Elisabeth Vonarburg - Textes, Articles, Entrevues

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 Une lecture de La Plaie, de Nathalie Henneberg

[datant de 1995]
 
NB : Il y a au moins trente ans que j’ai lu pour la première fois ce roman ; je l’ai peut-être relu une dizaine de fois à l’époque – mes livres de SF étant rares, je les rentabilisais. Je ne l’ai pas relu depuis ; j’ai essayé de le lire ici comme la première fois, en faisant le plus possible abstraction de ce que j’ai lu de la même auteure (et/ou de son mari Charles), et de ce que j’ai appris (si peu !) de sa biographie. Comme dans la vie d’une personne, il arrive un moment dans la vie d’un genre – et d’un roman appartenant à un genre – où la durée écoulée compte vraiment : dans un premier temps, lire ce roman avec un œil de 1996 ne serait pas lui rendre justice ; d’autant qu’il réactivait à l’époque dans mon imaginaire des lectures enfantines du temps où, plongée avec émerveillement dans les fascicules d’Artima (Météor, Big Boy...) j’ignorais totalement l’existence de la SF et de ses cousins, confondant allègrement les scaphandres spatiaux et les armures de chevaliers, et les monstres extraterrestres avec les créatures fabuleuses des contes. Il est une variété de space opera (1) qui ne pose presque aucun problème à l’imagination enfantine, et – paradoxalement, quand on en considère par ailleurs la noirceur – La Plaie en fait partie. Sur ce plan non plus le lire d’un œil immédiatement critique ne rendrait pas justice au sentiment d’émerveillement que j’ai pu ressentir jadis en le lisant pour la première fois.
 
 
Le livre ayant été publié d’abord dans la collection Rayon Fantastique (en 1964), déjà mythique pour moi à l’époque (ah, mon allégresse chaque fois que je trouvais une de ces raretés en usagé !), et n’ayant été réédité depuis qu’en 1974 (à ma connaissance), il n’a sans doute pas été lu par beaucoup des lecteurs de cet essai. Un résumé est donc nécessaire. J’en profiterai pour citer des passages qui me semblent caractéristiques du roman, et du space opera à l’ancienne, dans sa version française. (Et toutes les Majuscules sont dans l’édition originale !)
 
Nous sommes en l’an 3000 sur Sigma d’Arcturus, (où se trouve un “Centre de Mutations du Collège parapsychique”), dans une prison où attend un jeune condamné à mort pour piraterie spatiale, Airth Reg – cadet de l’espace déserteur et capitaine-corsaire (se dressant “d’un bond de léopard”, il a “un regard gris et pers comme l’océan, vide comme l’infini” et “des cils étoilés”). Ingmar Carrol, Terrien mais Grand Amiral d’Arcturus, vient lui rendre visite, (vêtu d’une “simarre pourpre”). Au cours de leur conversation qui sert de prologue au roman, nous apprenons l’existence des Nocturnes, apparemment des humains qui menacent d’envahir la galaxie comme ils ont envahi et ravagé la Terre, et contre qui Airth se battait.
Peut-être y a-t-il un moyen de les vaincre : Airth apportait un mystérieux message à Carrol, qui ne l’a pas reçu. Ralph Valeran, dernier survivant de la famille impériale terrestre, devait le lui remettre et ne l’a pas fait. Trahison ? Carrol inquiet s’en va tirer les choses au clair. Mais les Nocturnes sont dans la place, un attentat se trame contre le Grand Amiral, et les condamnés à mort sont emmenés dans la chambre de désintégration. Contacté au dernier moment par ses compagnons mutants, Airth réussit apparemment à s’enfuir : il n’y a que deux traces d’impact au lieu de trois dans la chambre mortelle…
On passe ensuite au récit des aventures d’un certain nombre de personnages qui ont été mentionnés dans le prologue, et d’abord Thalestra, une très jeune Terrienne clairvoyante “un peu télékinésiste”. Elle s’est enfuie de la Terre avec des membres de sa famille devant les Nocturnes – munis de “désintègr’ légers”, de “grands chiens noirs”, de “nerfs de bœuf” et d’“hélicos” : à la fois les Nazis des années quarante et le futur des années trente. Thalestra rencontre Yvan Morozov, un “polyvalent” (savant touche-à-tout du futur) qui trimballe dans un étui un très vieux livre, L’Enfer de Dante, en langue originale. Elle voit ce qu’il lui en raconte, ce qui nous vaut une première plongée dans le fantastique baroque ; il y en aura de nombreuses autres :
 
(...) devant mes yeux un flot d’images : une spirale sang et or, des degrés perçant l’infini, une mêlée d’éclairs et d’aurores boréales. En bas grouillaient des monstres nébuleux, des pieuvres, toutes les épouvantes. De grandes figures hautaines et claires montaient, elles étaient comme des lys, ou des flammes droites d’un blanc aveuglant. (...)” (p.42 à 44).
 
Les réfugiés s’arrêtent sur Saturne puis sur Uranus ; chaque fois, les Nocturnes sont là pour les massacrer : scènes d’horreur à répétition. La mère de Thalestra la jette aux Nocturnes, ce qui ne lui vaut pas la vie sauve ; la famille est annihilée, mais un bel inconnu vient rescaper Thalestra (on apprendra plus tard que c’est Lès Carrol, le fils du Grand Amiral, compagnon d’Airth). Pour s’enfuir, ils doivent passer par le Lac Chronos, le lac de la Mort où s’amoncellent vaisseaux et astronautes défunts, dans une première manifestation des télescopages spatio-temporels qui se feront de plus en plus nombreux par la suite. Le texte donne une description baroco-lovecraftienne du Lac Chronos, entre autres : “(...) des choses atroces, inconnues, informes et grouillant dans les ténèbres, des choses innommables qui venaient d’un plan extérieur et qui demandaient à détruire (...) à tout abaisser, souiller, écraser (...)” (p.60). On aperçoit ici pour la première fois une “énorme bouche suceuse” qu’on verra réapparaître et grossir au fil des épisodes. Morozov discute plus tard avec Thalestra et fait pour elle le tour de la question des Nocturnes : cette “plaie” serait un mal cyclique qui balaie la Terre entre autres depuis des milliers d’années. “La violence est un virus mystérieux qui vient d’ailleurs”, un virus extraterrestre, conclut Morozov.
Dans l’intermède suivant, on assiste au massacre de la famille impériale terrienne, assez exactement calqué sur celui de la famille impériale russe (on se rappelle alors que la famille de Nathalie Henneberg a fui la Russie pendant la révolution). Le cerveau de la seule survivante, la princesse Astrid, adolescente amoureuse de Ralph Valeran, va plus tard être greffé à un corps androïde sur Sigma, et elle jouera un rôle essentiel dans l’intrigue.
La seconde mutante dont nous suivons la trajectoire est Villys, née sur un astronef en fuite, orpheline et mutante guérisseuse en proie à un équipage de possédés menés par une monstrueuse femme de style kapo, Zénon Japolka, qui met en animation suspendue les adultes et les enfants à mesure qu’ils grandissent (pour vous donner une idée de l’ambiance : “De telles mottes de chair sont les résidus de la luxure la plus basse, d’une végétation entre la réserve de produits conservés et la fosse d’aisance, des monstres pareils ont toujours proliférés aux époques troubles (...) souvent, c’étaient des femmes.” (p. 93)
Villys torturée survit en isolation totale pendant des années (excepté la compagnie d’un gentil robot), et elle est sauvée du vaisseau en perdition par Hell, un possédé moins possédé que les autres dont elle devient amoureuse (et réciproquement) ; sur Héra du Sagittaire, ils se marient, mais Hell meurt dans un accident et Villys désespérée s’embarque pour Sigma. Elle n’y arrivera pas tout de suite : comme tous les autres protagonistes elle va être détournée de sa route et coincée dans la Fosse du Cygne, qui comme son nom l’indique presque est une sorte de Triangle des Bermudes greffé à une Mer des Sargasses, et où la noire et maléfique bouche suceuse fait des siennes…
On apprend ensuite le passé d’Airth Reg : il n’aurait pas dû survivre aux Nocturnes qui ont massacré sa famille (mais c’est un mutant, si l’on ne sait pas la nature de son talent) et il a été rescapé de son astéroïde en perdition par Ralph Valeran. Celui-ci est décrit comme un aristocrate décadent et amer, un aventurier d’une mâle et fatale beauté : “L’astronaute était aussi calme que peut l’être un homme qui est descendu aux enfers et qui y a laissé la moitié de son âme. Une mèche d’un noir violet glissait sur ses sourcils qui semblaient peints au pinceau.” (p. 118). On parlera plus tard de son “profil d’épervier et ses yeux de pierre céleste” (2).
Et l’on retourne dans la Fosse du Cygne, où l’on va rester coincé avec les protagonistes pendant la moitié du roman. Sur Héphestion, puis Antigone, des planètes et planétoïdes catastrophés, les réfugiés sont en proie à des visions où s’entrechoquent des pans entiers d’espaces-temps venus d’autres continuums ou du passé de la Terre et d’autres planètes, des scènes monstrueuses d’horreur et de carnage qui nous sont souvent familières : massacres nazis, camps de la mort, goulags. Villys en est profondément affectée (elle ne peut rien pour les êtres immatériels dont elle sent pourtant les souffrances), mais elle rencontre des troupes d’enfants devenus sauvages, calqués explicitement sur les “besprizornié”, orphelins russes errants lors de la révolution, à qui elle va servir de mère (l’un d’eux, Ang’ri – Angry ? – est un mutant). Il faut par ailleurs se battre constamment contre les assauts de “choses” qui sont évidemment des manifestations de la Plaie, ce qui nous vaut des descriptions de batailles hallucinantes, à la fois lovecraftiennes, dantesques (littéralement), et bibliques : phénomènes de trombes “noires et indigo” genre “pilier de sable et d’éclair” évoquant le feu atomique, mais aussi Sodome ou Gomorrhe, villes bâties par “des géants” (p. 366) ; parfois on a des variétés non humaines de Nocturnes, décrits ainsi : “(...) des araignées immenses de cauchemar (...) carapaces de crustacés, répandant une lueur jaune sulfureuse, agitant des antennes globulées (...)” (p. 199). Je vais citer longuement la grande bataille finale (pp. 368 à 380), qui donne une bonne idée de ce qu’on a rencontré dans les deux cents pages précédentes ; d’abord, une étrange harmonie se déchaîne :
 
(...) elle parlait d’un désespoir sans borne, d’une résignation pire que la douleur, d’une répulsion plus qu’immonde, sur un thème d’un orgueil inhumain (...) plainte géante (...) gémissement sépulcral (...) immense sanglot (...)
 
Puis on rencontre “la ténèbre” :
 
(...) trois ou quatre plans se superposaient (...) monstrueux fouillis de plantes aquatiques, grasses, une sorte de forêt, un océan d’algues mourantes. L’air était si dense qu’il se confondait avec une masse liquide (...) ulves énormes, claudophores de 12 et 15 mètres, ces murs flottants d’enthéromorphes couleur d’émeraude noire, ces polysiphonies écarlates (...) vaste iridescence plastique, noire, un amas de bulles protoplasmiques phosphorescentes, l’écume d’un océan originel (...) ténèbres liquides sur une sorte de spirale d’un noir mat, encore plus obscure, un cône largement évasé dont les parois enserraient le paysage (...) substance indescriptible (...) à la fois stable et immatérielle, carnassière, vivante et en même temps plus pourrie que la mort même. Et tandis que le site d’algue et de remous palpitait, immobile, mais animé d’une sorte d’aspiration, de succion profonde, le tourbillon noir tournait à une vitesse inconcevable.
Et il y avait aussi ce qui existait à la pointe de ce tourbillon, dans l’abîme du temps, et cela aucun langage humain ne saurait le dire. (...)
 
Dans un raccourci hugolien, on conclut : “L’essence de cet univers était une peur énorme” (p. 370). Puis la bataille reprend :
 
(...) Dans un immonde clapotis, un battement de vastes membranes, une nuée absolument obscure traversa l’air puis s’écroula, découvrant une colline de gelée verte, un chaos visqueux, vibrant de tentacules (...) masse glauque (...) reptation onduleuse (...)”
 
En contraste frappant avec ce décor infernal, lorsque héros et héroïnes se rencontrent enfin, Villys et Thalestra ébauchent autour de Lès (puis de Airth) des quiproquos amoureux qui vont influer plus tard sur l’intrigue, comme la fixation de Valeran sur Thalestra – avec ici et là des accès de marivaudage des plus incongrus, tout comme on a de temps à autre des intermèdes burlesques, mais inquiétants : une bestiole locale qui dit s’appeler glo-ko-pa – glauque au pas ? – douée de parole et d’une sorte d’intelligence rudimentaire, s’acoquine avec une “dame littéraire” parmi les réfugiés, Athénagora Buvette, ce qui nous vaut des dialogues aburdistes, et le spectacle comico-horrible de la peau de la dame en question transformée en ballon une fois que ses adorateurs l’ont prélevée sur son cadavre. Toujours en rétrospective, quelques séquences nous apprennent comment Airth Reg s’est trouvé mêlé à tout cela : il a rencontré Morozov projeté temporairement sur Sigma par les pouvoirs de Thalestra en batterie avec d’autres mutants, le vieil homme lui a confié le document à remettre à Carrol avant de disparaître à nouveau ; puis Lès et Airth sont devenus corsaires ensemble pour combattre les Nocturnes et sauver des réfugiés, ce qui les amène dans la Fosse du Cygne, d’où ils finissent par repartir avec Valeran, Villys, Thalestra et des enfants sauvages. Quelques autres retours en arrière nous montrent Valeran avec Astrid devenue androïde – ce qui répugne profondément au prince – et l’on voit celui-ci suivre sa trajectoire inexorablement descendante, après avoir appris que, capturé longtemps auparavant par les Nocturnes, il leur a échappé dans des circonstances spirituellement traumatisantes – ce qui nous prépare à sa trahison d’Airth, et à ses actions sur Sigma une fois que les corsaires ont rejoint la planète pour s’y faire arrêter comme pirates et meurtriers.
Seul Airth écope pour les autres, cependant, et nous retrouvons alors la ligne initiale du récit, celle du prologue : Airth dans sa prison et près d’être exécuté, Ingmar Carrol périssant dans un attentat, Thalestra en proie à Valeran dans le palais familial de celui-ci, et Villys essayant de sauver Airth. Mais la caméra a reculé et nous montre maintenant le reste du décor : Samarra, la capitale de la planète Sigma, est en proie aux Nocturnes et Valeran est leur chef ; ce ne sont partout qu’incendies, massacres, fleuves de sang, et pour tout arranger les digues ont sauté, la ville va être noyée. Thalestra momentanément matagrabolisée par Valeran se libère de son emprise et l’abat après qu’il lui a déclaré son impossible amour et sa véritable nature (elle découvre alors que le palais si séduisant est en fait une “projection hypnotique” recouvrant des horreurs sans nom). Conseillée par Astrid presque morte, elle se met “en batterie” avec les autres mutants et Villys pour libérer Airth, lequel découvre enfin la nature de son pouvoir : c’est un “vireur d’univers”, “un créateur de monde”, capable de modifier des séquences entières d’espace-temps. En finale on se retrouve avec lui dans sa prison – il a supprimé la séquence de son exécution – où il attend que les autres viennent le chercher ; il n’a cependant pas tout oublié de la séquence qu’il a effacée et au cours de laquelle Villys et lui se sont avoué leur amour passionné (toujours sur fond de massacres et de fin du monde). Il y a encore des monceaux de cadavres et des incendies en cours quand Lès débarque avec le reste de sa flotte, mais les eaux se sont retirées et les Nocturnes ont disparu, comme la nuée noire de la Plaie. C’est l’œuvre d’Airth, le super-mutant, et le roman se termine sur ces mot (3:
 
L’univers était ainsi, il l’avait recréé ainsi.
Ce ciel ouvert.
Cette aurore.
 
• Nathalie H. comme Hugo.
 
Peut-être l’aura-t-on pressenti à ce résumé, la lecture de ce roman avait réactivé d’autres souvenirs littéraires encore pour moi – non pas tant Lovecraft que j’ai évoqué parfois ici mais connaissais assez peu alors, que mes véritables adorations adolescentes, c’est-à-dire les auteurs romantiques, Tonton Victor en tête, mâtiné de Lautréamont (lequel est cité quelque part dans le texte, d’ailleurs, si je ne me trompe). Voyez par exemple le baroque des décors, dans la description du palais princier des Valeran :
 
(...) des robots cernaient le noble perron (...) de très beaux androïdes aux muscles longs, aux yeux glauques [verts], qui portaient sur leur armure de plastique un antique blason terrien (...) Mantegna (...) La fin splendide et cruelle du Quatrocento convenait (...) gothique flamboyant (...) portraits de princes et d’archiducs dans leurs cadres d’or éteint (...) trophées de guerre (...) trône proue d’un engin spatial d’or pur (...) (448 et sq.)
 
On a aussi l’exotisme “typiquement SF” du port de Samarra, non moins baroco-délirant, où les termes inventés le disputent aux termes rares, le but de l’opération semblant être d’aligner le plus de mots tri- et quadrisyllabiques au centimètre carré [4]:
 
(...) gemmes brutes, lingots de métaux rares et des étuis fleurant les épices de toutes les planètes. Les êtres planétaires qui débarquaient défiaient toute imagination, avec leurs silhouettes enroulées en spires ou épanouies en forme d’arums, leurs faces abdominales d’un très beau violet, et leurs appendices d’étoiles de mer (...) un hélico aux couleurs extragalactiques, la pourpre jaune, le vert aldin, le zinzolin ou le céladon (...) un être bleu, orange ou mordoré, à ailes membraneuses, à antennes ou à griffes diamantéees (...) paranymphes ou androgynes (...) gelées vivantes de Schératan, des ailerons de panthère de Lesath et des fruits chantants de Dahib (...) des hélicos planaient devant les plateaux d’osier menkarien où palpitaient les orchidées carnées, délicatement veinées de rose et de bleu qu’offrait une fille de Ménkar qui leur ressemblait comme une sœur jumelle” (p. 223 et sq.)
 
N’est-ce pas irrésistible ? Je me rappelle avoir éprouvé le même plaisir de lecture en dévorant les descriptions de Notre-Dame de Paris
J’évoquais Hugo et les romantiques “classiques”. Outre les caractéristiques formules lapidaires (“les blessés regardaient comme on crie”, p.18), j’ai déjà cité le mélange des registres, du tragique au burlesque en passant par le marivaudage le plus éhonté dans les dialogues entre les amoureux en proie aux quiproquos. Il y a une ironie bien romantique aussi qui diffuse dans tout le texte ; parfois c’est un sarcasme chauffé au blanc de la colère et de la douleur, comme lors de la description du “procès de Moscou” fort expéditif imposé à Airth que nous savons innocent (chapitre 28) ; ou encore, au tout début, ce commentaire de Thalestra, incongru dans la bouche d’une adolescente de quinze ans, mais moins dans celle de l’auteure :
 
“Une tragédie ? Ce sera le jour où l’on aura oublié que nous étions des millions… notre histoire racontée sur un ton noble, en vers de douze pieds. Les choses se dérouleront dans un palais avec piscine climatisée, personne n’aura la dysenterie, et le projecteur nous quittera au moment où nous devrons être brûlés au lance-flammes, éventrés ou aspirés par la nuit. Or c’est juste à cet instant que commence la vérité. Ce qui prouve que les tragédies sont des putains.” (p.64)
 
On est amené à penser que Henneberg n’était pas totalement dupe des conventions du genre… Mais il y a aussi une ironie plus légère, un humour, dans le regard que les héroïnes portent sur les héros. Ainsi, p. 443, Astrid discutant de Airth avec Villys : “Airth n’est pas très intelligent” (or c’est LE héros). La fin de ce passage, cependant, est bien de l’époque et fait lever un sourcil à la féministe que je suis devenue : “Moi non plus, vous savez”, réplique Villys (trop modeste) ; et Astrid de répondre :
 
“L’intelligence n’est pas toujours affaire de cerveau, surtout chez les femmes. Si cela était, la plus percutante de nous serait Thalestra. Elle n’est inhibée que par sa puberté, mais vous la verrez à l’œuvre… Cependant, mutante ou non, une femme possède un système glandulaire extrêmement complexe et, disons-le, redoutable.”
 
Et pourtant, si stéréotypées puissent-elles être, et si stupidement aveugles sur leurs sentiments – et ceux d’autrui (ce qui est moins stéréotypé !), les femmes de ce roman n’hésitent pas à se battre fulgur au poing. Il faut voir comment Thalestra apparaît pour la première fois à Valeran sur un champ de bataille – et il nous rappellera alors fort à propos que Thalestris était une reine des Amazones. Certes, c’est un autre stéréotype du genre, mais il n’est pas jusqu’à Villys (bouleau en russe, symbole de la frêle jeune fille, et c’est une traditionnellement féminine guérisseuse) qui ne soit capable de se débarrasser sans barguigner d’un violeur. Ce sont toutes des surviveuses, tout comme Astrid, même si celle-ci doit renoncer à son humanité pour cela – en échange de quoi (on est ici en plein dans les stéréotypes, à vrai dire) elle deviendra la véritable actante de l’histoire, celle qui donne aux mutant(e)s LE bon conseil : “[les Nocturnes] se meuvent dans le temps. Détruisez la séquence du déplacement.” Alors seulement Airth le surmutant pourra sévir…
Et, somme toute, Thalestra comme Villys se débrouillent très bien sans les héros – on a comme l’impression que si Lès ou Airth viennent les sauver de la Fosse du Cygne, c’est pour respecter les conventions, et renforcer un peu ces “héros” plutôt présentés dans l’ensemble comme des adolescents attardés : Lès caresse une image mythique de la Terre qui l’empêche de voir Thalestra, Airth est tellement égocentrique aussi qu’il flotte à la surface des êtres et des choses, trop occupé de ses si douloureuses émotions – quant à Valeran, c’est la même chose, version Nocturne : dans l’ultime confrontation avec Thalestra, il déclare : “Tout m’était dû (...) et j’ai tout perdu (...) Nul Terrien n’a eu son orgueil écrasé, son avenir trahi comme moi (...)”, p. 500. Les femmes semblent les seules adultes du lot, même la frénétiquement adolescente Thalestra, qui mûrit très vite…
Mais dans l’ensemble, en surface, Henneberg sacrifie aux conventions du genre : personnages plus grands, plus beaux et plus passionnés que nature. Par exemple Airth : “très grand et très svelte (...) enfant aux boucles de cuivre, désespéré et tendre” (p. 222) ; ou Astrid, lors de sa rencontre avec Airth qui la croit humaine-vivante – ils dansent ensemble, comme dans un roman du XVIIe siècle, La Princesse de Clèves ! Elle s’enfuira, désespérée, en s’arrachant à son baiser :
 
Parfaitement belle (...) terriblement terrienne : l’averse fabuleuse des gemmes qui formaient sa tunique cernait la plus émouvante silhouette. Posé droit dans ses cheveux lisses, bleu nuit, le diadème taillé dans un unique diamant de Bellatrix éclairait un ovale de magnolia, un nez bref, délicieux, l’accord ravissant entre l’angle en amande des paupières frangées d’ombre, et la bouche pâle, violente et douce (...) une fine pellicule en guise de masque, collant aux traits, elle portait le sien irisé, incrusté d’une poussière d’améthystes qui servait à rehausser la couleur de ses iris (...) (p. 255)
 
Romantique aussi, et plus spécifiquement hugolien, le constant contraste de l’ombre et de la lumière à travers tout le récit, (qu’on pense simplement au nom des “Nocturnes”). Les termes appartenant au paradigme de la noirceur reviennent 34 fois dans les 118 premières pages, en contraste avec les termes appartenant au paradigme de la lumière (33). Il y a aussi cette lumière particulière qui est celle de l’eau diffusant la lumière : le terme “irisé”, par exemple, ou le terme “brouillard”, revient comme une incantation, et toujours dans un contexte ambivalent ; on a bien sûr aussi la terre mêlée d’eau (tout le visqueux, le mou, l’hésitant entre deux règnes…) ; le feu quant à lui est toujours négatif et lié à la mort, si les “phosphorescences” (fort nombreuses aussi) ont un statut plus ambigu (5)
On est frappé en tout cas (je l’ai été comme à ma première lecture) par l’extraordinaire intensité sensorielle qui se dégage de l’ensemble du texte : non seulement les couleurs (122 dans les 118 premières pages, et sans compter les indications indirectes du genre “sang”, “flammes” ou “cristal”), mais aussi les sensations auditives, tactiles et gustatives : tiédeurs, parfums, tissus, nourritures, avec un accent tout particulier sur les fleurs, les minéraux et les métaux (c’est un aspect qui se retrouve dans les romans écrits avec Charles, et je soupçonne fortement Nathalie d’en être la source réelle). L’or, l’argent et le bronze, bien sûr (ce dernier souvent présent de façon métaphorique : les “paroles de bronze” abondent), mais surtout une préférence marquée pour les pierres cristallines, précieuses ou non, non seulement le “cristal” et le “diamant”, mais le grès, le porphyre, la chrysoprase (écrite indifféremment, cadeau des typographes, chrisophase ou chrysophrase ; pour votre gouverne, c’est de la calcédoine vert pomme). Ah, et puis, tenez, je cite en vrac :
 
Un bar où Airth se voit offrir un astronef, p. 228 :
 
(...) le bar était sombre et discret à souhait, comme certaines auberges maudites de Jean Ray, juste illuminé tout au fond par une pyramide liquide de topazes brûlées, d’émeraudes et de rubis. Le barman, un métis napiforme d’Al-Nilam, luisait d’une phosphorescence verte (...)
 
Le “yamen” (appartement) de Morozov où il emmène Airth pour lui donner le document à remettre à Carrol, p. 233 :
 
(...) clairière de dyxwoniums à coupes fusiformes, couleur de tourmaline rose et de grenat bleu. Il y avait là un singulier édifice un peu dans le genre des ziggourats, le toit aux angles recourbés. Une grille en ferro-plastique protégeait un vestibule (...)
 
Et en prime la description absolument grandiose de Sigma et sa capitale Samarra, d’abord vues de l’espace puis du sol (p.121 à 124) ; je résiste d’autant moins que l’effet d’accumulation est très important dans ce type de style :
 
(...) L’enceinte d’opales et de halite rayonnait doucement. Au-dessus de Samarra l’Impériale les aurores boréales déployaient leurs fastes irisés. Dans les jardins, en bas, s’ouvraient d’immenses et mystérieux cymbidiums, des coelogynes semblables aux gracieuses bêtes de l’abîme, des panathera étoilées : ces fleurs évoquaient des chimères et des fées. Sur le grand lac violet, l’heure dorée était de miel. (...)
 
Et ce n’est pas fini :
 
(...) Admirablement conditionné, ce monde se composait surtout d’océans couleur d’améthyste, riches en algues pourpres. Les quelques îles, surélevées avec art, servaient d’emplacement aux cités d’une splendeur fascinante. (...) Samarra sa capitale, étalait comme Carthage ses jardins d’essences rares où les dyxwoniums de Vénus, les orchidées terriennes et les roses solaires d’Andromède déliaient leurs parfums. Elle réverbérait dans ses canaux quasi vénitiens des temples et des palais en gemmes ou en polymères minéraux qui éclipsaient l’aigue-marine et la chrysophrase [sic, comme je disais], et dans ses amphithéâtres en jade et en marbre jaune à veines vertes, importé de Déneb, se déroulaient des jeux qui humiliaient une Rome oubliée. (...)
 
Les cadences et les sonorités de la phrase, autant que le vocabulaire, me semblent tout à fait caractéristiques d’un certain space opera, à l’époque du moins – et certainement caractéristique de l’œuvre de(s) Henneberg. En tout cas, cela constitue sans aucun doute la majeure partie du plaisir que j’avais éprouvé à l’époque à lire ce livre, et que j’éprouve encore maintenant avec le recul du kitsch – plus que l’aspect SF, qui a moins bien résisté à l’épreuve du temps. Le space opera à la Henneberg (ou à la C. L. Moore, i.e. des années quarante à 60) est très proche du mythe et de l’épopée, du merveilleux comme du fantastique. Il s’inscrit par ailleurs pour les auteurs français dans un tissu culturel qui n’a pas grand-chose à voir, je crois, avec le space opera américain. L’écriture y est aussi importante qu’elle l’est dans le fantastique ou la fantasy, et pour les mêmes raisons (on l’a vu par exemple lors de la réédition du très beau Ptah Hotep de Charles Dhuits.) En est-il encore de même aujourd’hui chez les auteurs des nouvelles générations, dont la relation à la langue et à la culture françaises n’est certainement pas celles de leurs grands-parents (voire arrière-grands-parents en ce qui concerne Henneberg, née en 1917) ? Qui, aujourd’hui, ferait de la référence à L’Enfer de Dante une des articulations explicite (avec citations) et récurrente du récit ? Qui donnerait en exergue à l’un de ses romans celui qu’Henneberg a choisi (très éclairant, à mon avis, quant au registre affectif de la narration toute entière), “Écrit avec le sang d’une veine entaillée”, citation d’Essénine, un des “poètes assassinés” par la révolution russe (d’abord enthousiaste, il finit par se suicider en 1917). La question est posée, d’autres que moi y répondent peut-être ailleurs.
 
 
• L’Opéra de l’espace.
 
On aura pu le constater au résumé et aux citations précédents, voilà un “space opera” qui mérite vraiment son nom (et sans le clin d’œil d’un Jack Vance intitulant ainsi un de ses romans, pérégrinations d’une troupe d’opéra à travers l’espace). Je parlais du mélange hugolien des registres, du tragique au burlesque, mais ce n’est pas tant le tragique de Racine que le dramatique de Verdi, me semble-t-il. (Quoique, lorsque des musiciens sont cités dans le texte, ce sont Berlioz, Debussy et Ravel !(6)) Après l’acte d’exposition (Airth dans sa prison, le duo avec Ingmar Carrol, ténor et basse), commence le grand retour en arrière où chacun des protagonistes vient chanter sa propre histoire, en solo, en duo ou en trio – et on a la soprano alto, (Thalestra), la mezzo (Villys), la contralto (Astrid), les barytons (Valeran, Morozov, Lès)… Sans compter les chœurs des Nocturnes, des Arcturiens, des enfants perdus (les “sauterelles” de Villys et Ang’ri), et les masses sans noms des massacrés – en fait, ils ont des noms : on lit à plusieurs reprises des messages de ces gens, signés, ou bien, grâce aux distorsions spatio-temporelles de la Fosse du Cygne, on les entend dialoguer, se lamenter et mourir.
Opératique aussi l’insistance sur l’agencement et la nature des décors, les costumes, la mise en scène :
 
(...) Les invités rivalisaient d’étrangeté et de splendeur ; les dominations de Déneb s’environnaient de nuées d’encens où luisaient leurs chapes diamantées, les trônes de l’Eridan ressemblaient aux lys pourpres et présentaient sous leurs tiares en cristal spatial, trois visages. Les plus singuliers étaient les chérubins d’Altaïr qui atterrissaient directement sur l’esplanade du palais : leurs flancs de taureaux dorés palpitaient, ils agitaient leurs crinières et leurs figures roses et innocentes de vierges formaient un contraste plaisant avec leurs silhouettes de combat. (...) Et les Arcturiens (...) paraissaient coulés dans une matière noble, opale, ivoire ou cristal mat ; ils passaient lentement, avec une grâce incomparable, et inclinaient parfois sur un cou pur et long, leur tête petite couronnée d’or et de soie. (...) des vêtements botticelliens, en brocart d’or, rebrodés d’or rubis ou céladon, et des armes qui n’étaient que des bijoux ciselés (...) (p.254)
 
On monte et descend des escaliers, on regarde depuis des balcons, des passerelles, des paliers, on juge dans des hémicycles, on parade presque à la Nuremberg… Tout converge vers l’irréalisme plus grand que nature du spectacle – et même l’intériorité des personnages, puisqu’ils s’expriment tous à un moment donné ou à un autre à la première personne pour nous raconter leur histoire ou se confier à un tiers au cours du récit. Un nom n’est jamais innocent : le genre qui nous occupe ici, space opera, malgré la référence péjorative au soap opera radio- puis télévisé, mérite bien la référence opératique – comme il l’a méritée en anglais avec Leigh Brackett et surtout avec Catherine Moore chez les auteures, Cordwainer Smith, Jack Williamson ou Robert Silverberg le Jeune pour les auteurs.
 
 
• L’opération de l’espace – et l’Œuvre au noir de l’espace.
 
Mais ne filons pas exagérément la métaphore : cet opéra de l’espace est aussi une opération de et sur l’espace – et le temps. Comme il se doit, eu égard aux règles du genre une fois de plus en accord avec celles de l’épico-mythique, on fait dans le cosmique. Un mouvement tourbillonnaire vertigineux emporte ce récit : sa narration est comme je l’ai souligné un vaste retour en arrière où s’enchâssent sans cesse d’autres rétrospectives ponctuelles ; des séquences entières d’espaces-temps désamarrés y apparaissent aussi de façon récurrente ; les décors sont sans cesse en état de flux, comme d’ailleurs les personnages : mutants qui doivent se trouver, sortir de leur chrysalide, mais aussi personnages qui, au creuset des événements, se transmutent spirituellement – vers le bien (Airth, Thalestra, Villys, et à moindre titre Hell et les autres Nocturnes rédimés) ou vers le mal (Valeran ou la foule des humains contaminés par les divers cercles des enfers où ils tombent pendant l’errance interminable des réfugiés).
Un inévitable bouleversement supplémentaire vient s’y ajouter pour nous aujourd’hui, un effet de lecture : l’affleurement constant de la SF des années 20, 30 et 40, aux gadgets obsolètes pour nous. On se prend à penser bien souvent, au cours de la lecture, au “Le futur n’est plus ce qu’il était” de Paul Valéry. Jugez-en plutôt : des “néons” “scintillent” partout, on a “des bélinos, des microfilms affreux et blasphématoire” (p. 10), on se fait “téléniser” des “rouleaux de documents” et on passe des “examens micro-filmés” à l’Académie de l’Espace ; il y a des cloisons “mono-atomiques” et des “hélicos” (p. 25), des “frigidaires”, (p. 51), des “lance-flammes”, des “fulgurs” des “désintègr’” (p. 52), un “brick-gaz, cette petite merveille qui peut servir de chalumeau oxhydrique” (p. 134) ; Villys arbore fièrement une “tunique de plastique” (quand ils ne sont pas vêtus de cuir sombre, les Nocturnes ont d’ailleurs aussi des uniformes en plastique noir) ; quand les naufragés s’apprêtent à s’installer sur Héphestion, ils ont des scies circulaires, des boussoles, des sacs de couchage à fermeture éclair, wow ! (p. 184-185), et l’on fait explicitement référence au Far-West (p. 196). Lors d’un événement médiatique, on voit “tous ces reporters de cosmovision effarés, ces bellinographes qui courent”, (p. 265). Et Airth vit avec sa famille sur un astéroïde, car son père est gardien de phare, stellaire bien entendu, mais on songe plutôt au Petit Prince de St-Exupéry…
Ce futur bien passé n’est cependant pas la seule source de déboussolement pour le lecteur moderne. L’archaïsme est une des conventions du genre ; il est ici à double détente. Il y a le futur-qui-n’est-plus-ce-qu’il-était, mais le texte fait aussi constamment référence à des événements historiques présentés comme appartenant à un passé lointain pour l’auteure, ses lecteurs de l’époque, et ses personnages d’un lointain futur – et aussi pour nous aujourd’hui trente ans après, (les grandes pestes du Moyen-Âge et plus loin encore) ; d’autre part on nous réfère à un autre passé que nous savons bien proche pour l’auteure et nombre de ses lecteurs de 1964 (la révolution bolchevique, les purges staliniennes, les ravages nazis de la Seconde Guerre Mondiale, l’Holocauste, le Goulag). Or ces événements activent pour nous lecteurs de 1996 d’autres souvenirs proches, ou mêmes présents : les affrontements en ex-Yougoslavie, la Somalie, le Rwanda, ou, pour les plus âgés, le Cambodge de Pol Pot. Peut-être tous ces décrochements de l’espace-temps ont-ils pour effet cumulatif de nous transmuter aussi, nous lecteurs, de nous faire toucher au cœur de la question angoissée, presque hallucinée, de Nathalie Henneberg sur l’origine et de la nature du mal dans l’univers et dans les êtres conscients qui l’habitent, question essentielle du roman.
 
 
• Le Space opera et l’idéologie héroïque.
 
C’est là malheureusement que les choses se gâtent, et que je n’ai pu continuer à lire La Plaie avec mon innocence – mon ignorance – enfantine ou adolescente. C’est un problème inhérent au genre tout entier – peut-être est-il plus clair avec ce roman-ci, aux parallèles très explicites avec les atrocités bolcheviques, staliniennes et nazies, ce qui rappelle nécessairement à la mémoire du lecteur, même aussi peu informé qu’il peut l’être aujourd’hui, les idéologies qui soutendaient ces atrocités et dont nous savons aujourd’hui les collusions souterraines avec la SF, par le biais de l’Homme Providentiel – émanation de la masse destinée à la guider pour son plus grand bien, ou mutant annonciateur de la Race à Venir.
Peut-être fut-il un temps où le motif du surhomme était innocent, mais on peut en douter quand on en examine les sources. Nous avons quant à nous, dans ma génération du moins, lu Le Matin des magiciens de Pauwells & Bergier qui (quelles que soient par ailleurs ses indéniables dérives douteuses), décrit fort bien l’historique du motif du mutant surhomme, et l’écho qu’il a reçu dans l’imaginaire raciste depuis la moitié du XIXe siècle. La Plaie date de la même époque que cet ouvrage, et on y voit passer des idées semblables (en particulier l’insistance sur l’aspect occulte du nazisme, les références aux événements de type fortéens – pluies de grenouilles ou de pierre, etc.). Cela a sans doute contaminé la lecture des quelques commentateurs que je suis allée consulter (après mon exercice de replongée dans l’enfance) ; ainsi Pierre Versins jugeant l’ensemble de l’œuvre des Henneberg dans sa célèbre Encyclopédie : “L’irresponsabilité fait bon ménage avec un héroïsme de mercenaire” et, pour ce qui est de La Plaie :
 
(...) les forces du Bien et du Mal se combattent par-dessus la tête des humains ordinaires : tous les héros en sont mutants et la violence est une “maladie” contagieuse. Encore une façon de se laver les mains d’un problème lancinant, mais la science-fiction est coutumière de ces légèretés.
 
C’est l’idéologie secrète, subconsciente, je dirais, liée au motif même de l’aventure vitale à coloration épique, qu’elle soit spatiale ou non : les (innombrables) massacres sont légitimes puisque les héros, êtres d’élite, massacrent ce qui n’est pas humain – et qu’on a soigneusement déshumanisé, pour commencer. On a souvent souligné ces aspects du space opera, comme de la fantasy qui en est parfois si proche (7), et je n’y reviendrai pas. La prise de conscience de ce subtexte idéologique et sa remise en question délibérée ont justement suscité ce qu’on considère comme le renouveau actuel du space opera (8).
Comme le problème du Mal est au cœur même de ce roman-ci, on ne peut s’étonner de ce qu’il soit proche de la fantasy et que l’idéologie sous-jacente en soit donc au moins discutable. Il faut bien admettre que la thèse de Henneberg n’est pas des plus cohérentes, et se prête à une lecture soupçonneuse. On s’en rend compte dans le long passage où Airth consulte les documents communiqués par Morozov, somme de ses recherches sur la Plaie. Première hypothèse, la plaie, ce sont les Terriens : toute leur histoire en est une d’horreurs (s’ensuit un panoramique historique). Il poursuit :
 
(...) il y a des malades et des déments parmi nous. Mais un criminel pur, qui détruit pour le plaisir de détruire et dont les cellules cérébrales sont saines, cela n’existe pas (...) à plus forte raison quand il s’agit de peuples entiers (...) Subitement, une démence ardente s’abat, et ces peuples s’exterminent, ces génies et ces saints deviennent des monstres (...) le pilote qui a lancé la bombe [nucléaire] est, paraît-il, devenu fou. Parce qu’il ne pouvait pas survivre à l’état normal (...) Les criminels que nous appelons Nocturnes vivent. C’est qu’ils ne sont pas normaux.
Le mal terrien est donc réellement une maladie. (p. 241)
 
Un des symptômes en serait la cruauté, mais on ne parvient pas à trouver des signes extérieurs indubitables ; les biographies ne révèlent rien :
 
(...) des enfances calmes, quelquefois, jusqu’à une crise de rage, une longue vie grise et sans reproche. Cela ne dépendait guère de l’aspect physique ou de l’hérédité (...) C’est à peine si la plupart présentaient une tare innée, un terrain propre.
Le germe du mal venait de l’extérieur. (p. 242-243)
 
S’ensuivent plusieurs pages haletantes sur la démonologie, les chroniques anciennes, les procès de sorcelleries : “un monde grouillant en marge du visible (...) Tout cela était obscur, tout cela appartenait aux siècles ténébreux où des débarquements d’interstellaires et des superstitions se mêlaient.” (p. 245). C’est là qu’on voit passer la version initiatrice-démoniaque de l’hitlérisme tel que présentée dans Le Matin des magiciens, et N. Henneberg se réfère explicitement aux Possédés de Dostoïevsky, qu’on lit souvent comme une anticipation prophétique des dérives intellectuelles menant aux horreurs des totalitarismes.
Morozov conclut enfin :
 
(...) Scientifiquement parlant, le terme “possession” ne signifie rien. Mais un corps peut être envahi d’ultra-virus invisibles même à l’aide d’un microscope protonique. Que ces ultra-virus soient, en plus, d’origine interplanétaire et doués de facultés PSI, ce n’est pas impossible. (...)
On peut considérer l’infection comme l’introduction de quelques molécules du virus-protéine dans un hôte réceptif. Ces molécules auront la faculté de diriger le métabolisme de l’hôte de telle façon qu’il fabrique lui-même des virus-protéines. La maladie ne serait donc qu’une rupture du métabolisme normal, avec production de virus-protéines (Stanley 1940).
Démons = virus-protéines.
Il n’y avait pas d’autres conclusion. (p. 248-249)
 
Reste la question de l’origine de ces virus-protéïnes, laquelle est résolue comme suit :
 
(...) À une date inconnue, dans un des innombrables univers qui composent le continuum, une sorte de virus ambulatoire, avec son milieu propre, est apparu.
Suivant les normes terriennes – c’est le Mal.
(...) le virus ou l’enfer se déplace selon une orbite dans l’espace-temps. Il repousse hors de leur milieu des séquences de notre temps objectif et s’y insère. Il y prolifère en détruisant. Il n’a pas de racines propres. Lorsqu’ils meurent, les fléaux de la Terre, les grands contaminés, n’ont pas de tombe, nul ne connaît celle d’Attila ni celle d’Hitler. (p.250)
 
Et Morozov de conclure en fanfare : “un corps sain, infecté, fabrique des antitoxines”. Les mutants sont ces antitoxines, en particulier ceux qui se déplacent sur les plans multi-dimensionnels ou les interplans (p. 250-251).
Certes, le problème de la responsabilité personnelle semble évité – pour les Nocturnes comme pour les héros, au reste, qui sont nés comme ça et pour ça (même s’ils doivent se mettre tous ensemble, gars et filles, pour réussir…) – et cela peut paraître curieux. Henneberg règle de toute évidence ses comptes avec l’histoire familiale dans ce roman-somme ; née en 1917 au déclenchement de la révolution russe, et puisque ses parents ont fui la Russie, elle n’a sans doute pas vécu directement celle-ci – mais cela fait partie de son lourd bagage imaginaire, d’autant que les horreurs de la Seconde Guerre mondiale sont venues le réactiver, tout comme les fuites puis les révélations sur le Goulag au début des années soixante. Pourquoi donc voudrait-elle exonérer les coupables ? En fait, une lecture attentive de l’ouvrage oblige à une position plus nuancée. Décrire la violence comme une “maladie” n’est pas nécessairement aussi suspect que de la décrire comme génétique et surtout irrémédiable. On peut guérir d’une maladie, et c’est d’ailleurs ce qui se passe dans le récit. Airth décrit la chose ainsi à Ingmar Carrol au tout début :
 
“Pour peu que notre volonté faiblisse ou dévie – que nous franchissions cette ligne idéale qui sépare un être normal d’un monstre – les Nocturnes, c’est n’importe qui – c’est moi, c’est vous. J’en ai eu à mon bord, j’en ai soigné (...) Ce sont des malades, si vous voulez (...) on ne peut pas – on ne doit pas exterminer les malades.” (p. 17).
 
Bref, il y a choix, et donc responsabilité : on cède à la “maladie”. C’est ce que fait Ralph Valeran, et Chris, le violeur avec lequel Villys se retrouve dans l’enfer du Cygne. On peut aussi s’y arracher : c’est ce que fait Hell sur le vaisseau maudit d’où il s’enfuit avec Villys, ou les deux Nocturnes soignés par Airth…
Mais il y a aussi cette noire nuée maléfique engloutissant peu à peu la galaxie, et qui pour n’avoir ni nom ni visage n’en semble pas moins personnalisée ; il y a une intention malfaisante dans cette nuée, une ruse abominable, un appétit métaphysique monstrueux. Et cela vient parasiter considérablement la thèse plus “rationnelle”, somme toute, de la maladie. On a l’impression que Henneberg, confrontée au problème du mal et à des images insoutenables de ses manifestations contemporaines, tâtonne désespérément à la recherche d’une explication en vacillant sans cesse entre le libre arbitre humain et la notion paranoïaque (et manichéenne) d’une volonté maligne dans l’univers. C’est peut-être ce qui suscite le malaise indéniable qu’on peut éprouver à la lecture de son roman : l’auteure n’a pas vraiment de solution, ou plutôt elle en a trop, qui ne sont pas forcément compatibles, et nos attentes sont déçues ; nous espérions (à cause des conventions du space opera mythico-épique) le confort d’une histoire classiquement bipolaire menée avec assurance par la Démiurge-auteure ; or la démiurge est faillible et ne contrôle pas totalement sa création…
 
En refermant le livre, l’écrivaine en moi tout comme la lectrice de space opera éprouvent un mélange curieux de regret et de soulagement : “on ne peut plus écrire comme ça – heureusement !”   La lectrice tout court, la personne qui espère en chaque livre un nourrissant dialogue, est elle aussi partagée. D’un côté, je suis trop consciente des dérives idéologiques inhérentes aux hypothèses présentées par Nathalie Henneberg sur l’origine et la nature du Mal et de ceux qui peuvent le combattre. De l’autre, je peux trop aisément imaginer et comprendre son état d’esprit, les souvenirs, les terreurs et les haines dont elle a pu nourrir son roman ultime. Par ailleurs, quand nous nous interrogeons sur l’univers et la place que nous y occupons, y a-t-il une question plus profonde, plus poignante et plus décisive que l’existence du Mal ? Je me la suis posée trop souvent ces dernières années, en observant l’Histoire contemporaine, pour ne pas sympathiser en fin de compte avec la tentative désespérée de Henneberg dans La Plaie, un roman qui reste d’une actualité désolante aujourd’hui dans sa question fondamentale, sinon dans sa forme.


1. J’utilise le terme anglais : je me refuse à la monstruosité linguistique “space opéra” ; quant à la soi-disant traduction “opéra de l’espace”… jetons un voile.
2. Cela évoque curieusement un personnage de manga…
3. Évoquant la finale de la pièce de Giraudoux, La Guerre de Troie n’aura pas lieu 
4. Vous pouvez vérifier par vous-mêmes ceux que vous comprenez.
5. Gaston Bachelard ou Gilbert Durand se pourlécheraient les babines…
6. Berlioz est le plus proche de celui qu’on s’attendrait à voir au générique, Wagner, mais compte tenu de l’usage de celui-ci par les Nazis, on ne s’étonne pas trop que Henneberg ne l’évoque pas…
7. Voir, pour les anglophones, une relecture de Tolkien par l’Anglaise Gwyneth Jones dans The New York Review of Science Fiction, octobre 1995.
8. La prise de conscience plus aiguë a sans doute commencé avec Norman Spinrad et son célèbre Rêve de fer (1972).

 

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