nez en l’air, le regardait attentivement, les yeux plissés à cause du soleil qui se levait derrière l’étranger, entourant d’un halo écarlate sa chevelure rousse. Thomas avait souvent rencontré des chasseurs de toutes sortes depuis qu’il était dans les collines, mais celui-ci ne ressemblait à aucun de ceux qu’il avait pu voir auparavant. Il portait un accoutrement bizarre, une sorte de combinaison tout d’une pièce en cuir brun éraflé en plusieurs endroits, avec une épaisse ceinture métallique où pendait une gourde et ce qui était sans doute un couteau à lame très épaisse. Des bottes de peau montant à mi-mollet complétaient cet attirail.
L’étrangeté de l’homme était évidente, mais n’inspirait à Thomas aucune crainte, pas plus qu’il n’en aurait éprouvé en voyant à dix mètres de lui un ours brun en train de retourner des pierres pour trouver des fourmis. Il y avait en l’inconnu la même évidente force tranquille, et autre chose aussi, qui intriguait Thomas sans l’inquiéter.
L’étranger lui tendit la tasse avec une sorte de grognement et s’accroupit souplement devant le feu. Thomas ajouta une brassée de brindilles qui s’embrasèrent en sifflant, puis il renversa la tête vers le ciel très clair en prenant une grande inspiration.. «Ça va être une sacrément belle journée», dit-il avec satisfactionm plus pour lui-même que pour son silencieux visiteur. La silhouette noire d’un épervier glisswit lentement, très haut, vers l’ouest. Par intermittence, Thomas prenait conscience des mille bruits qui formaient le silence — chuintements de feuilles, craquements de branches, la fuite rapide d’un lapin, l’envol claquant d’une corneille et tous les grattements, sifflements, frôlements du matin dans la forêt.
L’étranger s’était assis et regardait le feu, les mains nouées autour des genoux. Thomas lui tendit un gros biscuit salé, avec un grognement interrogatif. L’autre releva les yeux, considéra alternativement le biscuit, Thomas, le biscuit, prit enfin celui-ci, le retourna plusieurs fois entre ses doigts d’un air méditatif, avant d’y mordre. Il décrocha sa gourde après quelques bouchées, but une longue rasade. Thomas remarqua la forme inhabituelle de la gourde, ronde d’un côté, plate et légèrement incurvée del’autre. L’étranger lui tendit le récipient après en avoir essuyé le goulot. Thomas prit la gourde, étonné de la trouver si légère ; il la secoua un peu : elle était presque pleine.
Il n’avait jamais rien bu de pareil. C’était très frais, un peu pétillant et d’une acidité qui lui arracha une involontaire grimace à la première gorgée. C’était plutôt agréable à la seconde et franchement délicieux à la troisième.
L’étranger regardait Thomas d’un air intéressé. «C’est bon», dit Thomas en souriant. L’autre reboucha la gourde avec un grognement évasif. Thomas n’insista pas. Le liquide répandait en lui une impression de bien-être si forte qu’elle était proche du bonheur. Il se gratta la tête, ébourrifant encore sa crinière noire déjà hirsute.
«Vous habitez par ici ?»
L’étranger plissa les yeux et regarda Thomas de l’air de quelqu’un qui cherche à comprendre. Thomas, un peu surpris, allait répéter sa question, quand l’autre répondit : «Non.» Sa voix était basse, un peu rauque et vaguement hésitante. «Je passe.»
Thomas fourragea dans le feu avec un bout de bois : « Vous chassez ?» Sans équipement ? Mais il fallait faire parler cet homme.
Il y eut un silence, puis l’autre secoua la tête. «Non. Je...me promène.»
Thomas fut certain que l’étranger ne parlait pas sa langue maternelle. Il avait hésité sur le verbe et l’avait prononcé en détachant les syllabes. Thomas gratta l’écorce incandescente du bâton avec son couteau, sans regarder l’autre.
«Vous n’êtes pas d’ici.
— Non.»
Thomas lui jeta un coup d’œil rapide, surpris par la note légèrement amusée qui avait vibré dans la voix lente. L’autre lui rendit son regard d’un air impassible.
«Moi, j’habite au bord de la rivière, en bas, vers la vallée. Une cabane à deux étages sur une colline, c’est la seule comme ça dans le coin. Vous l’avez sûrement vue en passant.»
L’autre secoua la tête et Thomas conclut qu’il venait de la montagne, contre toute probabilité.
Un long silence s’installa. Thomas se leva et commença à ranger son équipement. Il aurait bien voulu poser d’autres questions à l’étranger, mais celui-ci n’avait pas l’air bavard, et Thomas estimait en avoir assez fait. Et puis, il fallait aller inspecter les pièges.
«Vous chassez par ici ?»
Surpris par le vouvoiement, Thomas se retourna. «Pas exactement. J’ai promis à mon frère de lui ramener un raton-laveur vivant. J’ai posé des pièges au bord de la petite rivière hier, je vais voir s’il y a quelque chose.» Il hésita un peu. « Si vous voulez, vous pouvez venir avec moi.»
À sa grande surprise, l’homme sourit légèrement : «Je veux bien.»
Thomas éteignit le feu à coups de pieds et assujettit son fusil d’un haussement d’épaule. Maintenant qu’ils étaient debout face à face, il pouvait voir que l’homme était vraiment très grand, sûrement plus d’un mètre quatre-vingt-dix. Thomas redressa son mètre quatre-vingt en reniflant. «Bon, on y va.» L’autre hocha la tête, Ils quittèrent la clairière l’un derrière l’autre.
Tout en marchant, Thomas jetait des coups d’œil en biais à son compagnon. Celui-ci avançait en silence, sans faire craquer une brindille, les muscles détendus mais tous les sens aux aguets. Ses narines palpitaient légèrement et ses yeux furetaient sans arrêt à droite et à gauche. C’était sûrement un homme des bois — sans armes, sans équipement, mais un homme des bois. Thomas savait reconnaître un chasseur quand il en voyait un. Mais il devait s’avouer que celui-ci ne ressemblait pas aux hommes barbus et crasseux qui venaient parfois s’asseoir à son feu. Son visage était rasé de près, les cheveux roux ardent retombaient sur un front presque sans rides... Mais Thomas sentait qu’il avait affaire à un homme mûr. L’attitude de l’étranger était d’autant plus bizarre : quel besoin avait-il d’aller lever des pièges avec un gamin de seize ans ? Car Thomas, tout fier qu’il fût de son expérience de la forêt, de son habileté au tir et de sa haute taille, savait bien que son visage, ses yeux et sa minceur étaient ceux d’un adolescent. Personne n’y attachait d’ailleurs d’importance. Depuis trois ans, son frère et leurs animaux familiers étaient sa seule compagnie. Quant aux adultes qu’il rencontrait lors de ses rares excursions au village, ils s’occupaient davantage des peaux qu’il apportait que de son âge. Et puis, dans les Collines, on était un homme dès qu’on pouvait moucher une chandelle à cent mètres : depuis deux ans, nul ne considérait plus Thomas comme un enfant, et il parlait d’égal à égal avec tout homme rencontré dans les collines ou au village. Mais cet homme-ci était un étranger, et les lois non écrites des Collines ne s’appliquaient sans doute pas à lui.
L’étranger s’arrêta brusquement et retint Thomas. Celui-ci se mit machinalement en position de tir, mais l’autre abaissa le canon du fusil et posa un doigt sur ses lèvres. Thomas tendit l’oreille mais son ouïe pourtant exercée ne perçut rien qui justifiât le geste de l’étranger.
Ils se trouvaient dans un creux herbu d’une dizaine de mètres de long, bordé d’un côté par une barrière de gros rochers moussus et humides. Il y eut soudain au loin un bruit de course précipitée, avec des grognements rauques, qui se rapprochaient. Les rochers barraient la vue. Thomas voulut voir ce qui arrivait, mais l’étranger l’arrêta encore. Derrière le haut rocher sombre qui s’élevait en face d’eux, de l’autre côté du creux, éclata un long rugissement qui se mua en un grondement menaçant. Thomas perçut un chaos d’impulsions démentes. La bête sentait leur présence, elle semblait complètement folle. Thomas pensa aux énormes empreintes de lynx qu’il avait relevées deux jours avant dans la montagne, et il arma son fusil. L’étranger écoutait avec intensité. La bête invisible rugissait et piétinait furieusement de l’autre côté des rochers. Il y eut un autre bruit de course, le grincement de griffes sur la pierre et le feulement furieux de l’animal.
«Pourquoi ne contourne-t-il pas les rochers ? » souffla Thomas, pensant à haute voix dans sa surprise. Il n’arrivait pas à percevoir une pensée cohérente chez la bête : c’était un chaos de rage et de douleur.
L’étranger s’avança silencieusement jusqu’au rocher sombre et commença à l’escalader. Thomas le suivit. Arrivé en haut du rocher, à quatre pattes, paralysé, il ne songea pas à tirer : jamais il n’avait vu un monstre pareil. C’était bien un lynx, mais de la taille d’un ours. Son pelage ocelé était maculé de sang et de terre. C’était surtout sa tête qui fascinait Thomas : énorme, disproportionnée par rapport au reste du corps, elle était encore alourdie par les deux canines supérieures très longues, d’une bonne vingtaine de centimètres, et qui se recourbaient vers la gorge ensanglantée du lynx. La tête était uniformément recouverte de poil blanc. La bête tendait vers eux son mufle écumant ; elle s’étranglait presque de rage. Brusquement, le corps énorme se détendit en un bond formidable et les mâchoires sanglantes vinrent claquer à dix centimètres du visage de Thomas, qui appuya convulsivement sur la gâchette de son fusil. En même temps que le tonnerre du coup de feu, un éclair fulgurant passsa près de lui, avec un bruit de papier déchiré. Il ferma les yeux. Quand il les rouvrit, le lynx gisait au bas du rocher, sur le flanc, une patte encore dressée, toutes griffes dehors.
L’étranger sauta souplement près de l’animal, suivi de Thomas qui se ramassa avec maladresse, tant ses jambes étaient molles.
«Est-ce que je l’ai touché ?» demanda-t-il. Mais il ne voyait pas de trace de son coup de feu.
L’étranger montra du doigt les yeux ouverts du lynx : une taie bleutée les recouvrait.
«Il était aveugle !» s’exclama Thomnas avec stupeur. Il remarqua alors l’aspect squelettique de l’animal, que lui avaient dissimulé ses dimensions anormales. Il effleura les longues canines ensanglantées. L’étranger, sans effort apparent, remua la lourde tête blanche : les dents recourbées vinrent s’enfoncer dans la gorge déchiquetée en plusieurs endroits.
«Il s’est égorgé lui-même, souffla Thomas. Qu’est-ce qui est arrivé à ce lynx ?» Il se souvint brusquemnent de l’ourson qu’il avait trouvé l’hiver précédent pris par les glaces, le poil tout blanc aussi, avec des plaques de chair à vif... et pas de pattes antérieures.
L’étranger sortit soudain de sa ceinture une sorte de petit briquet bleu et plat, qu’il braqua sur le lynx. Une lumière clignotant très rapidement s’alluma au bout de l’objet. L’étranger poussa un grognement, atttrapa Thomas par un bras et l’envoya valser sans effort à une demi-douzaine de mètres. Il dégaîna ce que Thomas avait pris pour un couteau. Une lumière aveuglante jaillit de l’extrémité de l’objet, obligeant Thomas à fermer les yeux. Il les rouvrit : le lynx avait disparu et l’herbe à sa pl ace était toute noire. L’étranger s’approcha de Thomas, qui recula instinctivement devant le petit briquet et sa lumière, qui clignotait plus lentement cette fois. L’étranger fronça les sourcils et rengaîna son arme. Il marmonna quelques mots que Thomas ne comprit pas et rangea le briquet, les yeux fixés sur Thomas. Celui-ci, la tête vide, sentait une terreur invincible lui nouer la gorge. Il jeta un regard désespéré à son fusil qui gisait hors de portée. L’étranger parut prendre une décision : il attrapa le fusil et le tendit à Thomas. Celui-ci le prit avec maladresse, les mains moites.
«N’aie pas peur.»
Thomas avala convulsivement sa salive et affirma : «Je n’ai pas peur.»
L’autre tira, de sa ceinture encore, un petit sachet d’où il fit glisser deux capsules rougeâtres et translucides. Il en avala une et tendit l’autre à Thomas, qui la regarda sans comprendre. «Avale-ça», dit l’homme d’un ton sans réplique. Thomas s’exécuta. La capsule se coinça dans son gosier serré et il toussa convulsivement. Il but à la gourde que l’étranger lui avait fourrée impérativement dans la main, et déglutit à plusieurs reprises, puis s’essuya les yeux en frissonnant. L’étranger le regardait. Thomas lui rendit sa gourde et renifla en se passant la main dans les cheveux. «Qu’est-ce que vous avez fait à ce lynx ?» L’étranger but sans répondre et, comme s’il n’avait pas entendu la question : «On va voir si tu as pris des ratons-laveurs.»
Interloqué, Thomas le fixa un instant sans bien savoir ce qu’il devait faire. Il repassa enfin son fusil en bandoulière et se mit en marche vers la rivière dont on entendait le grondement diffus dans le lointain.
Arrivés au bord des rapides, ils s’arrêtèrent. Thomas leva une main vers la cascade qui dévalait le flanc de la montagne, à cinq kilomètres de là, nettement visible en dépit de la distance : «Les pièges sont plus en amont. Faites attention, il y a des rochers branlants.»
L’autre ne fit pas de commentaires, et le laissa prendre les devants.
Ils passèrent deux bonnes heures à sauter de rocher en rocher. La rivière s’encaissait de plus en plus à mesure qu’on se rapprochait de la montagne, et remonter son cours tenait plus de l’escalade que de la simple marche. L’étranger suivait Thomas sans peine. celui-ci, tout en choisissant machinalement son chemin parmi le chaos de rocs écroulés, se posait mille questions sur son compagnon. Il n’avait toujours pas vraiment peur — si l’étranger lui avait voulu du mal, il aurait facilement pu le tuer dans la clairière. Mais la simple curiosité du début s’était doublée d’une excitation non dépourvue d’inquiétude. L’homme était plus qu’un inconnu, c’était un étranger. Il n’était pas né ici, Thomas l’aurait juré. Il semblait venir des montagnes, mais qui pouvait vivre dans les montagnes ? Et de l’autre côté, c’était le désert, du moins les anciens l’affirmaient-ils. Les objets étranges que l’inconnu sortait de sa ceinture, l’arme, surtout, qui rappelait à Thomas certaines descriptions de son grand-père, rien de tout cela n’avait son équivalent dans les Collines. Peut-être l’homme venait-il du Vieux Continent ? Thomas se souvenait de l’image du grand bateau noir et blanc que son père lui avait montrée, il y avait longtemps, bateau sans voile qui se mouvait de lui-même, sans l’aide du vent. Père avait dit qu’il n’y avait plus de bateau comme celui-là et que sans eux on ne pouvait pas joindre le Vieux Continent. Si l’homme venait de l’autre côté de l’océan, comment avait-il fait ? Thomas se souvenait confusément aussi d’histoires de Grand-père à propos d’engins volants ; mais ceux-là aussi avaient disparu, ou étaient inutilisables. Alors ? Il se demanda avec inquiétude comment il pourrait bien s’y prendre pour amener l’inconnu à son frère.
Le grondement de la rivière se faisaitplus fort et souvent l’écumne des rapides venait éclabousser les deux hommes. Thomas aperçut enfin son repère, le rocher en forme de poisson, et le gué à demi submergé. «On est arrivés !» cria-t-il, en essayant de couvrir le bruit de l’eau.
Ils traversèrent le gué et mirent pied sur l’autre rieve où recommençait la forêt. Les aiguilles de pin et la mousse succédèrent aux pierres et aux cailloux ; ils s’enfoncèrent dans l’ombre trouée de lumière.
«Il y a un petit ruisseau qui se jette plus avant dans la rivière, ça fait des espèces d’étangs d’eau assez calme, les ratons-laveurs aiment ça. C’est là que j’ai mis mes pièges», expliqua Thomas en marchant avec volupté sur la surface élastique, si agréable aprèsles arêtes coupantes des rochers. Il aspirait à pleins poumons l’odeur fraîche de résine qui saturait l’atmosphère.
«Je vous dois une fière chandelle pour tout à l’heure», fit-il, presque timidement, certain que l’inconnu ne répondrait encore pas.
L’autre tourna la tête vers lui : «Je ne crois pas. La bête n’avait pas sauté assez haut», dit-il de sa voix lente, toujours un peu hésitante, cherchant ses mots. Encouragé par l’air moins impassible de l’étranger, Thomas ne put s’empêcher de demander : «Vous venez du Vieux Continent ?»
L’autre détourna la tête. Thomas maudit sa maladresse et, en regardant le profil net de l’étranger, regretta une fois de plus de ne pouvoir comme Daniel lire les pensées des gens. Puis il haussa les épaules : il faudrait trouver un moyen d’amener cet étranger à son frère. Il se mit à siffloter un air de sa composition, tout en échaffaudant des plans compliqués.
Le premier piège était vide. L’appât avait disparu, mais la trappe n’avait pas fonctionné. Thomas replaça un appât après avoir arrangé le mécanisme. L’étranger examina le piège avec intérêt, fit fonctionner la trappe par deux fois. Thomas l’observait, perplexe : quoi, il n’avait jamais vu de piège ? Il avait pourtant bien d’air d’un chasseur. Ce fut d’ailleurs lui qui repéra la piste en premier. Elle les conduisit au deuxième piège et Thomas poussa un cri de joie en voyant la silhouette noire et blanche qui se trouvait dans la cage.
Le raton-laveur se débattit violemment en les voyant arriver, poussant de petits glapissements désespérés et grattant frénétiquement le sol près des parois de la cage. Thomas s’agenouilla en émettant des sons apaisants et laissa tomber des morceaux de maïs cuits dans la cage. Le raton-laveur cessa de se démener, mais ses petits yeux brillants cherchaient d’où venaient le maïs et les sons amicaux. Thomas se fit plus persuasif, sensible à la panique du petit animal. Celui-ci attrapa finalement quelques grains et se mit à les grignoter en jetant autour de lui des regards furtifs. Thomas continuait à lui parler doucement, inconscient du regard surpris et intéressé de l’étranger. L’animal cessa de grignoter et regarda attentivement Thomas qui, la tête au ras du sol, à plat-ventre près de la cage, émettait toujours des sons doux et liquides entrecoupés de sifflements. Lorsque le raton-laveur se fût convaincu que c’était bien la chose derrière le grillage de la cage qui lui parlait, il émit un son flûté, bref et nettement interrogateur. Thomas répondit d’un ton assuré. Le petit animal se frotta la museau puis émit une longue suite de sons entrecoupés, tout en clignant des yeux et en agitant ses petites mains fines. Thomas répondit par un sifflement très doux. Le raton-laveur s’assit, apparemment rassuré, et Thomas l’attrapa avec adresse, d’une seule main.
L’animal s’affola un peu, puis se calma après un nouveau sifflement de Thomas. Celui-ci le fit entrer dans la musette dont il referma le rabat sur la tête du raton-laveur. Les bras de l’animal sortirent par l’ouverture qui subsistait, ses petites mains tâtant le cuir souple avec précaution. L’étranger approcha un doigt. Les petits doigts froids l’effleurèrent, en suivant les contours, pour finalement l’abandonner et rentrer dans la musette.
L’étranger releva la tête et rencontra le regard de Thomas. Pour la première fois un vrai sourire détendit son visage : «Tu l’as convaincu de venir avec toi ?»
Thomas lui rendit son sourire : «À peu près. Je lui ai dit de ne pas avoir peur.
— Alors tu lui as vraiment parlé ?»
Thomas acquiesça : «C’est surtout Daniel qui sait parler aux ratons-laveurs, et toutes les petites bêtes en général. Il m’a un peu appris. Moi, c’est surtout les ours», ajouta-t-il avec fierté.
L’étranger sortit de sa ceinture une autre boîte plate, tira sur quelque chose, et la boîte s’ouvrit, tandis qu’il en sortait une petite antenne. L’homme dit rapidement quelque chose en une langue étrangère, puis s’adressa à Thomas : «Tu dis que tu sais parler aux ours et que ton frère parle aux petits animaux ?»
Thomas regardait la boîte avec curiosité. «Qu’est-ce que c’est que ce machin ?
— Réponds à ma question, s’il-te-plaît.
— Oui, je parle aux ours et Daniel parle aux souris, aux musaraignes, aux belettes, tout ça, dit docilement Thomas. Qu’est-ce que c’est que ce machin ?
— Quelque chose pour que je me souvienne de tes paroles, répondit l’homme. Comment avez-vous appris à parler ainsi aux animaux ?
— On n’a pas appris, on est nés comme ça. Ça enregistre les sons ?»
L’autre lui jeta un regard surpris et Thomas eut l’impression d’avoir marqué un point.
«Oui, ça enregistre les sons. Tu as déjà vu un appareil comme celui-là ?
— Non, mais Grand-père en avait, il nous en avait parlé. Le sien était plus gros. C’est un... magnétophone, non ?»
Il avait hésité sur le mot, mais l’étranger hocha la tête : «Oui, à peu près. Où est ton grand-père ?
— Oh, il estmort il y a longtemps. Au moins cinq ans.»
L’étanger se mordit les lèvres. «T’a-t-il parlé d’autres appareils comme celui-ci ?»
Thomas fronça les sourcils : «Oui, mais je me rappelle pas. Il faudrait demander à Daniel. Il se rappelle tout mieux que moi. Le magnétophone, je me rappelle parce que je me suis souvent dit que ce serait drôlement pratique pour garder les airs que j’invente et les histoires de Daniel.»
L’étranger remit la boîte dans sa ceinture : «Quel est ton nom ?
— Thomas.
— Thomas. Tu rentres chez toi, maintenant, Thomas ?
— Ben oui.» Il sourit, presque sûr de la réponse cette fois : «Vous pouvez venir, si vous voulez.
— Je veux bien.
— Il faut partir tout de suite, c’est loin, on n’y sera pas avant la nuit.»
Ils soufflèrent un moment dans la clairière où ils s’étaient rencontrés, en buvant du thé froid pour faire glisser les biscuits. Thomas observait son compagnon à la dérobée. Il était déjà habitué à ce visage immobile et brun, au sourire rare, aux yeux bleus qui semblaient regarder à l’intérieur même de son crâne. Il ramenait drôlement mieux qu’un raton-laveur et des hermines ! Daniel allait être content. L’homme mastiquait lentement son biscuits, les yeux fixés sur le raton-laveur qui éparpillait le sien en miettes avant de les manger.
«Et vous, c’est comment, votre nom ?»
L’homme le regarda un moment, puis sembla comprendre la question : «Je m’appelle Koris.»
Pas un nom d’ici. Décidément, il avait levé un gibier peu ordinaire, se dit Thomas, oubliant volontairement que c’était l’autre qui l’avait trouvé dansla clairière.
Ils arrivèrent plus tôt que prévu à la cabane. Thomas fronça les sourcils en voyant Daniel debout, mais ne dit rien, à cause de l’étranger. Il lui tendit le raton-laveur, qui se débattit un peu mais se calma dès que la pensée de Daniel l’eut atteint, leva vers lui des yeux étonnés et se laissa emporter sans plus bouger. Daniel le posa sur la table et lui versa un peu d’eau, que l’animal but poliment. Apercevant un congénère qui dressait sa tête curieuse derrière le fauteuil, il sauta au bas de la table et alla aux nouvelles. Daniel le regarda en souriant, puis se retourna vers les arrivants.
«Voilà mon frère Daniel. Lui, c’est Koris. Il a tué un lynx avec un truc qui fait de la lumière, et il a un magnétophone», dit Thomas d’une seule traite. Puis, les présentations faites, il alla se débarrasser de son harnachement au fond de la pièce.
Daniel alla se rasseoir en souriant toujours dans son fauteuil. «Asseyez-vous, Monsieur Koris», dit-il de sa voix douce des grands jours. Thomas leur jeta un rapide coup d’œil. L’étranger avait l’air très surpris tandis qu’il dévisageait Daniel. Thomas fronça les sourcils. Mais Daniel semblait très content et observait Koris avec intérêt. Thomas entendit le grondement d’appel de Balack et sortit pour lui dire qu’ils avaient de la visite.
***
«Je vois que vous venez de très loin», dit lentement Daniel.
Koris fit le vide en lui et s’efforça au calme. Daniel lui sourit avec une légère hésitation. «Mais asseyez-vous, je vous en prie. Je ne voulais pas être indiscret. D’habitude les gens ne viennent pas ici, alors, je ne fais pas attention.»
Koris sentit l’esprit étranger se retirer du sien, chercha des yeux un siège et s’assit sur un tabouret branlant. Daniel sourit encore, avec un léger embarras. «C’est curieux, puisque vous êtes télépathe vous-même, vous devriez être habitué.
— Il y a peu de... télépathes chez moi, expliqua Koris. Je veux dire... complets. Je ne suis que... récepteur.
— Même ici, c’est rare, vous savez. Une mutation, comme les autres pouvoirs. Thomas et moi, on parle aux animaux, mais je suis le seul à lire les pensées. C’est drôle que ça marche avec les gens comme avec les bêtes. Au village, ils disaient que c’était de la sorcellerie.» Daniel haussa les épaules. «Ils étaient bêtes.». Son visage devint triste : «Quand même, on a été obligés de partir.» Il sembla se perdre dans des réflexions mélancoliques.
Koris sortit discrètement son petit briquet. La lumière en clignota avec lenteur. L’enfant releva la tête et sourit avec une sorte d’indulgence.
«On est tous un peu radio-actifs maintenant, vous savez. Mais ça n’est pas dangereux. Enfin, j’espère que ça ne l’est pas pour vous !
— Il y a eu des explosions nucléaires ? Une... guerre ?» La voix de Koris buta sur le mot.
L’enfant hocha la tête : «Il y a près de cent cinquante ans de ça. C’étaient des bombes propres ici, dans le Nord, et puis, il n’en est pas trop tombé. L’an dernier, Tom a trouvé un petit ours blanc sans pattes avant. Il y a des mutations chez les animaux aussi, mais pas comme chez nous.»
Koris lui adressa un regard interrogateur : «Il y a eu beaucoup de mutants chez les humains ?
— Plus maintenant. Enfin, je ne sais pas, il ne passe pas grand monde ici. À la première génération, celle de Grand-père, il y a eu beaucoup de mnutants ratés, je veux dire, des gens sans bras, tout ça. Il y en avait plein aussi qui avaient des pouvoirs, mais leur corps était très faible, ils ne vivaient pas longtemps. Ceux qui ont survécu, comme notre père, ont donné naissance à des vrais mutants, qui avaient des pouvoirs et qui étaient normaux, comme Thomas et moi. Enfin, surtout Thomas.»
Il parlait sans amertume. Koris faillit poser une question, se ravisa. Mais l’enfant avait perçu son désir : «Oui ?
— Les conséquences génétiques des retombées auraient dû...
— Ah oui.» Il y avait une imperceptible malice dans la voix grave de l’enfant. «Grand-père disait que ce n’était pas normal, les pouvoirs de mutants et tout ça. Il disait que ça n’aurait pas dû se passer comme ça. Jusqu’à sa mort il a essayé de comprendre, en nous examinant, Thomas et moi. Il pensait que la race humaine avait dû subir une mutation avant la guerre, et que ça avait changé l’effet des radiations. Pendant les dix ou quinze ans qui ont précédé la guerre, on avait trouvé de plus en plus de gens qui avaient des pouvoirs, assez puissants pour être étudiés, mais c’était mal vu de faire des recherches dans ce domaine, et on n’a pu examiner sérieusement qu’un petit nombre de ces mutants-là. Grand-père disait que les pouvoirs étaient la manifestation d’une mutation générale, l’annonce d’une nouvelle race humaine, et que les radiations ont affecté une humanité déjà mutante. Elles ont accéléré le processus nouveau, qui a contré les mutations physiques défavorables. Grand-père disait qu’il y avait sûrement un rapport entre la quasi-disparition des mutants ratés à la seconde génération et l’apparition massive des pouvoirs dans cette génération.»
L’enfant regardait ses longues mains blanches sans pouce, faisant jouer l’une après l’autre les articulations de ses trois doigts. «Évidemment, il y a encore des mutations physiques et il y en aura encore longtemps, jusqu’à ce que tout le capital génétique de l’ancienne race ait été changé. La sélection se fera toute seule. Elle s’est déjà faite en partie à la première génération.»
Il se tut, jouant toujours avec ses doigts. Koris releva la tête, après avoir bloqué le déroulement de la micro-bande magnétique qui enregistrait leur conversation. Il n’avait pu supporter le contraste entre la voix grave et tranquille de son interlocuteur, son immense regard orange qui lui rappelait invinciblement celui de Kvaler, plein de sagesse et d’années, et la petite silhouette frêle, la peau presque translucide qui révélait une ossature délicate de tout jeune enfant. Maintenant que les yeux oranges étaient à demi-voilés par les lourdes paupières et que la pression psychique reculait au-delà des bornes de son propre esprit, Koris se sentait un peu libéré de son malaise. Il pouvait maintenant discerner les multiples malformations qui faisaient de Daniel un de ces “mutants ratés” que la sélection naturelle condamnait irrémédiablement à disparaître. Il était même étonnant que cet enfant eût survécu aussi longtemps.
«C’est grâce à Thomas et à Grand-père avant lui», acquiesça Daniel, et Koris comprit avec confusion que l’enfant avait perçu sa pensée, malgré lui trop puissante. «Ne soyez pas gêné. Pourquoi la vérité me blesserait-elle ?» ajouta Daniel en constatant son embarras. Il sourit, encore ce sourire sans âge qui éveillait en Koris d’hésitantes réminiscences. «Vous savez, la vie, la mort, ça n’est pas tellement important pour nous maintenant. Une seule journée contient tellement d’instants passionnants... Le temps passe quand on le laisse passer, sinon, le temps c’est nous. Et puis, je me souviens de tous les instants écoulés depuis que j’ai ouvert les yeux, à ma naissance....»
Koris remit le magnétophone en marche, discrètement. L’enfant sourit et répéta sa phrase, puis enchaîna. « Ça fait une très, très longue vie. Dix ans, trois mois, cinq jours...» Il se redressa dans le fauteuil capitonné de fourrure, un élan de curiosité enfin vraiment enfantine qui surprit Koris. «Est-ce que vous êtes un enquêteur ? Vous allez faire un rapport ?»
Koris arrêta précipitamment l’appareil. «Eh bien, je ne suis pas à proprement parler un enquêteur. Disons plutôt que je suis une sorte... d’explorateur. Je visite les planètes, les systèmes que je rencontre, généralement après les enquêteurs officiels et je... je fais du troc, en quelque sorte. Je cherche les objets d’artisanat local, les curiosités folkloriques. La dernière fois que je suis passé ici, c’était un peu par accident, j’ai eu des ennuis avec mon ravitaillement, et j’ai dû atterrir. Ce n’était pas légal, les enquêteurs n’étaient pas encore passés. J’ai été accueilli par une tribu d’hommes à la peau cuivrée qui adoraient l’oise sauvage et qui m’ont pris pour une divinité de passage...»
Daniel se mit à rire. «Le Seigneur au Grand Nuage, c’était vous ?! Notre père disait toujours que cette légende était sûrement née de la visite d’un voyageur extra-terrestre, et tout le monde se moquait de lui. Avez-vous eu des ennuis avec les enquêteurs ?»
Koris se mit à rire malgré lui, gagné par la gaité espiègle de l’enfant. «Plutôt, oui. J’ai failli perdre ma licence de commerce. Ils ne voulaient pas croire que la tribu m’avait donné de plein gré les objets sculptés, les poteries et les couvertures que j’avais présentés aux service. En tout cas, ça les a obligés à aller recenser cette planète. J’ai seulement dû attendre un peu avant de pouvoir vendre la marchandise.
— Oui, vous êtes une sorte de marchand, dit lentement Daniel, Pourquoi enregistrez-vous notre conversation, alors ?»
Koris remit l’objet en marche. «Nous sommes tenus de signaler les changement importants que nous remarquons, lorsque nous nous trouvons repasser dans un secteur déjà visité. Les enquêteurs passent une fois touts les phodals....» Il se reprit : « Tous les... quinze siècles à peu près. Ce qui fait que nous, marchands, nous avons une sorte de statut tacite de sous-enquêteurs, une fois qu’un secteur est ouvert....»
Daniel l’interrompit : « Et l’énergie atomique est un changement important.»
Ce n’était pas une question, mais il y avait une vague note ironique qui fit lever les yeux à Koris. L’enfant le regardait avec cette bizarre indulgence. Il fronça les sourcils, hésita un peu avant de reprendre : «Assurément, la découverte de l’énergie atomique est un changement très important, puisqu’une civilisation atomique est prête pour le Contact, selon la Charte. Mais... il est pour ainsi dire trop tôt, et trop tard. Selon les estimations des Enquêteurs, vous n’auriez dû avoir la fission nucléaire que dans...» Un rapide calcul. «... encore au moins cent cinquante ans.»
Il se tut, regarda son étrange interlocuteur et retrouva la stupéfaction première que l’enchaînement de la conversation avait repoussée au second plan.
Daniel fronçait un peu les sourcils à mesure qu’il déchiffrait les pensées incontrôlées de son visiteur et les exprimait à haute voix : «Aucune race n’a jamais acquis l’énergie atomique sans avoir atteint en même temps le degré de conscience nécessaire pour en contrôler les effets. La théorie de Gsangiver sur l’évolution des races humanoïdes...»
L’enfant s’arrêta brusquement, l’air confus.
«Pardonnez-moi, mais je n’ai pas pu ne pas percevoir, l’émission était trop forte.»
Koris signifia d’un geste de la main que cela n’avait pas d’importance. Un petit silence s’ensuivit, au bout duquel Koris s’éclaircit la gorge et sourit avec un certain embarras : «On dirait que Gsangiver va devoir modifier sa théorie.»
L’enfant sourit gaîment en retour, visiblement soulagé de constater que son interlocuteur ne lui tenait pas rigueur de sa nouvelle violation de pensée. Mais son sourire s’effaça presque aussitôt et le regard oragne devint triste : «Il n’y a vraiment aucun autre exemple que nous ? Comment cela se fait-il que seulement la race humaine... ?»
C’était ce que se demandait Koris, mais la soudaine détresse de l’enfant le poussa à formuler des paroles consolantes : «L’univers est immense, Daniel, et toutes les civilisations n’y sont pas recensées.Vous n’êtes sûrement pas les seuls à ... pas les seuls. C’est seulement la première fois à notre connaissance, et notre connaissance n’est pas totale.»
L’enfant hocha la tête, mais la tristesse ne disparaissait pas des grands yeux fixés sur Koris. «Tout de même...» Il abaissa son regard sur ses doigts entremêlés, tirailla distraitement les longs poils de la fourrure blanche qui couvrait l’accoudoir de bois sculpté. Puis il secoua la tête comme pour se débarrasser de ses réflexions. Ses cheveux pâles étincelèrent dans la lumière écarlate du couchant et Koris sursauta en réalisant qu’il était déjà tard. L’enfant se leva avec gaucherie, en lui souriant : «Voulez-vous rester manger avec nous, Monsieur Koris ? Vous pouvez aussi dormir ici...» Il plissa le front d’un air pensif. « Mais vous devez avoir un véhicule quelque part, c’est vrai...»
Koris s’était levé aussi, instinctivement, pour aider l’enfant que ses jambes trop fines soutenaient à peine. Mais il n’eut pas à le faire : les meubles étaient répartis dans la pièce de sorte que Daniel pût s’appuyer à chaque pas et, visiblement, il avait l’habitude de se déplacer ainsi. Le petit visage levé vers Koris avait une expression un peu déçue, et Koris rassura tout de suite l’enfant : «Mon engin se commande à distance.» Il manipula brièvement la grosse boucle qui fermait son ceinturon métallique. «Voilà. Il sera là dans quelques minutes.»
L’enfant eut un vrai sourire d’enfant émerveillé, et Koris ne put s’empêcher de bomber un peu le torse. Il s’en morigéna ens ilence l’instant d’après, mais ce bref intermède avait un peu dissipé le malaise éprouvé tout au long de la conversation, cette impression déroutante de parler à un égal sinon à un supérieur. Debout, l’enfant lui arrivait à peine à mi-poitrine, ce qui était bien grand pour son âge, mais il semblait irréel avec ses cheveux presque blancs retombant en boucles épaisses sur son front sans sourcils, si frêle, si mince que l’intelligence et la maturité précoces des yeux fauves ne masquaient plus la jeunesse de leur propriétaire.
L’enfant se baissa, attrapa un des ratons-laveurs sous la table et sourit à Koris par dessus la tête ébourrifée aux yeux malins. «Vous allez rester avec nous ce soir, alors ?»
Koris acquiesça en souriant à son tour, se hasarda à gratter la tête du petit animal, qui fit un bond hors des bras de Daniel pour se réfugier derrière un pied de table. Daniel se mit à rire franchement, et Koris fut charmé par la fraîcheur et la musicalité de ce rire. Ils se rendirent ensemble jusqu’à la porte, Koris l’ouvrit et Daniel, appuyé au chambranle, poussa un long cri curieusement modulé.
En contrebas de la cabane, là où recommençaient les bois, un énorme élan blanc poussa une tête curieuse entre deux buissons et trotta vers le sommet de la colline où se dressait la cabane. Il renâcla en voyant l’étranger debout près de son ami et baissa la tête en grattant le sol de son sabot, présentant au regard admiratif de Koris la plus impressionnante ramure qu’il eût jamais vue. En quelques sons brefs, Daniel rassura l’énorme bête qui abandonna son attitude belliqueuse pour venir souffler dans le cou de Koris. Celui-ci leva le bras pour caresser le doux museau de l’animal, en se demandant s’il y avait beaucoup d’autres cas de gigantismes dûs aux radiations.
«Il n’y en a pas beaucoup de viables, dit Daniel. Onahai est un exemple de mutation réussie, mais il n’a pas encore trouvé une femelle à sa taille et peut-être ne pourra-t-il pas faire souche. C’est dommage. Il est beau, et très intelligent. Mettez-moi sur son dos, voulez-vous ?»
Koris souleva le corps incroyablement léger de l’enfant et le jucha sur le dos de l’énorme bête, qui releva la tête, permettant ainsi à son cavalier de se tenir à son panache. L’enfant sourit malicieusement à Koris du haut de sa monture : «Venez, nous sommes en retard, Thomas va être en colère !»
L’élan se mit avec lenteur en marche vers l’autre versant de la colline, et Koris le suivit, en allongant le pas.
Au bas de la colline coulait une petite rivière d’à peine cinq mètres de large, ne rappelant que de très loin le torrent impétueux que Koris avait rencontré dans la matinée. Sur le bord, il aperçut les silhouettes de Thomas et d’un ours noir dont Daniel lui apprit le nom : «Elle s’appelle Balack. Thomas l’a trouvée dans un piège-pour-tuer quand elle était toute petite oursonne. Elle n’était pas tout à fait morte, alors il l’a ramenée et nous l’avons soignée. Maintenant, elle chasse pour nous et elle hiberne dans le coffre à bois derrière la maison. Elle est très douée pour pêcher la truite. Regardez.»
En effet, la patte de l’ourse soulevait par intermittence une grande éclaboussure à la surface de la rivière et, en approchant, Koris vit les corps argentés d’une demi-douzaine de truites sur l’herbe. Thomas perçut leur approche et se releva d’un bond pour courir vers eux, tandis que l’ourse, après avoir cessé un moment son manège pour observer les arrivants, se remettait à guetter la surface rapide du courant.
***
Koris s’efforçait de réprimer la puissante impression d’irréalité à laquelle il était en proie depuis qu’il était revenu dans la cabane. Parmi les écuelles de bois et les verres à demi vides, des petits animaux grignotaient les miettes de pain et les reliefs du repas, tranquilles et familiers, avec de temps à autres des petits cris et des sifflements divers auquels Thomas et surtout Daniel répondaient très naturellement. Koris assistait, fasciné, à à ce dialogue incompréhensible, vaguement conscient des odeurs fauves, et de la masse noire de l’ourse Balack affalée dans un des coins de la pièce, près de l’escalier menant à l’étage. Un des ratons-laveurs escalada la chaise vide à laquelle s’accoudait Koris et sauta sur la table. Il émit quelques sons flûtés à l’adresse de Koris, puis, devant le silence de celui-ci, il se tourna vers Daniel, à l’autre bout de la table, et le rejoignit en se dandinant, sa queue annelée traînant sur le bois ciré. Une conversation animée s’engagea entre l’animal et l’enfant. Tout d’un coup, Thomas se mit à rire et ce bruit soudain effraya l’animal, qui sauta sur l’épaule de Daniel ; celui-ci le retint pour l’empêcher de s’enfuir, en souriant. Koris regarda tour à tour les deux frères, perplexe. Daniel caressait doucement la tête noire du raton-laveur, en lui parlant à sa manière. Il releva la tête et ses grands yeux oranges rencontrèrent le regard interrogateur de Koris.
«Thomas a ri à cause du raton-laveur. Il vous trouve bizarre. Pas Thomas, le raton-laveur.»
Koris haussa les sourcils et l’enfant se mit à rire tout bas : «C’est difficile à expliquer... en raton-laveur, ce n’est pas spécialement drôle, mais quand on le comprend avec un esprit humain... enfin, je veux dire... Si je vous traduisais ce qu’a dit Atéheï, vous ne trouveriez pas ça drôle du tout. En termes humains, ce n’est pas drôle, en termes raton-laveur non plus, mais... c’est la confrontation des deux esprits... C’est très difficile à expliquer.» Avec un soupir, l’enfant secoua la tête. «C’est le rapport, vous comprenez.»
Koris dit qu’il n’était pas très sûr de comprendre mais qu’assurément le contact entre deux modes de pensée aussi différents devait produire parfois des effets inattendus.
Thomas commença à ramasser les assiettes.
«Ça n’est pas vraiment une pensée, vous savez, dit-il à Koris. Atéheï ne nous a pas “dit” qu’il vous trouvait bizarre. Il nous a montré un peu comment il vous voyait. Vraiment un objet inhabituel pour un raton-laveur. Enfin, vous êtes quelques chose de très bizarre, quoi...» conclut-il après avoir considéré Koris avec un rire mal réprimé. Il continua à débarrasser la table, avec l’expression de quelqu’un qui vient d’en entendre une bien bonne et qui continue de la savourer.
Koris prit la chose avec humour, quoique un peu dépité de ne pouvoir partager l’hilarité du jeune garçon. L’apparente impossibilité de ses hôtes à lui expliquer clairement la nature du contact établi avec les animaux l’ennuyait davantage. C’était une chose inconnue à travers toute la galaxie, un don absolument nouveau, qui était peut-être susceptible de développements inattendus. Une foule de questions se bousculaient dans son esprit et il se demandait comment les formuler assez simplement pour que les enfants les comprennent. Et puis, il ne savait par où commencer !
Ce fut Daniel qui prit l’initiative : il se pencha un peu et déposa le raton-laveur sur la table, d’où l’animal sauta sur le plancher après quelques investigations alimentaires déçues.
«Est-ce que ça vous ennuie de nous parler un peu de vous, Monsieur Koris ?» demanda-t-il avec une sorte de timidité, mais Koris perçut son intense curiosité enfantine, chaleureuse, sans détour. Thomas vint s’asseoir aux pieds de son frère et leva vers Koris des yeux étincelants, pleins d’espoir. Ils attendaient de lui des espaces merveilleux, constellés de soleils et de globes multicolores, les créatures fantastiques d’autres mondes, toutes les splendeurs de l’Inconnu, se dit-il avec une soudaine humilité, mais qu’avait-il à leur raconter, qu’avait-il vraiment vu à travers ses interminables randonnées dans l’espace ? Trop de races différentes, trop de planètes, trop de systèmes, au point que ses facultés d’étonnement même s’étaient émoussées. Au-delà d’un certain seuil, la diversité se résolvait, devenait imperceptible, et l’esprit ivre, emporté avec soleils et planètes dans le mouvement sans fin de l’univers, lassé, ne retenait de ce déroulement perpétuel qu’une impression de monotonie.
Il avait fallu ce monde bouleversé, ces continents métamorphosés, ces enfants incompréhensibles pour éveiller un peu ses capacités de surprise. Encore n’était-ce que de l’étonnement, et c’est en vain qu’il eût cherché en lui une ombre de ce qui faisait briller si fort le regard fauve et le regard vert fixés sur lui.
Koris sentit soudain le poids du temps. Pour la première fois de sa vie le mot “temps” signifiait quelque chose pour lui. L’enfance... Était-elle déjà si loin que seul le vocable surnageait à la surface de sa mémoire, avec le souvenir de ce qu’il avait appris à lui attacher au fil des années — et dont il doutait maintenant d’avoir jamais eu l’expérience première ? L’émerveillement, la joie, la foi jaillissante en l’immensité et la beauté toujours renouvelées de l’univers, la gratuité bouleversante de chaque instant, cette générosité inexplicable et pourtant naturelle de l’existence, le souffle frais du monde sur sa peau...
Koris fronça les sourcils et se rendit compte avec un sursaut qu’il fixait les deux visages tendus vers lui sans avoir encore répondu à l’interrogation de leurs regards. Ils ne semblaient pas s’impatienter. Depuis combien de temps était-il là, silencieux, perdu dans cette rêverie surprenante, inaccoutumée, choquante ? Il se secoua machinalement, se mit à parler de Matshaler, sa planète natale, peu à peu étonné d’en avoir autant de souvenirs, à mesure qu’il la redécouvrait. Depuis si longtemps Matshaler était perdue au fin fond de la galaxie, il l’avait quittée depuis tant de phodals sans idée de retour ! Il s’imaginait qu’elle-même l’avait quitté, mais non, et des visages surgissaient en foule, des noms flottaient sur des sourires, des arbres et des coins de ciels violets traversaient ses pensées à mesure qu’il racontait...
20/11/2006 Est-on raisonnable quand on a dix-sept ans ?
Est-on raisonnable quand on a dix-sept ans ?
Non, mais on est maudiment raisonneuse !
Ceci devrait rentrer dans la rubrique des boules à mythes, mais... pas tout à fait. Vous allez comprendre pourquoi.
Je suis en train de rénover, ou plutôt de me préparer à rénover la maison où je vis de peine et de misère depuis plus de trente ans. Elle est vieille, mal conçue, trop petite, pas pratique, et nous allons donc essayer dans la mesure de nos moyens de la rendre plus conviviale. Comme j'aime à le dire, on met de l'ordre où l'on peut dans son existence....J’ai pris conscience, en rangeant, jetant, donnant, des objets qui s’incrustent parfois depuis plus de trente ans au fond d’armoires et de boîtes où aucune soudaine folie spéléologique ne m’a jamais lancée, du caractère cathartique, bien sûr, de cette opération. Surtout lorsqu’on arrive à ce qui a de forte chance d’être le dernier tiers de son existence : j’aurai soixante ans l’an prochain, et il est des juvenilia dont il faut savoir se défaire pour se préparer dignement à s’en aller en laissant le moins possible de désordre derrière soi, n’est-ce pas ? Une partie en consiste en des archives de la SF, dont on fera don en temps et lieux aux amateurs intéressés, une autre en revues et livres aimés, longtemps lus et relus mais intouchés depuis longtemps et qu’il est donc temps de remettre dans le circuit afin de permettre à de nouvelles générations de les lire à leur tour. On sait que l’un des principaux problèmes des genres est la disparition progressive des “classiques”, qui ne sont plus réédités. On ignore donc trop sur les épaules de quels géants s’est édifié ce qui s’écrit aujourd’hui— et on a trop tendance à réinventer sans cesse la roue — et bien maladroitement, hélas. Ce n’est pas ainsi que des genres comme les nôtres peuvent se renouveler ni évoluer, ni qu’ils peuvent acquérir leurs lettres de noblesse, comme on dit, en laissant au sacro-saint marché le seul soin de décider de ce qui se publie (se vend...) ou non. On ne saluera jamais assez le travail de bibliothèques comme celle de la Collection Merril à Toronto ou celle la collection Eaton aux États-Unis. Pour l’Europe, est-il besoin de rappeler celle de la Maison d’Ailleurs, à Yverdon ? Ne serait-il pas temps d’en faire autant pour la SFFQ ? La science-fiction et le fantastique québécois modernes auront bientôt quarante ans si l’on en fixe la naissance à l’année 1974, qui vit la publication de la revue Requiem devenue en 1979 Solaris. Il est temps de commencer à en rassembler sérieusement le corpus et à en reconstituer l’histoire afin de les rendre accessibles aux générations à venir. Se souvenir du passé, c’est parfois utile, se souvenir du futur, ce n’est pas mal non plus.
Mais ce n’était pas tant ce début de manifeste tarazimboumant que je voulais rédiger en commençant. Je parlais de ce qu’on retrouve en rangeant ses vieux souvenirs, et surtout de ce qu’on a oublié. Qu’on croyait disparu, de fait : conservez-vous vos travaux d’écoliers ? Eh bien, ma mère, apparemment, l’avait fait, et j’ai retrouvé dans ses papiers une série de dissertations et compositions françaises datant de la fin de mon secondaire (l’année de philosophie, dans le système préhistorique des années 60, en France) et de mes premières années d’université. C’est un exercice bien curieux de relire ces textes, surtout les dissertations de philosophie (en 1964), que je prenais toujours très au sérieux : ce n’était pas des exercices de style, des devoirs à notes, c’était de ma vie même qu’il s’agissait, sapristi, des questions essentielles auxquelles il me fallait trouver des réponses sous peine d’errer pour toujours dans l’obscurité fuligineuse de l’existence (je n’étais pas une rigolote à seize ans ! C’était aussi l’époque où je remplissais les pages de mes journaux de longues dissertations sur le suicide-ou-pas. D'ailleurs voici quelques photos caractéristiques...)
1964 Vous avez dit "romantique" ?
1963, rare moment bucolique
1964 (et oui, c'est un bock de bière et une cigarette !)
Alors j’ai décidé de publier au moins une de ces ratiocinations, que je dédie à un ami cher, il sait qui il est. Et à ceux qui, après tout, à seize, dix-sept ans ou plus, se posent encore ce genre de question, de temps à autre, pour se rappeler qu’ils n’ont pas encore été entièrement laminés parce qu’on leur a prétendu être “la vraie vie”. Les conditions dans lesquelles on se pose ces question ont bien changé depuis quarante ans : les découvertes et avancées des sciences et des technologie, surtout en neurobiologie, ont empiété avec de plus en plus d’assurance (d’arrogance? ) sur le terrain de la philosophie. Mais les questions demeurent, et c’est, je veux le croire, l’essentiel.
Le sujet était celui-ci : Quels sont à votre avis les rapports de la liberté et du temps ?
[et voilà ce que j'ai pondu sur le sujet ; rappel : je commençais à peine à lire de la SF à l'époque...]
La grande tentation, en philosophie, c’est de mettre des majuscules à des mots comme “Liberté” et de partir gaîment bâtir dans l’absolu — l’Absolu, devrais-je écrire — ce lieu commun qui est nulle part. Les détracteurs de la philosophie ont alors beau jeu: “plaisir intellectuel, jouissance esthétique, goût du système aux dépens de la réalité beaucoup de mots et d’impuissance !” ce qu’ils ne voient pas, c’est qu’il y a dans cette fuite vers “L’Absolu” un refus presque pathétique du temps qui passe et des changements qu’il apporte “Refus de la vie”, dira-t-on ; oui, le temps passe, “c’est la vie”. Mais doit-on pour cela l’accepter passivement, s’y laisser couler et mourir inconsciemment, innocent, sans s’être affirmé un instant ? “Il s’agit de mourir irréconcilié”, dit Camus. Sinon, on ne meurt pas, on disparaît, on se volatilise, on se dissout, sans avoir jamais existé vraiment.
Mais doit-on pourtant refuser complètement ? Non plus. Justement, et c’est bien là la torture de l’esprit honnête de voir que rien n’est branché net et catégorique, mais qu’au contraire il y a du blanc dans le noir et de noir dans le blanc, bref, que la conscience doit avoir des choix “gris” si elle veut respecter toutes les données des problèmes qui s’offrent à elle. “La pensée approximative est seule génératrice de réel” écrit encore Camus.
Encore faudrait-il que cette pensée s’exerce à partir de quelque chose, contre quelque chose, puisque la conscience est d’abord rupture et opposition. Sur quoi bute la pensée humaine ? Sur le mystère de la naissance et de la mort, limitations de l’homme dans le temps. C’est la donnée première à partir de laquelle fonctionne la conscience.
La première réaction est optimiste : je prends conscience que le temps existe, donc j’existe en dehors du temps ; ma conscience au moins est intemporelle. Mais l’esprit étant “ce qui a du mouvement pour aller plus loin”, il s’interroge encore : qu’est-ce que “ma conscience”, par quoi s’exprime-t-elle ? Elle s’exprime par la pensée. Mais la pensée existe-t-elle dans le langage, la conscience existe-t-elle sans le corps ? Non. Donc, ma conscience est inséparable de mon corps qui est temporel ; elle dépend du temps, à un degré moindre peut-être que le corps, mais elle n’est pas, comme je le croyais tout à l’heure, intemporelle. À cet instant, l’esprit reconsidère le fait que l’homme naît et meurt et qu’il ignore où est la conscience “avant” et “après”. Ainsi donc la conscience est limitée par le corps lui-même étroitement limité dans le temps. Mais pourquoi ?
À partir du moment où apparaît cette certitude d’une limite, apparaît cette réaction scandalisée du “pourquoi ?”, la révolte, ou du moins le désir d’aller plus loin : “Pourquoi sommes-nous limités ? Pourquoi ne pas l’être du tout ?” De cette idée d’absence de limites à l’idée de “liberté”, la distance n’est pas grande et l’esprit la franchit rapidement. Si le temps existe et si je suis limité, dans ce temps, suis-je ou ne suis-je pas libre ?
La première attitude face à cette question est le fatalisme : “L’homme naît et meurt indépendamment de sa volonté, donc il n’est pas libre , c’est son destin qui le mène.” Ce destin étant selon les époques des dieux, des techniques ou des hasards.
Mais cela vous a un arrière-goût de découragement, de démission ou d’absurdité qui ne peut laisser l’esprit satisfait. Il s’acharne, il se démène, il tente de détruire cette idée de limitation dans le temps qui est caractéristique de l’homme : “On naît ? Mais on ne le sais pas. On vous le dit, c’est une idée. On meurt ? Le croyez-vous ? On ne voit mourir que les autres, et encore. Quant à soi, on n’a absolument pas l’expérience de sa mort, c’est une vue de l’esprit !” Sommes-nous donc éternels ? Non. Tout en nous nie cette assertion et crie : “Sophismes!” aux raisonnements. L’esprit tourne avec désespoir, se heurtant indéfiniment à ces deux blocs sombres : la naissance et la mort. Que faire contre ces évidences, quelle solution trouver ? pourquoi Dieu nous-t-il donné une condition si misérable en nous en rendant conscients ?
“Dieu?” Et qu’est-ce donc que Dieu ? “Un être éternel bon et juste, absolument” Allons donc ! Si Dieu est intemporel, il est le libre-arbitre absolu. S’il est libre-arbitre absolu, il ne peut être “absolument” juste et bon, ce serait contradictoire. La liberté absolue et la justice absolues sont antagonistes. Ainsi donc Dieu se contredit : un Dieu contradictoire n’est pas un Dieu...Dieu n’existe donc pas, “Dieu est mort" proclame donc Nietzsche. Et c’est le déferlement du nihilisme, l’anarchie, la démesure, la recherche désespérée d’autres dieux — L’Humanité, l’Histoire, auxquelles on asservit l’homme une fois de plus.
Mais l’esprit continue sa route. Quand bien même il voudrait s’arrêter, une force obscure l’oblige à toujours remettre ses acquisitions en question. “L’homme c’est l’Histoire, ou le Devenir de l’Humanité. Là est sa liberté.” Soit, mais en partie seulement. Nous voici de nouveau devant cette certitude vague et confuse d’un “autre chose” qui choque tant l’esprit logique et rigoureux : que l’homme trouve sa liberté et son sens dans l’Histoire n’empêche pas que l’Histoire soit liée au temps (bien plus, comme l’homme, elle aura une fin !). Que le Devenir de l’Humanité soit la justification dernière, peut-être, mais cette apothéose qu’on nous peint sous de si séduisants aspects, elle est pour demain — Demain : le temps, toujours le temps !
L’esprit cède au vertige, il va renoncer, la douleur aiguë du mouvement qui l’emporte n’est plus soutenable, il va succomber, s’anéantir. Mais non, à la place du cataclysme souhaité, une brusque prise de conscience, une idée rapide et fulgurante : on dit “l’homme et est libre !” ou “L’homme n’est pas libre!” ... Mais n’y a-t-il pas une position intermédiaire, plus humaine et plus réaliste ? Si l’homme était à la fois libre et non libre ? Si justement, c’était cela la condition humaine, si la liberté consistait précisément à accepter l’ambiguïté ? Si la véritable grandeur de l’homme consistait simplement à reconnaître ses limites et à vivre entre elles ? Si ce temps, qui paraît l’ennemi suprême de la liberté, n’était en réalité que sa condition essentielle ? S’il n’y avait pas de temps, l’homme serait-il plus libre ? D’abord, première question, on ne sait pas s’il y aurait des hommes sans l’existence de temps et réciproquement. Mais que serait une conscience intemporelle ? Une conscience de généralités, non d’événements. En fait, ce serait une abstraction ou peut-être même n’existerait-elle pas ; car la conscience se définit en s’affrontant aux événements, et les événements ne peuvent exister qu’avec le temps.
Supposons que l’homme soit libre. S’il n’y avait pas de temps, que deviendrait cette liberté ? On ne le sentirait plus, il me semble. Elle se rapprocherait d’une sorte de libre-arbitre absolu, sans saveur, sans vigueur, sans réalité — encore cette notion de libre-arbitre n’est-elle qu’un mot vide de sens réel, même pas un cas-limite imaginable.
En fait, on ne peut parler de liberté en dehors du temps sans tomber dans le domaine périlleux de la “liberté métaphysique”, en fait dans la rêverie et le besoin de satisfaction esthétiques qui menacent le philosophe. Restons sur terre, là où est notre royaume, considérons les multiples facettes qui corrigent cette fuyante idée de liberté et qui en la limitant, en la mitigeant, en la rendant incertaine et ambiguë, la rapprochent enfin de nous en l’obligeant à n’être plus cet idéal inaccessible et faux dont on rêvait en soupirant.
La seule manière de lutter contre le temps est de se l’approprier en l’acceptant, comme limite inévitable contre laquelle il est vain de se révolter mais qu’il faut toujours reconsidérer sous peine d’en être esclave. “Le sens de l’existence humaine est la temporalisation” dit Heidegger. Sans déroulement dans le temps, pas de sens à la vie humaine : on est ce qu’on devient et on devient ce qu’on est. Si la vie humaine n’a pas de sens, pas de direction, il n’y a pas de liberté mais seulement le morne exercice d’un libre-arbitre inconcevable — ou plutôt la non-existence. Vivre c’est choisir ; certes on ne choisit pas de naître ou de mourir, mais on peut choisir d’être conscient ou non de ces deux limites, de ces deux bornes floues qui nous empêchent de nous disperser dans tous les sens, et c’est cela la liberté — sans majuscule, certes, petite liberté sans cesse menacée, sans cesse à renouveler, mais consciemment choisie et vécue.
Certes la révolte est belle, et beau le refus de la mesure — qu’on appelle alors médiocrité — mais tout cela mène à la folie, à l’inhumain, à la perte du réel. On vit moins bien dans le paroxysme que dans la calme lucidité. Mais qu’on se garde bien d’appeler celle-ci lâcheté ou démission. La mesure est une lutte constante que mène l’intelligence ; elle ne supprime pas l’impossible ni l’inhumain, elle les équilibre. Certes, la démesure existera toujours au cœur de l’homme, là où se tapit la solitude, mais notre devoir est de ne pas nous abandonner à nous-mêmes, de ne pas nous impatienter de nos limites, de ne pas refuser ce que nous sommes — doubles, ambigüs, injustifiables — mais de composer avec tout cela et de ne pas oublier que nous vivons avant tout sur terre, “dans la lumière... le premier et le dernier amour”.
14/11/2006 Boules à mythes : Tyranaël, encore
Boules à mythes : Tyranaël, encore...
C'est fou tout ce que l'on trouve lorsqu'on ne cherche pas. Nous sommes dans les rénovations jusques aux ouïes et, en rangant/jetant dans les étagères, filières et autres tiroirs, voilà que je redécouvre des bidules qui se trouvent là depuis mon entrée dans cette maison, soit... 1976 ! Dont cette rareté, que je croyais disparue depuis longtemps et dont je me suis dit que je la partagerai avec les maniaques de Tyranaël, puisqu'il y en a au moins deux !:-)
Il fut un temps, le croirez-vous, où j'étais capable de parler et d'écrire dans les langues que j'avais créées pour mes cultures tyranaëliennes. Et j'ai donc rédigé l'incipit du roman, cette citation du Baghavad Gita qui, lorsque je la relis aujourd'hui, me semble une déclaration programmatique d'écriture d'une touchante arrogance. Mais pourquoi ne pas viser haut tout de suite ?
Voici donc le recto et le verso de la filière qui contint la première "dernière version" de Tyranaël (la quatrième, je veux dire, terminée en 1976) ; fort maganée, car elle a connu bien des déménagements, la pauvre.Il y a la version française, la version en satlan cursif et celle en satlan officiel.
Comme quoi — avis aux débutants — la maniaquerie dans l'invention de mondes peut mener à tout... à condition d'en sortir !
En clair, pour ceux qui n'aiment pas utiliser des loupes, la version française :
Ceux qui connaissent le jour de Brahma qui dure mille âges et sa nuit, qui ne prend fin qu’après mille âges ceux-là connaissent le jour et la nuit. Et la foule des êtres, indéfiniment ramenée à l’existence, se dissout à la tombée de la nuit et renaît au lever du jour. Et toutes les créatures sont en moi comme dans un grand vent sans cesse en mouvement dans l’espace. Je suis l’être et le non-être, l’immortalité et la mort. — Qui pourrait tuer l’éternité?
06/11/2006 Con*cept 2006
Aimablement invitée d'honneur francophone à l'édition 2006, qui avait lieu en octobre après un hiatus d'un an, j'ai pu rencontrer les suspects francophones habituels et constater que les fans anglophones aiment toujours beaucoup les manifestations médiatiques des genres, et les costumes (y compris la prochaine génération : plusieurs enfants ravis couraient dans les couloirs...). J'en ai profité pour jouer les groupies auprès de l'invité médiatique d'honneur (et oh, comme il est photogénique !), Steve Bacik, l'un des acteurs de la série Andromeda — la dernière série, posthume, de Gene Rodenberry, et qui n'était pas dénuée dans ses débuts d'un charme kitsch certain. La programmation, en anglais et en français était intéressante, l'assistance plus portée sur les tables-rondes en anglais, mais rien de nouveau là. L'atmosphère était sympathique, malgré la règle habituelle du généralement-égaux-mais-séparés qui a toujours régné à Con*cept sur le plan linguistique — heureusement, les francophones sont massivement bilingues —, et l'on souhaite à cette convention de redevenir annuelle, ne serait-ce que pour donner aux francophones une occasion d'aller se retrouver entre deux Boréal printaniers...
Et pour d'autres photos, parfois compromettantes, on peut aller se promener sur Flickr ...
29/10/2006 Textes d'adolescence : Tyranaël
(la Mer va et vient ; les zones jaune plus clair correspondent aux terres découvertes par son absence)
En rangeant des armoires — on met de l’ordre dans le monde comme on peut —, j’ai retrouvé de vieux papiers : des compositions françaises et des dissertations de philosophie et d'université que ma mère avait gardées religieusement. Lectures édifiantes... Mais surtout, j’ai retrouvé deux fragments de ce que je pourrais appeler Ur-Tyranaël, la toute première version de ce qui deviendrait, plus de trente ans après, les cinq volumes de Tyranaël, version écrite en 1966 ou 1967, à la main et, quelle audace!, sur du papier non quadrillé. Je croyais cette première version complète disparue au fil des déménagements, et mon souvenir en est des plus flou. J’ai donc été bien surprise, mais pas de l’avoir retrouvée : tout texte est un palimpseste pour son auteur, qui s’en rappelle les différentes versions, les découvertes soudaines et les bouleversements et réorganisations subséquents, les regrets, les remords, les réécritures — et c’est particulièrement vrai pour un roman aussi long, et qui a connu six versions complètes et demie en trois décades... mais j’avais tout de même oublié nombre de détails, parfois importants, de mon histoire, et de mon univers inventé. J’ai donc transcrit ces deux fragments, amusée, sans rien y changer (pas même les quelques fautes d’orthographe). Et je me suis dit alors que ce serait peut-être un encouragement pour des auteurs débutants. Le voici donc. Les lecteurs qui se souviennent de leur lecture de Tyranaël auront peut-être les mêmes surprises que moi quant au contenu ; ceux qui ne l’ont pas lu... eh bien, ma foi, j’espère qu’au moins cela ne les en découragera pas. (Il y a des résumés, et des extraits de la version finale de chaque tome sur le site d'Alire, okazoù...)
La fête battait son plein dans la nuit tiède ; au long des quais déserts, la Mer immobile brillait de nouveau. Demain l’hiver reprendrait ses droits, mais pour l’instant chacun profitait des dernières heures clémentes du dernier Jour-de-la-Mer.
La foule se pressait aux fontaines où pétillait encore pour quelques heures l’eau légèrement acidulée du grand lac souterrain. Sur la grande place, derrière le Temple, les appels et les rires se croisaient ; on se bousculait gaîment devant les échoppes odorantes des marchands en se gavant de gâteaux légers et craquants comme des bulles, et qui laissaient en fondant sur la langue un goût agaçant et délicieux. Des enfants se pourchassaient en criant entre les groupes, parfois suivis des baokers jappants et sifflants dont les longs poils étaient tout hérissés d’excitation. Sur le pourtour de la place, des boutiques étaient fermées, mais on pouvait admirer aux étalages les objets précieux qui le lendemain, pour une année, retourneraient chez leurs propriétaires respectifs.
Georges et Trenton étaient tombés en arrêt devant une série d’extraordinaires statuettes d’hommes et d’animaux, d’une vingtaine de centimètres de hauteur : chacune des veines rosées du tingai bigarré était sertie d’un mince fil d’or, de telle sorte qu’un filet précieux semblait s’être abattu sur chaque statuette.
Joris s’éloigna nonchalamment, les laissant à leur contemplation, et s’arrêta plus loin devant une grosse borne plate où chantait un homme revêtu de l’habit vert et violet des Pêcheurs. Trenton vint rejoindre le jeune lieutenant. « C’est l’histoire de Markhal l’Unificateur », lui souffla-t-il après s’être renseigné auprès d’un des assistants. Joris hocha la tête machinalement, en se demandant qui était Markhal l’Unificateur.
Le Pêcheur chantait, sur un air au rythme haletant et sauvage, l’effrayant combat contre les guerriers aux boucles noires, et la longue chevauchée à travers les collines du Nord. Il chanta le bivouac harassé, les blancs tovkers endormis sous la lune, les Dieux brillants penchés sur les fugitifs, leur parlant doucement dans leur sommeil. La voix du Pêcheur perdit ses accents rauques, la mélodie s’amplifia avec majesté, se fit soudain mélopée pour chanter Paalu défait, les noirs guerriers tombés sur la pierre froide, et les pleurs de Markhal devant ce roc aride où la funeste moisson s’était couchée à tout jamais.
Sans bien comprendre ces morts et ces conquêtes, les gens, en silence, autour de lui écoutaient la sombre musique des anciens mots oubliés. Ces mots étaient lettres mortes pour Joris. Après une année tyranienne — deux années terrestres et cinq mois — d’efforts acharnés, il avait encore le plus grand mal à comprendre la langue tyranienne dont Trenton s’efforçait de lui inculquer les éléments indispensables. Dès qu’on parlait un peu vite devant lui, le jeune homme perdait le fil de la conversation. Aussi le chant du Pêcheur, formulé dans le liquide parler du Sud, lui demeurait-il totalement incompréhensible. Mais Joris savait apprécier une belle voix, et il aimait la musique. Aussi demeura-t-il près du Pêcheur, laissant ses compagnons s’éloigner dans la foule.
Lorsque le Pêcheur eut terminé son chant, on le porta en triomphe jusqu’à la fontaine la plus proche. Joris chercha en vain autour de lui les vêtements unis de ses compagnons. Après un bref moment d’inquiétude à l’idée de se trouver seul parmi ces gens dont il comprenait et parlait si mal la langue, il se rasséréna en voyant que personne ne semblait tenter de l’aborder. Il se glissa vers le fond de la place, devant les murs du Temple au pied duquel des musiciens assis se livraient à une joute dont les spectateurs étaient les arbitres.
Joris s’approcha et les regarda avec curiosité frotter, pincer et frapper tour à tour l’espèce de fourche aux longues dents métalliques qui constituait leur instrument. Ils en tenaient entre leurs genoux serrés le manche métallique dont l’extrémité reposait sur un bloc métallique également, qu’ils maintenant de leurs pieds dressés sur la pointe. Chaque fois qu’ils abaissaient leurs pieds à plat, le manche touchait le bloc. Le son devenait alors comparable à celui d’un diapason à plusieurs notes. Le musicien, en même temps, frappait de l’ongle le long des tiges, obtenant des sons plus ou moins élevés selon qu’il frappait le bas ou le haut de l’instrument. Les doigts des musiciens se déplaçaient avec une extraordinaire virtuosité, faisant naître une cascade ininterrompue de sons tantôt pleins et doux, tantôt grêles et métalliques.
Joris, fasciné, les contemplait, envoûté par cette musique jaillissante dont le rythme évoquait invinciblement pour lui les geysers de sa lointaine Islande.
Une joyeuse bande de jeunes gens et de jeunes filles traversa la place en chantant. Joris se sentit pris par la main, entraîné dans la ronde bondissante par une fille longue et mince. Il se laissa faire, sentit une autre main ferme s’emparer de sa main libre. La ligne ondoyante quitta la place et s’engagea entre les murs phosphorescents des maisons désertées. Joris suivait le mouvement de son mieux, un peu inquiet. La jeune fille tourna la tête vers lui, avec un sourire malicieux, et secoua sa longue chevelure noire qui vint frapper le visage du jeune homme. Étourdi soudain, envahi par un bonheur immense et sans raison, il lui rendit son sourire, et ses mains serrèrent plus fermement les mains étrangères qui tenaient les siennes.
Après une longue promenade à travers les ruelles vides de la vieille ville, la bande se scinda brusquement à sa hauteur. La secousse lui arracha la main de la jeune fille. Il la vit disparaître, la tête tournée vers lui, tandis qu’irrésistiblement entraîné il s’éloignait dans une autre direction. L’autre main qui tenait la sienne se desserra enfin, et il la lâcha. Sans écouter les appels, il revint en courant sur ses pas, essayant de retrouver la ruelle où avait disparu la jeune fille. Mais toutes les ruelles étaient semblables dans la nuit qui s’obscurcissait. Il s’arrêta, l’oreille tendue, dans l’espoir d’entre les chants et les rires de l’autre groupe. Mais seule la rumeur confuse de la ville s’étouffait le long des ruelles tortueuses.
Il fit encore quelque pas. La ruelle était vide, comme les autres ruelles qui s’ouvraient à droite et à gauche et dont les méandres se perdaient entre les vieilles demeures aux toits pyramidaux. Aucune lumière ne brillait dans les cours : tout Markhalion était au bord de la Mer ce soir. Les murs n’étaient pas phosphorescents comme ceux de la ville neuve ; tout était plus sombre, comme hostile, sans cette douce lueur maintenant familière. Joris marcha encore un moment, le cœur étreint d’une lourde tristesse. Jamais il ne s’était senti plus étranger. Tout en marchant, il leva machinalement la tête vers le ciel entièrement obscur à présent, où apparaissaient les premières étoiles : la nuit touchait à sa fin.
Il arriva sur une petite place où bruissait une fontaine. Assis sur le rebord, il regarda les bulles tournoyer sans fin dans la vasque polie. L’eau jaillissait comme la musique sur la place, en un minuscule geyser.
Tyranaël est censée se trouver dans la constellation de l'Aigle...
La Terre. Où était-elle, la Terre ? Il renversa la tête, sachant parfaitement qu’il ne trouverait pas le minuscule point bleu. Les arbres et les fleurs de la Terre, la mer grise et verte, les odeurs de la Terre, les couleurs, les bruits de la Terre, le tintement argentin de la clochette de Blinka, étaient quelque part là-bas, du côté où le ciel était déjà moins sombre, si loin, irréels, presque perdus. Joris essaya d’évoquer le ciel de mai au-dessus la maison, le tablier à fleurs de sa mère, le visage de son père, mais les images se dérobaient. Le visage même de Mudi s’était effacé de sa mémoire. Quand ils se retrouveraient de nouveau, sur Terre, le petit frère serait devenu presque un homme, et lui, Joris, quel âge aurait-il ? Tant d’années, loin de chez lui...
Il s’étonna de ne pas ressentir plus de mélancolie, et dût reconnaître que sa tristesse venait surtout d’avoir lâché la main de la jeune fille. Il haussa les épaules sans conviction, prit un peu d’eau dans le creux de sa main, l’approcha de son visage pour sentir le picotement des bulles sur ses lèvres, puis secoua la main et se leva paresseusement.
La rumeur qui venait de la ville neuve se faisait de plus en plus sourde. Joris s’étira et frissonna car le vent se levait de nouveau. Il essaya de s’orienter. Pourvu que je rencontre vite un Tyranien sérieux se couchant tôt, pour m’indiquer le meilleur chemin de retour ! Il se mit en route sans trop de presser pourtant.
C’était l’heure obscure ; seules les étoiles brillaient dans le ciel noir. Tête renversée, face au ciel, Joris se laissa envahir par le vertige familier que provoquait en lui la vision déroutante des constellations inconnues.
Juste au-dessus de lui étincelait, très loin, un vaste amas d’étoiles plus brillantes que les autres. Sa forme ronde et dentelée évoquait assez bien une couronne, et Joris sourit involontairement de se trouver soudain roi dans cette nuit étrangère.
Il resta un long moment ainsi, la tête en arrière, les bras croisés, vacillant imperceptiblement sur ses jambes écartées pour garder son équilibre, vide de pensées cohérentes, envahi peu à peu d’un agréable sentiment d’irréalité. Une immense paix descendait sur lui de ce ciel encore étranger. Il aurait pu rester ainsi pour l’éternité. Mais le froid le rendit à lui-même. Il redressa la tête, avec l’impression de tomber vertigineusement en avant, les oreilles bourdonnantes.
Et là, à quelques mètres de lui, l’observant avec curiosité, la tête un peu penchée sur l’épaule droite, il y avait la jeune fille aux cheveux noirs. (...)
(...) De rares petits groupe échangeaient des bonsoirs sur la grande place où se figeaient les fontaines. Il était très tard, l’air était de plus en plus froid. Le ciel s’éclaircissait à l’est et la phosphorescence des murs diminuait insensiblement. Joris s’engagea dans la grande avenue où se hâtaient des silhouettes frileuses. À mesure qu’il descendait vers le port, l’avenue se faisait déserte. Tout au bout de l’esplanade qui séparait le port de la ville, il apercevait la silhouette massive du Centre. La coupole était faiblement éclairée de l’intérieur. Joris fit la grimace et accéléra le pas, en serrant plus étroitement autour de lui la lourde cape odorante que la jeune fille avait jetée sur ses épaules avant de disparaître dans la cour du Temple.
La Mer brillait de son éclat inexplicablement bleu, même dans la pénombre. Joris alla au bord du quai la contempler un instant, incapable de résister à la fascination qu’elle exerçait sur lui. Retard pour retard, après tout... Il fit quelque pas, s’arrêta en entendant sur sa gauche le son étrangement soyeux d’un lladparral. À cette heure, par ce froid ? Le son semblait venir de la Mer. Joris eut un petit choc intérieur en se rappelant les récits des Tyraniens : “La Mer parle à ceux qui vont mourir”. Il haussa les épaules, s’obligea à chercher plus attentivement. Il arriva près de l’endroit où étaient encore amarrés quelques bateaux. Le son était plus net. Joris entendit même une espèce de mélopée sans paroles, empreinte d’une affreuse tristesse. Cela venait de l’étroit embarcadère taillé en niche dans le roc.
Il descendit sans bruit l’escalier et aperçut enfin le musicien assis face à la Mer, appuyé au fond de la niche, contre le rocher. Il tenait son instrument plat sur ses genoux et en caressait les plumes souples, tout en chantonnant à voix très basse, les yeux fixés sur la Mer. Il ne tourna pas la tête vers Joris quand celui-ci s’accroupit à un mètre de lui. Ses yeux ne cillèrent même pas. Il continuait à chanter exactement comme s’il eût été seul.
Joris le détailla avec une extrême curiosité. Jamais il n’avait vu un Tyranien aussi âgé : il avait bien soixante ans. Joris effectua rapidement le calcul : cent cinq années terriennes ! Si l’homme avait été un Terrien, on ne lui aurait pas donné plus de cinquante ans. Mais la longue chevelure blanche flottant librement sur ses épaules et le fin réseau de rides qui courait sur son visage bleui par l’éclat de la Mer montraient clairement à Joris que l’homme avait depuis longtemps dépassé son Temps. Joris connaissait très peu les coutumes tyraniennes, mais il savait qu’à quarante ans, les Tyraniens et les Tyraniennes s’embarquaient la veille d’une disparition de la Mer, disparaissaient avec elle et ne reparaissaient plus. C’était la façon tyranienne de mourir. Joris n’avait encore jamais vu à Markhalion de Tyraniens qui eût dépassé son Temps.
Intrigué, le jeune officier resta près de l’homme à écouter la mélodie que chantonnait la voix désolée.
L’homme se tut et le lladparral en fit autant sur une note très douce, où passaient tout le désespoir et toute la résignation du monde, une douceur insupportable qui serra le cœur de Joris. Le vieillard tourna lentement la tête vers lui, avec une expression hésitante. Son regard passa par dessus la tête du jeune homme sans le voir. Joris comprit alors qu’il était aveugle.
Le Tyranien murmura quelque chose, d’une voix basse, triste, curieusement timide aussi. Joris maudit son ignorance et chercha frénétiquement le mot “ami”.
« Naalan », dit-il enfin, maladroitement.
Le vieillard eut une expression d’intense surprise.
« Ami ? Qui es-tu ? dit-il lentement. Je ne connais pas ta voix.
— Terrien, articula Joris.
— Terrien ? » Le vieillard n’avait pas l’air de comprendre. « Ah, Terrien... » Il avait l’air vaguement déçu. « Les Étrangers venus de l’espace.
— Oui, dit Joris. Ne parlez pas vite », ajouta-t-il avec un accent effroyable et très approximativement. « Sinon, je ne vous comprendrai pas.
— Que me veux-tu ? » fit l’autre après un silence, avec un accent d’amère ironie.
Joris, très embarrassé, se demanda s’il n’avait pas manqué aux règles les plus élémentaires de la courtoisie tyranienne. Le vieillard fut soudain secoué par un violent frisson qui fit même vibrer le lladparral. Joris détacha sa cape et en couvrit le Tyranien, qui resta un moment interdit.
« Est-ce que tu n’as pas vu mon vêtement ? » demanda-t-il enfin d’une voix incrédule.
« Non.
— Il est noir !
— Eh bien ? »
L’autre ne répondit rien. Il palpa légèrement la cape, avec un très vague sourire, hésitant, comme honteux. « C’est une belle cape, murmura-t-il tout bas. Est-ce que tu n’as pas froid, Étranger ?
— Non », mentit Joris en se traitant intérieurement de Saint Martin à la noix. L’homme l’intriguait vivement. Son âge, sa tristesse, ses réactions, lui semblaient bizarres, inhabituels.
Le Tyranien sembla soudain prendre une décision et rejeta la cape, les sourcils froncés. « Reprends ta cape, Étranger. Je suis un naikraël. » Sa voix faiblit sur le dernier mot, et sa bouche eut une crispation douloureuse.
Joris chercha ce que pouvait bien être un naikraël. Nai : “non, ne pas”. Aël : “toujours”, ou “éternité”... Il ne voyait vraiment pas.
« Qu’est-ce qu’un naikraël ? » demanda-t-il doucement en replaçant la cape sur le vieillard. « Je l’ignore. »
Le visage du vieillard se contracta légèrement.
« Ne me répondez pas, si vous ne voulez pas » articula laborieusement Joris.
Le vieillard repoussa la cape. « Tu as froid, Terrien.
— Non, je n’ai pas froid.
— Ta voix est serrée comme celle d’un homme qui se retient de claquer des dents. » Le Tyranien se leva difficilement. « C’est l’ignorance qui t’a poussé, reprends ta cape.»
Joris ne bougea pas. L’autre tâtonna devant lui et toucha son épaule. Il retira sa main comme s’il s’était brûlé, puis il replaça maladroitement la cape sur l’épaule de Joris.
« Laisse-moi, maintenant. Pars. Je m’en vais aussi. » Sa voix était sombre mais résolue.
« Écoutez-moi, j’ignore ce qu’est un naikraël, mais ce n’est sûrement pas si grave que je ne puisse vous laisser ma cape. » Joris cherchait désespérément ses mots. « Est-ce que vous me comprenez ? Peut-être même que ça n’a pas de sens pour un Terrien, un naikraël. »
La visible détresse du Tyranien le touchait — et il avait envie d’en savoir plus long. « Et qu’est-ce qui peut empêcher un être humain d’aider un autre être humain ?
— Un naikraël n’est pas un être humain« , murmura le Tyranien, avec moins d’amertume que de certitude : c’était pour lui une évidence.
Joris ne comprenait toujours pas. Le vieillard fit un pas en avant. Il dépassait Joris de presque une tête. Il fit brusquement un détour pour éviter l’endroit où se trouvait le jeune homme et serait tombé à la Mer si Joris ne l’avait pas rattrapé pour le faire passer devant lui. Sans un mot, l’autre gravit les marches et disparut.
Joris, interdit, se retourna en entendant frémir le lladparral, dont le vent faisait vibrer les plumes. Il s’en saisit et courut à la suite du Tyranien. « Le lladparral ! » lui lança-t-il en le voyant prêt à prendre la fuite.
Le Tyranien s’arrêta, eut un mouvement en avant vers son bien, vite réprimé. Joris lui toucha la main avec le bord de l’instrument.
« Prenez-le. » Il se sentait extrêmement bête, sans savoir pourquoi. « Vous l’avez oublié.
— Je l’ai oublié », répéta l’autre tout bas, avec une sorte d’effroi. Il prit l’instrument, en caressa les plumes avec timidité. « Je l’avais oublié... » Il n’arrivait pas à y croire. Il releva la tête et son regard éteint fixa le vide au-dessus de la tête de Joris. « Ton ignorance est la cause de ta bonté, Terrien, mais je te remercie tout de même. » Il se détourna à demi, parut se raviser. « Tu connais mal notre langue et nos coutumes, Terrien. Demande ce qu’est un naikraël et tu sauras qui tu as voulu aider.
— Est-ce que vous êtes un... » Joris chercha le mot “criminel”, en vain. « ... un homme mauvais ? » demanda-t-il avec hésitation, certain que l’homme ne répondrait pas. Mais l’autre se retourna lentement vers lui, fixa en silence le vide au-dessus de Joris, comme s’il essayait de voir son interlocuteur.
« Tu ne crois pas que je puisses être un homme mauvais, Terrien ? Mais même si j’étais un homme mauvais, tu... tu m’aiderais, je l’entends à ta voix. » Il semblait avoir du mal à le croire. « Tu es très jeune, n’est-ce pas, Terrien ? », ajouta-t-il avec une sorte de douceur.
Joris effectua le calcul et traduisit laborieusement : « J’ai un peu plus de onze de vos années. »
L’autre hocha la tête et sourit légèrement mais sans ironie, plutôt avec apitoiement. « Un enfant encore... »
Joris, un peu vexé, dit que sur Terre on le considérait comme un homme. Le Tyranien sourit encore, secoua la tête en silence. Frissonna.
« Je m’en vais, maintenant, Terrien. Sois remercié malgré tout.
— De quoi me remerciez-vous ? J’ignore en quoi mon geste était anormal », rétorqua Joris avec superbe, en estropiant les mots avec une totale indifférence, cette fois.
« Tu as raison », dit l’autre au bout d’un moment. « C’est à moi de le dire » Il prit une grande aspiration. « Un naikraël est un homme qui a tué volontairement un être humain. Il est maudit. Nul ne lui parle. Nul ne le touche. Jusqu’à ce qu’il meure. On détruit son bateau et quand la Mer s’en va, il reste sur le rivage. Son corps devient cendre parmi la cendre, son nom est écrit par le vent dans le ciel, et son esprit reste dans la solitude pour l’éternité. »
L’homme citait visiblement des paroles sacrées. Sa voix s’altéra sur la fin et se fit presque imperceptible sur “éternité”. Il resta immobile, accablé par ses propres paroles. Joris vit une larme glisser lentement sur sa joue, sans que le visage de l’homme bouge d’un pouce. Puis le Tyranien frissonna violemment. « Adieu », murmura-t-il d’une voix rauque.
Joris le saisit par le bras, très ému. Il jeta la cape sur les épaules de l’homme, attachant l’agrafe trop rapidement pour que l’autre, stupéfait, pût l’en empêcher. Il recula de quelques pas, cherchant ses mots, et articula de son mieux : « Je suis Terrien, je suis un homme. Nous n’avons pas de tels châtiments. Tes Dieux soient avec toi. »
Il essaya de faire passer dans le tutoiement toute la compassion qui lui serrait la gorge.
L’autre semblait pétrifié.
Joris s’éloigna très vite, en silence, pour que l’aveugle ne devinât pas, au bruit, dans quelle direction. Au bout d’une vingtaine de mètres il s’arrêta se retourna. Dans la lumière incertaine du jour qui allait se lever se découpait une haute silhouette enveloppée de la cape bleue. L’homme essayait de s’en défaire. Il y renonça, pivota sur lui-même, lentement, en criant quelque chose que Joris ne comprit pas.
Me voici donc de retour de France, après trois semaines. Revenue de ce qui aurait dû être un retour en France, et qui l’a été — mais sans être un retour chez moi. En novembre, pour les Utopiales à Nantes, j’y revenais pour la première fois depuis huit ans mais, en seulement quinze jours, je n’avais pas vraiment eu le temps de me rendre compte. Là, oui. J’ai presque fait le tour de France en train : Bordeaux, Toulouse, Dijon, Caen, Paris, et partout la même impression d’être une voyageuse perdue dans un univers parallèle.
Bassin d' Arcachon
Une impression bizarre, mais pas forcément désagréable. Je ne déteste pas flotter. J’ai toujours préféré le statut d’hybride à celui de pure laine, même si parfois on se retrouve de nulle part, le cul entre deux chaises — et des chaises qui s’évaporent, de surcroît ! C’est amusant de faire de l’exoanthropologie, ou de l’exosociologie, en notant, par exemple, que dans les arrêts-bouffe des autoroutes, les plateaux des self-service sont presque deux fois plus grands que les plateaux nord-américains — et pour cause, car on y mange pour de vrai. En remarquant, plutôt tourneboulée, la longueur des rayons de fromages et de charcuterie dans les supermarchés, bref, en constatant, une fois de plus que la culture du bien-manger tient quand même le coup en France, malgré les McDos (qui doivent s’y adapter).
Toulouse, la Garonne
Autres détail qui m’ont arrêtée, le nombre élevé de petites voitures, la rareté des SUVs, l’absence quasi-totale d’obèses dans les rues (là où j’ai marché, en tout cas)... le fait que l’air ambiant, à Paris, pue bien moins qu’il y a une dizaine d’années et que souvent, dans les cafés, le taux de fumée de cigarettes est quasiment supportable...
Des détails. Parlants, mais des petits détails. L’impression globale, cependant, reste d’étrangeté — la mienne dans cette culture qui ne m’appartient plus, et vice versa. C’est tout de même curieux. Après bientôt trente-quatre ans, au Québec, je ne me sens pas française (même si on me le rappelle parfois, en souriant à présent, mais il fut un temps où... “Maudite française !”) Je me sens au mieux (au pire ?) européenne, de
Dijon, Montchapet
l’Ancien Monde, par bouffées culturelles. Mais surtout
je me sens québécoise, ou nord-américaine francophone. En France... je ne me sens pas française non plus ! Québécoise, oui, très nord-américaine — et très francophone ! Européenne ? Un peu, quand même. Mais mon Europe, comme ma France, ont beaucoup changé, et même presque disparu. Celles où je pourrais revenir, celles de mon imaginaire, datent... du siècle dernier, au mieux du début des années 70. La France européenne d’aujourd’hui m’est étrangère. J’écoutais avec fascination mes amis devenus parents de grands enfants que je n’ai pas vu pousser :
Cerisy-La-Salle, le château
“Le petit est en Islande, la grande en Grèce, et le troisième, ah, eh bien, il est en Nouvelle-Zélande, des emplois d’été”. On va à Dublin, Londres ou Munich comme “de mon temps” à Paris ou à Lyon : la porte à côté. Dans les foules, les couleurs de peau, les habits, les accents, sont infiniment plus variés qu’autrefois — même si tout le monde semble accroché à son téléphone, parlant dans le vide, la schizophrénie socialement acceptable du nouveau siècle...
Certains lieux restent, heureusement, et les amis, et les souvenirs — les anciens et les nouveaux, qui ne se sont pas détruits mutuellement pendant ce séjour.
Mais somme toute, c’est encore dans ma tête que je voyage le mieux.
Vignes du Mâconnais
Jardin du Luxembourg
03/06/2006 Retour de Wiscon
Il est des congrès de SF&F dont il est plus difficile de revenir que d'autres, non point à cause d'aléas aériens, ferroviaires ou routiers, mais parce qu'on s'est immergé plus profondément dans cet autre monde qu'est un congrès de SF & Cie, et qu'au retour le monde ordinare semble... bien ordinaire. C'est toujours le cas pour moi en ce qui concerne Wiscon : il me faut plusieurs jours pour atterrir. Cette année, ce sera un peu moins pénible : j'ai pris plus de deux cent photos, et les examiner, puis choisir et traiter celles qui seront mises en ligne est une façon de faire durer le plaisir.
Avertissement : Ces photos sont également destinées à mes amies, compagnes et collègues anglophones. Je me promènerai donc éventuellement entre les deux langues dans les titres ou commentaires des photos.
Autre avertissement : je n'ai pas les noms de toutes les personnes photographiées ; ce sera complété à mesure...
On trouvera dans "Textes" mon compte-rendu, très lacunaire, du congrès. On trouvera également là de mes photos (non, pas toutes !), regroupées par thèmes sur des pages distinctes : L'arrivée/ Always Coming Home, Convivialités/Conviviality, Réjouissances/Festivities (Encan, Brandon & Tiptree Award), Visages/Faceset un bonus. J'espère pouvoir indiquer plus tard des liens menant à d'autres sources d'information — et, pour les maniaques, encore beaucoup d'autres photos : ce n'étaient pas les paparazza qui manquaient, en ce trentième anniversaire du seul congrès féministe de SF&F au monde...
PS : Pour qui s'interroge sur la clé à mollette du badge : quelqu'une passait des auto-collants d'outils, au choix. J'hésitais entre la scie et la clé. J'ai choisi la clé. Psychanalystes, à vos fauteuils !
14/05/2006 La SF & F Québécoise : Ateliers d'écriture, congrès Boréal : des images
La SF & F Québécoise : Ateliers d'écriture, congrès Boréal : des images
Puisque une image vaut mille mots, paraît-il (oui : il en faut au moins mille pour la décrire, et heureusement, ou sinon à quoi servirait-il d'être écrivaine ? Maxime stupide ! Mais dans notre société du spectacle, comment ne pas succomber de temps à autres ?), on trouvera les suspects ordinaires et extraordinaires, avec leur mode d'emploi, dans la section Textes de ce site...
Je reviens de Washington DC, où c'était le printemps, arbres en feuilles, cerisiers en fleurs (cadeau du Japon dans les années 20, avant la grande dispute). J'étais l'auteure invitée à un petit colloque sur la science-fiction organisé par le département des Études françaises de l'Université Georgetown, une fondation des Jésuites, à l'époque, et un gigantesque campus, petite ville dans la ville. Qu'on ne vienne pas me dire que les universitaires crachent sur la science-fiction et genres voisins, du moins aux États-Unis — il suffit d'ailleurs pour cela d'assister une fois à l'International Conference on the Fantastic in the Arts, en Floride, une vraie foire aux universitaires épris des genres dans toutes leurs manifestations, de l'affiche au théâtre en passant par la BD et le cinéma et, bien entendu, la littérature.
On a parlé d'un peu tout à ce mini-colloque, de Ravages de Barjavel (une œuvre de propagande pétainiste à l'époque, mais qui a réussi malgré tout à transcender son origine douteuse) à l'influence de la BD sur la SF littéraire, en passant par J. H. Rosny Aîné (l'autre grand-père méconnu de la SF française), et... la métamorphose chez Vonarburg !
Il y a eu également une communication des plus fascinantes pour moi sur une œuvre peu connue de Blaise Cendrars, L'Eubage, qui m'a de nouveau fait réfléchir aux limites du genre SF en ce qui concerne l'écriture (on pourra trouver d'autres considérations sur le sujet dans mon article "Automatisation et désautomatisation..."). Il s'agit de douze voyages dans un espace fantasmatique et philosophique, des plus curieux. Je transcris ci-dessous le passage qu'on nous a présenté comme exemple. Il s'agit évidemment d'un texte qui se trouve juste au-delà des marges de ce que nous considérons comme "la SF" — quelque part dans ce qu'on appelle maintenant le slipstream ou la "fiction interstitielle" — mais l'imaginaire mis en jeu me semble des plus familiers, quant à moi. Il est temps de relire Bachelard et ses extraordinaires méditations sur les rêves de la matière...
Le vide produit dans l’hépatite envahit tous les organes de la machine. Chaque corps, chaque objet, chaque instrument à bord se dilate, puis se ratatine, se tasse sur soi-même, s’éclaire de mille fentes vermiculaires. Le réseau intramoléculaire se dessine et les atomes gravitent visiblement. Mon navire s’ouvre comme la rose des vents et se forme comme une capsule. Nous allons exploser. Je ne vis plus que par le cerveau ! Il faut pratiquer l’hémospasie. Les doigts sur le clavier du vacuum, je m’efforce de détourner l’afflux du vide, en l’attirant dans les parties de l’engin qui sont les vide-ballasts. D’énormes décharges de vide rétablissent le coefficient de densité. J’assiste alors à un phénomène étrange. Dans un retour de flamme, l’hépatite grésille. Tout s’enfume, mon champ de vision est noyé dans un tourbillon. Un rouge brunâtre envahit peu à peu l’écran et le remplit. Un rouge sombre d’une nature rugueuse, ridé comme du varech, formé de lamelles placées les unes à côté des autres. Chaque lamelle est sommée d’une pustule qui tremble et crève comme lave refroidissante. Tout à coup, le rouge fucus se départage par le milieu. Les lamelles se groupent de gauche à droite. Les pustules redoublent d’activité. Une raie bleue apparaît, qui s’élargit rapidement et s’accroît vers le haut et vers le bas. Frondescent, le bleu étale ses rameaux dans toutes les directions. Il pousse sur le rouge des petites feuilles tremblotantes en forme de coing comme les folioles du capillaire. Les lamelles rouges et les folioles bleues, alternent deux par deux, tournent doucement, s’évanouissent. Il ne reste plus que deux taches en forme de haricot, l’une rouge, l’autre bleue, qui se font face. On dirait deux embryons, masculin et féminin. Ils s’approchent, s’accouplent, se scindent, se multiplient par cellule ou par groupe de cellules. Chaque spore, chaque sporie est entouré d’un filet violet qui grossit rapidement, s’enfle et, comme un pistil, devient charnu. De petits losanges orangés marbrent sa surface. Les losanges grandissent à vue d’œil. Bientôt l’orangé et le violet se dévorent, se déchirent. Rameaux, branches, troncs, tout tremble, se couche, se dresse. Soudain, l’orangé s’épanouit comme une fleur de citrouille. Le calice se creuse. Au fond, deux pistils violets tremblent sur une étamine rouge et bleu. Le disque grossit d’un cran. Tout tourne vertigineusement du centre à la périphérie. Une boule se forme, une boule éblouissante du plus beau jaune. On dirait un fruit. Le jaune explose. Des confettis, des pépins multicolores partent, graines multiformes. Puis tout tombe, du haut en bas, dru comme grêle, uniformément vert. Des fils se dessinent, des chaînes, des liens, des brindilles, des tiges. Nouées, élancées, rampantes. Herbage qui se bistre, grisaille, pour disparaître peu à peu dans un brouillard de formes évanescentes jusqu’au blanc. Le blanc se fixe, se durcit, se glace. L’ultrablanc en forme de disque. Au milieu, la spirale fonctionne. Le mouvement est régulier. Je lâche le vacuum. Autour de moi, tout se solidifie. Les liquides sont là, incomprimables. Les corps durs sont des arêtes tranchantes, des angles nets. Les formes domestiques se développent les unes dans les autres, familières et utiles. Les machines chantent. Le gouvernail obéit. Mon beau navire m’apparaît comme le fruit mathématique du volume.
La matière est de la couleur dans l’espace, de la chute dans le vide, et nous l’avons industrialisée. C’est l’Origine.
28/03/2006 C'est le printemps !
À quoi sait-on que c'est le printemps ? D'abord, les chats courent les taches de soleil dans la maison, et elles ne sont plus aux mêmes endroits. Ensuite... c'est l'angle du soleil, la texture de la neige, la forme des glaçons, la nuance rougeâtre des branches lorsqu'elles se découpent sur le ciel d'un autre bleu que celui de l'hiver. Je ne sais pas ce qu'il en est pour ceux parmi vous qui sont des créatures de la ville, mais j'en suis une de la campagne, et je me trouve plus sensible à ces rythmes-là...
En cadeau d'avant-Pâques, ces quelques images — et un poème (extrait de Ailleurs Ici) :
Ces signes d'air :
l'existence se soulève poitrine ouverte au printemps blanc la brume triste et douce comme laine usée éclatement léger l'aurore c'est un peu de toi qui se déchire
04/01/2006 Musarderies de saison : plans pour 2006 (et pour quelques détails de plus, allez voir dans Actualités...)
Musarderies de saison : plans pour 2006 (et pour quelques détails de plus, allez voir dans Actualités...)
Les fins... les commencements... les anniversaires... je suis un peu superstitieuse avec les dates, et la mentalité science-fiction n'aide pas. Et puis, une nouvelle année, même si je devrais savoir à quoi m'en tenir depuis le temps, c'est quand même une nouvelle année. Tout est possible, et le pire n'est pas plus certain que le... moins pire, comme on dit au Québec.
Écrivaine à plein temps, c'est-à-dire pigiste, je n'ai pas l'habitude de faire des plans à plus de trois mois d'avance (pas très science-fiction, hein ?), mais cette année, je sais qu'il devrait y avoir : deux romans (les tomes 3 et 4 de Reine de Mémoire, Le Dragon Fou (voir Actualités) et La Maison d'Équité, respectivement en avril et en novembre), quelques nouvelles (entre autres, fantasy et... polar, si-si !), un premier voyage aux États-Unis à l'invitation de l'université de Georgetown début avril (voir Actualités), un second à Wiscon fin mai, et, loin, loin en juillet, une nouvelle visite en France, à Cerisy-La-Salle, pour participer à une décade sur la science-fiction en animant un atelier d'écriture. Et puis, début mai, il y aura le congrès Boréal, à Montréal, précédé de son propre atelier d'écriture pour débutants. Et, bien sûr plusieurs présences à des salons du livre québécois, entre autres à Québec au printemps (19-23 avril), et à Montréal en fin d'automne (16-20 novembre).
Mais, entre ces quelques îles, un océan d'incertitudes, c'est-à-dire d'infinies possibilités. Quelles nouvelles idées d'histoires me viendront ? Quelles lectures tourneboulantes ? Quelles rencontres inattendues ? Dans le monde de la soi-disant vraie vie, la réalité rattrapera-t-elle encore des fictions, de peine et de misère, pour le meilleur et pour le pire ?
Restez à l'écoute.
PS : ah, tiens, une petite entrevue de 2005, (faite avant mon passage à Nantes), principalement à propos de Reine de Mémoire, sur le site de Fantasy.fr...
PPS : Et pour ceux qui se le demanderaient, la photo neigeuse est de Laval Tremblay, un photographe amateur de Chicoutimi bien plus doué que moi.
19/12/2005 Musarderies de saison : décembre 2005
Eh bien, c'est enfin l'hiver de ce côté de la mare. La plupart des touristes viennent en été, ils ne savent pas : c'est l'hiver que le Québec se ressemble le plus. En ce qui me concerne, en tout cas, c'est la saison qui ressemble à ce que je fantasmais enfant du Nouveau Monde : la neige, les traîneaux, les chiens, les trappeurs, mush ! mush !
Évidemment, je n'avais pas pensé qu'il fallait la pelleter, cette neige...
Mais l'hiver ménage d'autres sortes de surprises, parfois : ainsi, une invasion de jaseux boréaux digne du film de Hitchcock. Il y en avait partout, dans les pins, les sapins, le bouleau du voisin, et nos sorbiers qui offraient encore leurs baies rouges, pépiant comme le 'iable et volant dans tous les sens... Les chats viraient fous, collés dans les fenêtres, avec ce drôle de cliquètement qu'ils émettent lorsqu'ils voient une possible proie dehors. Et puis, aussi soudainement qu'ils s'étaient abattus sur le quartier, les oiseaux se sont envolés.
photo A.Broquet
NB : Pour les amateurs ornithologues qui veulent savoir à quoi ressemble un jaseux (ou jaseur) boréal non photographié de loin à travers une vitre à contre-jour, voici la bestiole :
Et voilà, c'est tout. Juste ma façon à moi de vous souhaiter
de bonnes fêtes de fin d'année.
06/12/2005 Visite aux Utopiales de Nantes
Heureux qui comme Ulysse a fait un beau voyage Puis s'en est retourné, plen d'usage et raison, Vivre entre ses parents le reste de son âge...
... Et toute cette sorte de choses. Bon, mais je n’aime pas trop voyager, moi. J’aime le temps volé,
en suspens, des gares et des aéroports. J’aime être arrivée. Et j’aime surtout revenir. Sauf que le retour, après quinze jours d’absence, ça prend plus d’une semaine de urgent-pour-avant-hier, de promesses faites ici ou là pendant le séjour, et devant être tenues derechef — sans parler du visionnement de toutes les émissions dûment enregistrées par le fidèle gardien des portes resté à la maison...
Mais en l’occurrence, cette visite en France après plus de sept ans s’est plutôt bien passée : j’ai retrouvé, des amis, de la famille, et surtout le grande famille plus ou moins fonctionnelle de la SFFFF ("science-fiction, fantastique et fantasy français"), grâce à l’aimable invitation des Utopiales, à Nantes, où je me suis rendue avec une petite délégation québécoise — mes collègues Patrick Senécal et Joël Champetier, qui écrivent tous deux du fantastique et dont un roman a été adapté au cinéma (La peau blanche pour l'un, Sur le seuil pour l'autre ; on a regretté l'absence de ces deux films au volet cinéma du festival, d'ailleurs...), ainsi que Jean Pettigrew, également écrivain mais surtout directeur et directeur littéraire des éditions Alire, et responsable des revues Solaris (dont Joël Champetier est rédacteur en chef) et Alibis (cette dernière consacrée au polar).
Ce Festival était impressionnant. J'ai été impressionnée. Trois semaines après, je reste impressionnée. C’est extraordinaire ce qu’on peut faire quand on a le soutien des édiles municipaux. Quatre jours d’orgie genrée, SF, fantastique, fantasy dans toutes leurs modulations — livres, BD, cinéma, arts plastiques de tout poil (tableaux, sculptures, maquettes verniennes de Jean-Marc Deschamps), jeux de rôle, ateliers d’écriture et de gravure, animations pédagogiques, le tout sous l’égide bienveillante de Grand-père Jules — Verne, dont sa ville natale fêtait le centième anniversaire de la mort.
Je suis impressionnée, parce que le lieu était splendide, (la grande caverne-cathédrale du Centre des Congrès) et bien rempli, entre autres par les machines de Patrice Hubert, encore plus déconcertantes la nuit que le jour avec leurs lumières clignotantes et leur souffle insistant.
Je suis impressionnée, parce que c’était remarquablement organisé, convivial en diable (le fait de pouvoir manger tous ensemble au même endroit y aidait beaucoup), et généreux sur les tickets de bar des invités (surtout pour les tickets “hard”, donnant droit à de l’alcool. Amatrice de boissons “soft”, j’ai filé tous les miens aux ivrognes de service...). Et même quand on perdait son badge d'identification (deux fois pour moi ; ce record -- pour moi -- a été battu par d'autres, semble-t-il), on ne vous chassait pas à coups de balai.
Je suis aussi impressionnée, dans un tout autre registre je dois le dire, de constater que dix ans après le passage d’une loi sur les endroits publics non-fumeurs, les Français se font un devoir d’être des rebelles ; hélas pour ce bel effort, ça me crampe sérieusement les interactions zhumaines dans ce genre d’événement, moi : je ne tiens tout simplement pas le coup dans une atmosphère méga-enfumée comme l’était le bar-café littéraire après deux heures de l’après-midi. Non, les copains, je ne suis pas anti-sociale, c’est juste physique...
Je suis impressionnée, mais alors dans le registre ravi, parce qu’il y avait du monde, beaucoup de monde (on me parle de 37 000 entrées!) : détail qu’on est amené à oublier quelque peu dans les conventions ordinaires de SF & Cie francophones, il y a un public ! Il y a des lecteurs!! Il y a des fans !!! Il y en avait même de mes œuvres, pourtant publiées de l’autre côté de la mare !!!!
(Mais qu’est-ce que j’ai à m’exciter comme ça, moi ? Si vous reconnaissez cette citation d’un auteur de BD célèbre au temps de L’Écho des Savanes, vous gagnez une sucette).
On a des chocs d’une autre nature, quand même, lorsqu’on retrouve après sept, dix ou même pour certains trente ans, des gens qu’on a connus au temps de leur folle jeunesse chevelue. Justement, ils sont pour la plupart toujours aussi fous — contrairement à ce que pourrait penser Samson, ou Dalila, ça ne tient pas aux cheveux.
J'ai joué les paparazzi (-za?) pendant presque tout le festival.Par pur esprit de contradiction, vous pourrez trouver dans "Textes" les photos qui ont survécu au triage...
Et rendez-vous à d'autres Utopiales !
02/11/2005 Oui, j'arrive au 21e siècle !
10 novembre 2006 : Oui, j'arrive au 21e siècle ! ("2006" ??? Avec un an d'avance, apparemment ; ma machine temporelle est détraquée... l'aviez-vous remarqué?)
Tout le monde aux abris...
photo Denis Rivard
Vieux motard que jamais, comme on dit en enfourchant son tricycle. Je ne suis pas du genre à me frayer des pistes dans des jungles nouvelles et touffues à coups de machette, fût-elle électronique. Je suis passée à l’ordinateur au début des années 80, alors qu’éclatait le cyberpunk, et uniquement parce que l’antique mais jusque-là fidèle machine sur laquelle nous composions les textes de Solaris avait rendu l’âme. Chance de ma vie (car oui, je fais partie de la tribu des Pommes), l’amie qui nous a prêté son ordi, ou plutôt celui de son père, avait un Apple 2E (gonflé à 256 K, ouah !). Ayant constaté que la chose ne mordait pas, j’ai fini par m’en procurer un... et ne suis jamais revenue en arrière.
Pour ce qui est de la Toile (web en français...), il a fallu une motivation encore plus profonde : après être allée pour la première fois à Wiscon, en 1993, et ayant appris qu’il y avait une liste de discussion féministe dans le prolongement de cette convention, j’ai franchi le pas, hop. Ou enfin, pas vraiment hop : avec beaucoup de réserves, réticences et craintes — qui ont été justifiées au début, parce que la gestion du temps, pour une écrivaine “qui ne travaille pas”, i.e. pigiste , c’est toujours un problème, et au début... j’étais pas mal accro au courriel. Maintenant, après plus de dix ans, j’arrive à me débrouiller (ne pas avoir la haute vitesse et n’être pas en ligne 24h sur 24 aide considérablement). Humainement, et professionnellement, cela m’est indispensable : lorsqu’on habite loin de tout ce qui constitue son intérêt et son travail premier (l’écriture et la SF&F en ce qui me concerne), il vaut mieux être branché.
Maintenant, un site web, pourquoi un site web? J’ai regimbé encore plus longtemps. Exercice narcissique et flattage du voyeurisme d’autrui dans le sens du poil, bla-bla-bla, on connaît tous les arguments. Mais je vis au Québec, “plaque tournante entre la francophonie et l’anglophonie dans le Nouveau Monde”, et l’exemple de mes collègues états-uniennes aidant, je me suis lancée en tout petit sur le site de la Science Fiction & Fantasy Writers of America, qui offre une page gratuite à ses membres. Non que ma karrière en anglais fût si galopante alors, ou moins encore maintenant, mais compte tenu des nombreux contacts que j’ai de ce côté de la plaque tournante, cela semblait raisonnable.
J’avais l’intention d’y ajouter un site en français, qui servirait de vitrine sur le Québec et la francophonie SF& F en plein cœur du territoire enne... étranger, mais là, les problèmes ont commencé : celui de la langue, d’abord, et malgré toute la bonne volonté de la webmaîtresse (rien moins que Vonda McIntyre, et si ce nom ne vous dit rien, retournez faire vos classes en SF!). Ensuite celui de l’espace disponible : j’ai peu de stock en anglais, mais en français...oulà !
J’ai donc laissé courir. Jusqu’à la énième lettre écrite à la main par une élève du secondaire qui me posait 235 questions et demie sur moi-ma-vie-mon-œuvre-pour-un-travail-en-français. Il y a un équilibre délicat à maintenir entre le plaisir de savoir qu’on pense à vous pour ce genre de choses (et qu’elles sont désormais permises à l’école!) et le temps passé-perdu à entretenir ces charmants petits lecteurs et lectrices potentiels.
Et là, Sainte Chronicité a frappé : nooSFere était dans ma lorgnette et oui, au fait, on y hébergeait des sites d’écrivains ! Hourrah.
Vous avez devant vous la version 1.0 de nos efforts transatlantiques. On ajoutera plus tard d'autres sifflets et clochettes, genre images et liens. Pour l'instant, on souffle. Voici donc presque tout ce que vous n’avez jamais voulu savoir sur Élisabeth Vonarburg, savisonœuvre. Bienvenue sur ma petite planète.