Principes de cet entretien (extrait du message adressé à Elisabeth Vonarburg par Jean Millemann en date du 16/09/98) :
J’ai envie de faire traîner l’interview en longueur. Le principe est le suivant : je pose une à trois questions par semaine (mais des questions TRÈS ouvertes), et tu as la semaine pour y répondre. A chaque réponse, tu indiques sur quoi tu es en train de travailler au moment où tu réponds. Lors de la publication de l’interview, je cite à chaque fois la date où la question a été posée et idem pour la réponse, ce qui permet d’aller (enfin je pense) un peu plus loin que les interviews classiques (voir et comprendre quels sont les sujets inattendus, ceux qui te laissent sans voix, ceux qui te font réagir au quart de tour, ceux qui t’indiffèrent, et bla bla bla). […]. Bref, cet interview, c’est […] comme une longue, longue conversation à bâtons rompus sur des sujets qui ne devraient pas être, du moins je l’espère, autre que ceux concernant ton mode de pensée.
Question, formulée le 17/09/98 et adressée le 18/09/98 :
[…] Selon toi, écrire, est-ce décrire un instant isolé (dans le cadre d’une nouvelle, plutôt que dans celui d’un roman, mais sait-on jamais), une succession discontinue d’instants, des événements disparates temporellement mais s’emboîtant exactement (ou non) au terme de la construction du récit, ou le flux continuel d’une période ? Dans quelle mesure, et toujours à tes yeux, un tel choix est-il utile et induit-il une quantification de la part d’exactitude et d’exhaustivité nécessaire pour décrire et donc écrire ? Idem pour le rapport au réel du monde physique de tes personnages : est-ce un support, un décor, une illustration, une charge obligatoire et pesante ou une convention comme une autre du contrat entre l’écrivain et le lecteur ? […]” [question formulée après la lecture du recueil “Janus”, paru aux éditions Denoël Présence du Futur en 1984]
Réponse, rédigée le 01/10/98 et reçue le 02/10/98 :
Réponse de la bergère au berger, 1er octobre 1998 :
Eh bien, me voici de retour de mes folles aventures au Salon du Livre de la région, où l’association d’écrivains dont je suis présidente était fort active dans l’animation cette année (en sus des devoirs d’écrivains de chacun, aux stands de nos éditeurs ; heureusement, celui d’Alire n’était pas très loin du nôtre, j’ai fait la navette, aïe, mes pieds). Comme de surcroît nous organisions une soirée-spectacle de lecture, avec mise en scène et tout, que je suis la seule maîtresse après Zot du Lézard, notre bulletin de liaison qui ressemble plus à un magazine et dont je devais patenter un numéro tout-public pour le Salon, j’ai été comme qui dirait plutôt à la bourre pendant toutes ces semaines écoulées.
L’écriture ? Quelle écriture ? Tu me demandes en question-croupion sur quoi je travaille en ce moment. HA. En fait, je n’ai rien écrit depuis le dernier volume de Tyranaël. L’après-Tyranaël en est responsable, mais aussi des circonstances familiales, plus précisément la disparition du dernier membre de ma famille, ma mère, en mars dernier, bref. C’étaient les limbes depuis. Mais voilà que, la fatigue aidant (j’ai dormi quatre heures par nuit pendant toute la semaine du Salon) et le fait que tout passe, aussi, je me suis réveillée pendant les deux derniers jours du Salon avec de la poésie sur les lèvres. Quelque chose débloque. Pas vraiment en fiction, mais coudon ( ), on prend ce qui est donné et on n’en vérifie pas les dents. Bien que j’aie passé mes deux heures d’insomnie, ce matin, entre 3 et 5 du mat’, à penser pour de bon à ce que je devrais être en train d’écrire, i.e. une petite trilogie pour jeunes (7 à 12 ans, pas de quoi attraper une hernie, 300 pages max… sauf que pas moyen d’en écrire un foutu mot depuis des mois). A peut-être aidé aussi le prix que m’a décerné le Conseil Québecois du Statut de la Femme, cocoriquette, hum, lors du Salon, "pour l’ensemble de son œuvre dans un domaine littéraire considéré traditionnellement comme non féminin et pour ses efforts assidus afin de le moderniser". Sic. Ma foi, je suis une femme et je fais de la littérature : mes deux angoisses existentielles réglées d’un seul coup, ouaiaiaiais. Mais sérieusement, j’étais touchée : ce n’est pas souvent en francophonie que mon versant féministe est reconnu autrement qu’avec des ricanements, surtout par vous, n’est-ce pas, messieurs et, hélas, quelques madames francos de France ?
Alors, pour me mettre en main, et surtout parce que ladite insomnie dont à laquelle je causais plus tôt m’a jetée sur le pavé du jour vers 7:30, et qu’il est encore bien tôt pour plein de monde, mon compagnon pour commencer, je me suis dit que peut-être je pourrais aller jeter un coup d’œil à cette entrevue à surprises.
Alors.
“Selon toi, écrire, est-ce décrire un instant isolé (dans le cadre d’une nouvelle plutôt que dans celui d’un roman, mais sait-on jamais), une succession discontinue d’instants, des événements disparates temporellement mais s’emboîtant exactement (ou non) au terme de la construction du récit, ou le flux temporel continu d’une période ; dans quelle mesure, et toujours à tes yeux, un tel choix est-il utile et induit-il une quantification de la part d’exactitude et d’exhaustivité nécessaire pour décrire et donc écrire ? Idem pour le rapport au réel du monde physique de tes personnages : est-ce un support, un décor, une illustration, une charge obligatoire et pesante ou une convention comme une autre du contrat entre l’écrivain et le lecteur ?”
Première réaction : "oh la la, c’est bien une question de non-écrivain, ça. "
Deuxième réaction : "Eh, c’est plusieurs questions en une seule, ya d’la triche ! "
Bon, alors, quelques ronds de jambe, histoire de me faire la main (?). D’abord, écrire, est-ce "décrire" (comme quelque chose qui est là, qui existe, qui est "réel", cf. le soi-disant "réalisme") ou est-ce "créer", "inventer" dans le sens moderne de "créer ce qui n’existait pas avant", tout comme d’ailleurs dans le sens ancien de "trouver ce qui existe" – mais qui existe où, au fait ? Je ne vais pas partir dans ma grande tirade sur le rêve et la réalité, le réel et la fiction, le mensonge et la vérité, bla-bla-bla, et sauterai direct à la conclusion : c’est un continuum pour moi et non une opposition, et j’ai comme un préjugé lourdement favorable envers “le rêve, la fiction, le mensonge”, parce que (a) je suis une rêveuse invétérée et (b) des choses, des situations, des “mensonges”, que j’ai imaginés avec soin, que je me suis racontés avec grands détails en me les jouant, me sont arrivés bien trop souvent pour que je puisse croire à une opposition entre mon esprit et le monde (et à l’impuissance humaine quant aux directions d’une vie). D’ailleurs, à cause de (a), j’ai contaminé la “réalité” avec mes rêves, puisque nombre de mes romans, de mes nouvelles, ou des morceaux des uns et des autres, me viennent de rêves qui sont devenus réalité du livre eh-eh. Et mes rêves me viennent d’où, sinon de la “réalité” ? Enfin, de ma version de la réalité ? Et dans quoi vivons-nous aujourd’hui, sinon dans un monde dont presque tous les éléments ont été un jour une étincelle dans une cervelle humaine ?
Etc.
Ceci dit, pour répondre à la multi-question : all of the above. Il y a de tout ceci dans l’écriture telle que je la conçois et telle que je la pratique, aussi bien le continu que le discontinu, le linéaire que le non-linéaire, le chrono et le pas chrono-logique – et le pas logique du tout d’ailleurs. Tout ceci constitue une mosaïque. C’est une métaphore, utile seulement jusque-là mais pas plus loin, mais je l’utilise souvent pour décrire ce que je fais ; le terme est important : on ne fabrique pas une mosaïque n’importe comment, c’est un art extrêmement maîtrisé, voire contrôlé, il faut avoir une vision d’ensemble très nette même si elle peut, elle doit, laisser la place à l’impondérable qui arrive toujours en cours d’exécution. Un de mes grands chocs littéraires, après Proust et Joyce (purement au plan technique, quoique le motif de la mémoire chez Proust résonne, bdoïng, profondément en moi), c’est J. D. Salinger, et un texte en particulier "Un jour rêvé pour le poisson-banane", où on a un narrateur extérieur qui en sait moins que tous les personnages, et donc devrait être absolument impuissant à nous raconter une histoire en une dizaine de pages (c’est une nouvelle, en plus !). Mais tout le machin est si diaboliquement agencé que non seulement lorsque la finale arrive on émet le "AHA" illuminé, approbateur et satisfait de rigueur, mais encore on a appris en cours de route, par inférences, une quantité hallucinante de choses sur des personnages qu’on ne voit jamais (les parents d’un des personnages, par exemple). Bref, on est manipulé "au boutte" comme on dit cheu-nous au Québec, et on a l’impression tout du long de ne pas l’être du tout. Wow. Le choc. Moi, le narrateur extérieur ignorant, ce n’est pas tellement mon truc, j’ai plutôt des narrateurs alignés (sur le point de vue d’un personnage) ou des narrateurs en JE, certes ignorants (ou qui en savent long mais ne disent rien) et tout le boulot pour moi consiste à laisser un max de trous dans l’histoire et pour eux (et le lecteur) à combler un max de trous.
C’est comme ça qu’on acquiert la réputation d’une écrivaine difficile. Mais expliquez-moi donc pourquoi j’ai rencontré à ce salon toute une trôlée de gamines (beaucoup) et de gamins (pas mal non plus) entre 15 et 18 ans qui ont avalé tout ronds les cinq volumes de Tyranaël sans un hoquet, et quand j’en discute avec eux, ils en ont compris autant, et souvent plus, que beaucoup d’adultes ?
“Une écrivaine difficile”. Pscha ! Je n’écris pas pour les lecteurs paresseux ou fatigués, c’est tout. Et doncques. Oui, j’ai tendance à fonctionner plus par le discontinu que par le continu, mais ça ne veut rien dire, parce que pour prendre conscience du discontinu, il faut avoir le contraste du continu, et donc je dois utiliser les deux dans des dosages divers. C’est la gestalt theorie (pas d’accent, STP, c’est de l’allemand), la perception de la forme réclame la perception du fond et le vice inverse. L’écriture, c’est savoir maîtriser les contrastes de contexte, car c’est cela qui est perçu lors de la lecture. Entre autres. Jamais le yin sans le yang, quoi, dans tout. Chui une taoïste. Ou enfin, je voudrais.
Maintenant, tu ajoutes "… un tel choix est-il utile et induit-il une quantification de la part d’exactitude et d’exhaustivité nécessaire pour décrire et donc écrire ? "
Euh.
Une quantification ? Mais vous faites de la science-fiction, mon ami.
On n’écrit pas avec des numéros, pas plus qu’on ne peint. Ou enfin si, on peut, mais quelle barbe. Pour moi, en tout cas. Mais en fait, on est encore dans question de la perception de la formelefond (ne pas séparer, SVP, puisque – le chœur des bons élèves : "Ils ne sont pas séparaaables !" Hum. Mais enfin, oui, pas vraiment.)
La part d’exactitude et d’exhaustivité, dites-vous.
(1) l’exactitude n’est pas l’exhaustivité, on s’entend au départ là-dessus ? On peut être foutrement exact sans être exhaustif. Tout est dans le choix des bon détails. Ah mais, les bons détails… C’est quoi, les “bons” détails ? Ben, dans l’absolu, moi, je n’en sais rien. Je sais ce qu’ils sont pour moi : ce sont ceux que je mets ! Par extension, et par expérience sur le tas depuis que je publie et rencontre mes lecteurs de tous acabits, j’en ai une idée un peu plus large. Mais c’est à la convergence de ma réalité et de la leur, lesquelles sont toutes deux à la convergence de nos cultures et autres et, de proche en proche, de toute l’histoire de l’animal humain et de son appareillage sensoriel bémolisé par ladite histoire.
Expérience simple : à partir de combien de traits et de points décide-t-on qu’un dessin est un arbre, une maison, une face humaine ? En fait, on devrait demander : à partir de ….etc, qui décide que ça ressemble à quoi ? Pour moi, femelle biologiquement et femme culturellement, hypercâblée pour reconnaître des visages, à partir du rond et des deux points, crac, c’est une face. Pour beaucoup d’enfants et d’adultes avec qui je fais routinièrement ce test lors de rencontres, conférences et autres rigoletteries, c’est un bouton.
Euh ?
Et donc, pas vraiment de “quantification”. On y va au pif, au feeling — à tâtons, merci —, au goût, à l’oreille, remarquez tous les sens qui galopent joyeusement dans le pré. Mais je me suis fixé quant à moi une règle de base, (les Anglos disent "une règle de pouce", j’aime assez ; un œil fermé, le pinceau tendu à bout de bras, la langue sortie avec enthousiasme, louchant un peu pour prendre ses mesures…), fondée sur la notion de triangulation : pour se repérer, on a besoin de trois points minimum. Même chose pour le lecteur, que ce soit les éléments importants de l’intrigue, la caractérisation des personnages ou celle des décors (au sens large, décor : objets comme paysages). L’autre règle, bien sûr, c’est qu’on a besoin d’un certain taux de répétition pour que le (niais de) lecteur finisse par apprendre quelque chose, comme un gamin à l’école (je crois bien dur aux vertus de la répétition mécanique ; après tout, c’est comme ça que les engrammes se fixent, c’est ***Scientifique). Car après tout, chaque histoire, surtout dans la SF, est ou devrait être une expérience d’immersion totale. Bien entendu, je m’emploie vaillamment à déroger à ces règles au moins deux ou trois fois par histoire, n’ayant souvent pas besoin comme lectrice de plus d’un indice et demi, quelquefois, pour anticiper et comprendre. Et comme j’écris d’abord et avant tout pour moi, je ne réintègre l’hypothétique lectrice-pas-dans-ma-tête qu’à la relecture puis à la (aux) réécriture(s), et des fois… ben, ça dérape.
De toute façon, la perfection est si ennuyeuse, non ?
On pourrait parler ici de l’utilité des clichés bien maniés, dépendant du genre d’histoire qu’on raconte, mais zut.
Tout ça, c’était dans (1). Devrait y avoir un (2). Alors :
(2) Les bon détails (et non l’exhaustivité impossible, donc), sont-ils utiles & nécessaires à la décriture ? ou plutôt, quelle part de etc. est-elle nécessaire à etc. ?
Hmmmm.
Comme ça, à vue de nez, oui. Un certain nombre de bons détails sont nécessaires et utiles à. Ne serait-ce que parce que ça permet de raccourcir (ha !) quand on a un éditeur qui vous pédale aux fesses, "pas-plus-de-560-pages-de-manuscrit, pas-plus-de…". Et puis, une gestion habile du trou et du plein, un bon petit effet de réalité trompe-l’œil, c’est ça, l’écriture, non ? (Justement, c'est ce trompe-l’œil qui permet de faire croire aux lecteur que l’instant n’est pas isolé ; discontinu et trompe-l’œil sont pour moi inséparaaables aussi.)
Et on est bien avancé, hein ? Impossible à quantifier sinon pour soi. Sûrement pas pour les autres, qu’ils ou elles écrivent ou lisent. "Trop de notes" disait Machin à Mozart, "trop de mots", "trop de détails"… ou "pas assez de…" Ça dépend des tempéraments. Et des modes. Et de l’air du temps particulier où tel particulier a écrit ou lu une histoire particulière. Moi, question de tempérament — verbo-motrice, personnalité de type A etc. même si j’essaye de me soigner — je procède par le plus et ensuite, comme Michel-Ange (‘scusez…), je retire ce qui est superflu, i.e. ce qui me paraît superflu. Et l’un de mes dadas a longtemps été et reste encore (hop-cascade) : “jusqu’où on peut en enlever et que tout tient encore ?” Comme dans la cour de l’école communale, pendant les récrés, quand on faisait des montagnes de sable humide qu’on creusait ensuite de tunnels ; le jeu, c’était que les parois entre les tunnels soient le plus mince possible sans que tout le truc s’écroule…
Je quitterai bien sur cette note bucolique (c’était à la campagne, une école entourée de fermes, la symphonie des veaux, des vaches zet des tracteurs nous accompagnait tout au long de la journée), mais je me rends compte que je n’ai pas ouvert le dernier tiroir de ta question, "Idem pour le rapport au réel du monde physique au monde intérieur de tes personnages : est-ce un support, un décor, une illustration, une charge obligatoire et pesante ou une convention comme une autre du contrat entre l’écrivain et le lecteur ? "
Pffff.
Attendez vouère… "Le rapport au réel du monde physique au monde intérieur de tes personnages". C’est ben emberlificoté, c’te phrase-là, M’ame Michu. Qu’est-ce à dire ? Le rapport entre le monde physique et le monde intérieur de mes personnages (tout ce joli monde étant fictif, “irréel” ) ? Il est pour moi essentiel, un des plus puissants effets de réalité disponibles dans la panoplie de l’écriture. Le rapport au réel du lecteur, voire même, ciel, au mien, du monde physique et psychologique de mes personnages ? C’t’une autre paire de chaussettes, ça, mon fi. Je n’ai pas grands moyens de contrôler le réel du lecteur (sinon par le choix, arbitraire et idiosyncratique malgré l’expérience éventuelle, des “bons détails” — ou des bons clichés…). Je devrais dire "la projection par le lecteur de son réel sur le texte", d’ailleurs. Et d’ailleurs, est-ce son réel ? A partir de quoi l’a-t-il fabriqué ? Qui le lui a organisé ? Qui suis-je ? Où sommes-nous ? Pourquoi c’est blanc et ça fait pin-pon ? Que me veulent ces infirmiers ?
Mais sérieusement.
En gros : mes lecteurs et moi, nous faisons partie d’une même culture, d’un certain nombre de sous-cultures, etc… Nous partageons un certain nombre de données. En tant qu’écrivaine, je me sers de ça, souvent en dynamitant lesdites données pour établir un pont (paradoxal, eh ?). Je ne peux pas, et ne veux nullement, éviter un certain nombre de rapports entre le “réel” où nous vivons tous et celui que je crée dans mes histoires. J’en ai besoin, m’enfin, on en a tous besoin, des effets de réalité (accent sur EFFET. Rien dans les manches, mesdames-messieurs, rien dans les manches !) Les lecteurs, de SF ou du reste, je les imagine comme ça : accrochés par une main à un arbre au bord d’un abîme qu’ils scrutent, le corps à l’horizontale (à cause du vent inspiré soufflant de l’abîme, sans nul doute), une main en visière au-dessus des yeux, essayant de repérer des détails de l’abîme en question. Les divers rapports, physiques, psychologiques ou autres, entre le réel du lecteur et celui de l’histoire, c’est l’arbre.
Maintenant, les rapports avec mon réel, ma version du réel… Est-ce là la question autobio qui pointe l’oreille ? À laquelle j’ai deux réponses, dépendant de la durée dont je dispose dans l’entrevue. La version sound byte :
"Y a-t-il un rapport entre votre vie et votre œuvre, vous et vos personnages ou vos personnages et des gens que vous connaissez ? (sourire indulgent mais aimable) : — Est-ce vraiment important ?
Si on me répond alors "non", je dis "Question suivante".
Si on me dit "Oui", j’essaye de respecter l’autre et de formuler une réponse.
Mais est-ce la question que tu me poses ?
PS : Woopse, j’ai laissé tomber : "Cette question est-elle intéressante pour mieux appréhender ton œuvre littéraire, à ton avis ? " Euh. Je suppose que ça a un rapport, en tout cas.
Question formulée le 06/10/98 et expédiée le 07/10/98 aux alentours de 01:00 Tu as la réputation d’une activiste de la cause féminine, ce que semble confirmer ta récente décoration au rang de passionara qui fait avancer les choses dans le domaine. Lorsque tu réponds à mes questions, tu n’utilises pas le même langage que dans tes écrits autrement publiés (nouvelles et romans). Est-ce que écrire c’est militer, et si oui, pourquoi, pour quoi et comment ? Et question subsidiaire : sur quoi tu travailles en ce moment ?
Réponse reçue le 07/10/98 à 11:42:40 :
- Première question, et première réponse :
Voici le libellé du communiqué de presse pour le prix en question.
“Madame Vonarburg réussit à être une écrivaine universelle tout en étant bien ancrée dans la région. De plus, celle a fait sa marque dans un genre littéraire non traditionnel pour les femmes. Dans ses écrits, en effet, la femme occupe un rôle de premier plan. La science-fiction ne nous avait pas habitué [sic] à cette prise de conscience. Pour toutes ces raisons, le Conseil du Statut de la Femme est heureux de lui remettre le prix "Femme et littérature.”
Ces charmantes personnes n’ont de toute évidence jamais lu de science-fiction (mais ceux qui dans la région ont avancé mon nom avaient au moins lu la mienne, je le sais). Ça ne fait rien, j’ai été fort aise d’être reconnue comme femme qui écrit (et de la littérature, attention !), la situation des femmes dans la francophonie science-fictionneuse étant ce qu’elle est, du moins en francophonie européenne, où jamais on ne donnerait un prix à une femme pour être une écrivaine. Par ailleurs, je me suis demandé un moment si j’allais vraiment répondre à une question comportant les mots "activiste", "cause féminine"et "passionara" [sic ; pas même foutu d’écrire un mot féminin étranger, ces mecs, etc.], et qui remarque par ailleurs mon utilisation de registres linguistiques différents dans mes écrits personnels et littéraires. Duh, comme diraient les Américains et nombre de Québécois). Mais en fait, c’est le subtexte qui me fait chier, i.e. qu’en tant que “activiste…. passionara” etc., je devrais brandir des torches et, je suppose, des coupe-coupe à chaque seconde de ma vie. Un subtexte qui m’a toujours fait marrer depuis 1968 où les braves petits gauchistes écolos postillonnaient contre la bourgeoisie capitaliste exploitatrice, d’une part en bouffant les conserves volées chez Fauchon, d’autre part en laissant les filles nettoyer derrière eux et de la troisième part en fumant comme des cheminées, et non, ça n’a pas tellement changé depuis, en tout cas chez les vieux et moyens anciens gauchistes. Chez les jeunes gens, on a quelquefois d’heureuses surprises. Mais tant de tristes constatations devant les jeunes filles, parfois, que malheureusement, en ce qui me concerne, plus ça change, plus c’est la même chose. Mais peut-être suis-je un peu fatiguée, avec l’âge.
Le libellé de la question elle-même a cependant racheté un peu l’idiotie de son introduction (OK, tu m’as dit que tu étais fatigué toi-même, tout le monde a ses pentes dans lesquelles il retombe). Écrire, est-ce militer, pourquoi, pour quoi et comment ?
Ma foi, Sainte Chronicité aidant, j’ai reçu ce matin en même temps que ton message, mon cher Jean, celui-ci d’un lecteur allemand, que je transcris en intégral anglais et que je vais traduire :
Hello ! I’ve just read your books "The Silent City" and "The Maerlande Chronicles" and I must say, it was fantastic ! Although I must read in German (prices for Original English Books are a bit high) I couldn’t put it away. "The Maerlande Chronicles" I found in a dark and dusty corner in an old bookstore and I only bought it because there were no other interesting books. But as I came home and began to read it I became more and more involved in the characters (Lisbei – Elisabeth – Elisa, interesting…) and content. In the foreword, there was a reference to "The Silent City" and I knew I must have this book. When I had it I read it in less than 12 Hours (it was a bit short, you know ;-) Long saying, short content (a german saying ;-) : Thank you for these two books. They made my own personal horizon bigger (i know, bad english, but i don’t know the correct english form, I’m a bad english writer) and since then I thought a lot about men and women and future anf ethics and all the other stuff you think of when you lie at midnight in your bed and has just read a wonderful book. Thank you.
[Je viens de lire vos livres Le Silence de la Cité et Chroniques du Pays des Mères et je dois dire, c’était fantastique. Je dois lire en allemand (le prix pour les livres originaux en anglais [sic] sont un peu élevés), mais je n’ai pas pu les lâcher. Chroniques… je l’ai trouvé dans un coin sombre et poussiéreux, dans une vieille librairie, et je l’ai seulement acheté parce parce qu’il n’y avait rien d’autre intéressant. Mais quand je suis revenu chez moi et que j’ai commencé à le lire, je me suis retrouvé de plus en plus embarqué dans les personnages (Lisbei – Elisabeth – Elisa, intéressant) et dans le contenu. Dans la préface, il y avait une référence à Le Silence de la Cité et j’ai su qu’il me faudrait avoir ce livre. Quand je l’ai trouvé, je l’ai lu en moins de 12 heures (c’était un peu court, vous savez ;-). Long à dire, rien à dire (un proverbe allemand). Merci pour ces deux livres. Vous avez élargi mon horizon personnel (je sais, mauvais anglais, mais je ne connais pas l’expression anglaise correcte. Je suis un mauvais écrivain en anglais). Et depuis, j’ai beaucoup réfléchi aux hommes et aux femmes, au futur, à l’éthique, et tous ces autres machins auxquels on pense quand on est dans son lit à minuit et qu’on vient juste de lire un livre merveilleux. Merci.]
Et c’est signé Marko Rinck, Marko ne me semblant pas un prénom féminin, mais je vais me renseigner. (NDA : C'était bien un lecteur)
Ça me semble répondre assez bien à ta question, non ? D’autant plus que j’ai eu cette réaction-là à ces deux livres fort souvent (rappel, plus de dix ans et un océan les séparent), et venant de tous les horizons, hommes, femmes, vieux, jeunes, féministes ou non, francos, anglos… Mais bien sûr, je vais épiloguer, puisque je suis une passionara-sic et une activiste et tout le toutim. Et puisque j’ai écrit autre chose que ces deux livres-là, en particulier les cinq de Tyranaël où l’aspect féministe est quelque part sournoisement au troisième arrière-fond, il faut le déduire.
Je n’écris pas pour militer. J’écris pour respirer. Chaque écrivaine et écrivain a sa propre métaphore de l’écriture (j’ai une copine pour qui c’est "rencontrer la Créature du Lagon Noir"), moi c’est essentiellement respirer. Aussi vital, fondamental et organique, que ça. J’écris pour respirer en tant qu’être humain et — pas séparable, conscience simultanée —en tant qu’être humain de sexe féminin et de genre féminin — le sexe étant biologique, rappel, et le genre culturel. Et j’écris pour moi. Pour me raconter, à moi, afin de mieux l’appréhender (et quelquefois de le recréer plus à mon goût, on a le droit) afin de mieux y respirer, le monde où je vis, ici et maintenant. Le monde où je vis, ça va de mes propres bébelles à moi, autobio, à l’ensemble du cosmos en passant par les êtres qui m’entourent, la société où je vis, la culture où je vis, la planète au complet et, de proche en proche, l’univers (et donc, que pourrais-je écrire d’autre, palsambleu, que de la science-fiction ? Quel autre type de littérature permet de se promener dans tout ça à la fois ?). Je suis liée à tout cela (et j’en suis le centre, bien entendu, puisque c’est mon point de vue sur cet univers ; et quel autre pourrait-ce bien être, soyons un peu honnêtes ?). Dans ma vision du monde, tout est lié à tout et réciproquement, ou du moins j’essaie d’établir, maniaquement sans doute, des liens ; tout me touche et j’aimerais toucher à tout, ah-ah. Il me semble que si j’étais un homme je serais féministe, par souci au moins logique (c’est en général le cas chez les hommes féministes, à moins qu’ils n’aient été bien élevés parmi des femmes auquel cas il s’y mêle d’irrationnelles zémotions ; chacun sa poignée pour être mieux universel, je n’ai rien contre le féminisme par logique), mais je serais un féministe sûrement par désir justement de tout embrasser. C’est aussi la raison pour laquelle je ne peux jamais traiter des femmes sans traiter des hommes. Mais ça, c’est aussi mon côté taoïste ; jamais l’une sans l’autre, la complémentarité des “contraires” (et, au fait, pourquoi faudrait-il ajouter un jugement de valeur à ce qui est une éventuelle description, sapristi ???), non pour l’affrontement ad vita eternam, mais pour la collaboration, la danse éternelle (et c’est un tango, mmmm !). Verrait-on la nuit sans le jour ? etc. Et en n’oubliant jamais qu’il y a des moments bien intéressants en eux-mêmes entre nuit et jour — d’autres genres et même d’autres sexes. Peut-être est-ce une des raisons pour lesquelles il y a tant d’homosexuelles et –els dans mes œuvres et dans les œuvres de bien d’autres écrivain-e-s de SF et de fantasy : pour éviter au maximum le tête-à-tête toujours potentiellement dangereux (au moins pour les lecteurs, qui dérapent toujours si aisément, maudits soient-ils) de seulement deux éléments. De toutes façons, la vie, c’est les nuances, s’pas ? Toute simplification excessive, c’est la mort. Trouver le juste équilibre — esthétique, on parle d’écriture, là — entre la supersimplification et la supercomplexification, c’est ce que j’essaie toujours de faire. Me suit qui peut. A partir d’un certain point, ce n’est plus mon problème. Réponse subsidiaire à la question subsidiaire : Sur quoi travailje en ce moment ? Je m’apprête à travailler gratos à des traductions pour Solaris ( ). Je viens de terminer les rénovations dans la maison (j’adore bricoler, genre clous et scie). Je vais faire une conférence, la semaine prochaine, sur ma vie d’écrivaine en région à un colloque ambulant sur "Les Arts et la ville" qui a lieu à Chicoutimi cette année. Je vais faire une conférence, le mois prochain, sur le mythe et la SF dans une université ontarienne, entre autres sévices. J’ai une cinquantaine de bouquins à lire et plusieurs critiques à faire pour Solaris, bis. Je m’occupe de mon association régionale d’écrivains non régionaleux (courrier, préparation d’activités diverses, retombées du récent Salon du Livre). Je brosse mes six chats (deux à poil long, même bâtards, ça fait du poil). Et je devrais déjeuner, à cette heure-ci, deux heures que je suis levée. Allez, je te laisse.
Mais je répondrai plus sérieusement une autre fois à la question, promis. Car bien sûr, une écrivaine, c’est quelqu’un qui écrit même quand elle n’écrit pas, et il semble que mon blues post-Tyranaël est en train de toucher à sa fin… par l’intermédiaire de textes poétiques, pour le moment, mais on prend ce qui vous est donné.
Question posée le 19/01/98
Tu sembles très chauvine en ce qui concerne la francophonie. Comment dans l'absolu gères-tu les cloisons morales que cela entraîne (dans cette même optique, le fait que tu aies déménagé au Canada est-il un facteur permettant de mieux comprendre ce chauvinisme) ? Penses-tu qu'un hypothétique langage universel soit un bien pour l'humanité en général et la littérature en particulier ?
- Question fil rouge : Sur quoi travailles-tu en ce moment ?
Réponse (même date) :
- "Chauvin : qui a ou manifeste un patriotisme fanatique et belliqueux ; par ext. qui a une admiration outrée, partiale et exclusive pour son pays." (Petit Robert). Je ne suis donc pas chauvine. Next question?
Pour l'amour du gag et pouvoir dire que je peux, oui, répondre court, j'en resterais bien là, mais bon, allez, je vais épiloguer, puisque c'est la règle du jeu.
[Et au fait, pensée vagabonde: c'est ça, une de tes questions “vaches & dérangeantes”? Pfff. Autre pensée vagabonde: ce n'était pas une question mais deux.]
a. Le chauvinisme :
(1) La francophonie n'est pas un pays, mais une aire géographique où l'on parle une langue et ses variantes, le français. Tu évoques donc, je suppose, le chauvinisme linguistique? À quoi la réponse serait encore: non, je ne suis pas chauvine. Je ne pense être ni fanatique ni belliqueuse en ce qui concerne la langue française, et je ne lui voue certainement pas une admiration outrée, partiale et exclusive. Ma deuxième langue est l'anglais, et j'aimais parler grec et latin quand je les apprenais. J'aime les langues, elles me fascinent toutes.
(2) Mais j'ai bien conscience de mes circonstances : je suis née et j'ai vécu vingt-six ans en français en France, c'est ma principale langue d'expression, c'est mon unique langue de création et je pense fermement, avec le poète Milosz, que le seul véritable pays d'un écrivain, c'est sa langue. Question d'identité, et quand on a dit ça, hop cascade, ça devient glissant, eh? Et j'aurai certainement tendance à être quelque peu partiale dans la défense de ma propre identité, comme la plupart des gens. Non que j'aie pour elle une admiration outrée, partiale et exclusive, mais... en dernier ressort, ben, c'est moi! Et mes tendances masochistes ne s'étendent pas à me laisser nier, effacer ou écraser par ce qui m'entoure, i.e. les autres Moi également désireux, en toute légitimité donc, de s'affirmer. C'est le mouvement de base de tout “chauvinisme”, j'en suis bien consciente, mais tellement de base, justement, qu'on ne peut alors plus parler de “chauvinisme”, lequel est une manifestation hautement socialo-organisée de l'impulsion “naturelle” (je veux dire biologiquement “câblée”) de toute créature vivante à vouloir continuer de l'être —vivante, je veux dire. C'est pareil pour le “racisme”, qui a son fondement dans un instinct voisin, le fait que nous sommes des animaux sociaux ayant besoin de se mettre en tas, je veux dire, d'appartenir au groupe, à n'importe quel groupe. Lequel se constitue par différenciation d'avec les autres groupes — et à partir de là tous les dérapages peuvent commencer.
(3) Je ne suis pas bien sûre de comprendre quelles sont les “cloisons morales” que tu évoques. Je te rappellerai seulement que je déteste (en québécois: "je haguis", prononciation exagérée et étendue de "haïr", avec un fort accent sur la dernière syllabe — oh, qu'on hait mieux en québécois!) les boîtes, quelles qu'elles soient. Je déteste qu'on me mette dans une boîte, et déteste plus encore lorsque je m'y mets moi-même : je suis donc sous haute surveillance personnelle en ce domaine. On a besoin de se circonscrire dans quantité de situations, nécessités du Moi, mais je désire des limites mouvantes, poreuses, et biodégradables, svp. Alors, des “cloisons morales” : uh?
Par ailleurs, “dans l'absolu”... Ça n'existe pas, “dans l'absolu”. À dégager! (Tu devrais être un peu moins laxiste dans tes façons de t'exprimer, sais-tu?:-))
(4) Le fait que j'aie déménagé au Canada. Hum. D'abord, je n'ai pas déménagé au Canada, mais au Québec, i.e. dans cette partie du Canada qui est majoritairement francophone et qui entretient avec l'histoire et la culture française des liens que n'entretient nullement (ou autrement ; il y a de la francophonie canadienne hors-Québec, sapristi!) le reste du Canada. De même, si j'allais vivre en Louisiane, je ne dirais pas que je suis allée vivre aux États-Unis. Quelqu'un qui va vivre en France à Paris ne va pas vivre "en France"; il va vivre, d'abord, à Paris. Il faudrait donc même dire que j'ai déménagé à Chicoutimi, qui n'est pas Québec (200 kms), qui n'est pas Montréal (500 kms). Les nuances, mon ami, les nuances, ce sont elles qui font tout le plaisir de la vie!
(5) Ensuite JE n'ai pas déménagé au Québec, à Chicoutimi. Mon mari de l'époque y est allé faire son service militaire en tant que coopérant et j'ai suivi, cantinière, dans les bagages. Mais j'admets que nous étions d'accord lui et moi pour quitter la France, au moins pour deux ans (durée de la coopération), France dont nous avions ras-le-bol en 1973 (ceux qui ont vécu dans leur âge de jeune adulte cette période particulièrement plaisante comprendront peut-être pourquoi. Moi, en tout cas, en tant qu'ex-soixante-huitarde convaincue, et après une année d'enseignement à temps plein dans un lycée, l'envolée me semblait une intéressante perspective.) La formulation plus juste en tout cas serait "le fait que je sois restée au Québec", car le fait pour moi de m'être retrouvée là est lié à tellement d'aléatoire que ça ne peut rentrer en ligne de compte (nous avions demandé seulement l'Afrique du Nord!) à moins de penser comme je le fais depuis en termes de “ synchronicité”. J'ai en effet trouvé là mon véritable “pays” (les espaces et le climat qui correspondaient, d'une façon ou d'une autre, à un besoin intérieur par eux révélé). [Ou bien est-ce l'inverse, et la synchronicité m'a-t-elle fait atterrir, et mon choix ensuite rester, justement à l'endroit où certaines potentialités personnelles pourraient s'actualiser? Je crois avoir déjà évoqué ces questions. Dans mes moments de fugue mentale les plus intenses, je me demande même parfois si je n'ai pas inventé le Québec pour les besoins de ma cause. Je vis certainement dans un Québec — et dans une Amérique —qui n'ont pas nécessairement grand chose à voir avec ceux où vivent ceux qui y sont nés... Mais bon, je ne veux pas (trop) radoter.]
(6) Et donc, le fait que je sois restée à Chicoutimi-au-Québec-au-Canada, car cela, c'est un véritable choix de ma part, rien ne s'opposait à ce que je revienne en France, j'y avais même un beau job-coussin de prof titulaire qui m'y attendait.... Oui, le fait pour moi d'avoir maintenant vécu l'autre moitié de ma vie (26 ans) dans cet endroit a sûrement influencé la façon dont je vis ma langue, le français, l'aire où on la parle (la francophonie) et mon lieu d'origine (la France). On ne vit pas impunément dans une ex-colonie deux fois colonisée et qui n'a pas en tout cessé de l'être. Mais cela, seuls les gens qui ont fait ou font la même expérience peuvent le comprendre, je le crains. (7) Maintenant, loin de ces belles et décoratives spéculations, il n'en est pas moins vrai que je suis très critique vis-à-vis de l'exercice actuel (socio-politico-économique) de la francophonie réelle, (dans mes fonctions de présidente d'une association régionale d'écrivains, je suis à même ces temps-ci de la voir fonctionner, ou plutôt cracpouter, de près) ; et que de mon appartenance française (j'ai gardé la nationalité, au fait ; j'aurais pu l'abandonner...), il me reste des mouvements d'humeur passionnés, du genre honte & scandale — ou même parfois joie & fierté, malheureusement ceux-là sont bien plus rares —, devant certains comportements de l'entité française en tant que pays-nation. Le reflet inversé du chauvinisme en quelque sorte, mais qu'on doit considérer comme lui étant lié — l'amère patrie au lieu de la mère-patrie.
b. “Penses-tu qu'un hypothétique langage universel soit un bien pour l'humanité en général et la littérature en particulier ?”
Non.
Je n'ai même jamais pensé que la télépathie serait un bien pour l'humanité — et sûrement pas pour la littérature! (Voir Tyranaël à ce propos...)
[On a une certaine forme de “télépathie”, aujourd'hui, tiens, si je puis me permettre cette dérive fantaisiste, la télévision. Une masse croissante de gens voient les mêmes images aux mêmes moments et le subconscient collectif est alors manipulé identique, théoriquement. Que je sache, ça n'a pas tellement amélioré l'humanité, et sûrement pas la littérature!]
* Sur quoi je travaille en ce moment?
Après avoir finalisé le recueil de poésie, sur le roman pour jeunes, Le Chat qui voyageait dans le temps.... entre deux demandes de subvention pour mon association, des rencontres ici et là idem, le courriel, une crise de rangement de tous mes vieux papiers et la réorganisation de mes filières (ça maaaaarche! Je retrouve ce que je veux quand je le veux, ouaiaiaiais!), les ouvriers qui sont venus réparer un petit dégât d'eau... Et mon roman de fantasy continue de mijoter dans un recoin de ma cervelle, tout comme mon uchronie médiévale. Bref, la machine à écrire s'est remise en route après une année de pédalage dans le yaourt. Yaou! et Ouf...
Question posée le 07 février 1999 :
- En contemplant tout ce que tu as accomplit (sic) depuis que tu es en âge de t'exprimer, ronronnes-tu de satisfaction ou aboies-tu de frustration ?
- Question fil rouge : Sur quoi travailles-tu en ce moment ?
Réponse (reçue le 10/02/99) :
- Étant définitivement plus chatte que chienne, j'aurais tendance à ronronner, mais pas nécessairement pour “ce que j'ai accompli”. Je ne suis pas frustrée, en tout cas, ou pas trop, sinon en ce qui concerne le “rayonnement dans la francophonie”, laquelle sous ses espèces institutionnelles franco-françaises, n'a pas l'air très prête à accepter des auteurs qui ont le front de ne pas être publiés en France. [Franchement, je n'aurai pas détesté gagner le prix de la Tour Eiffel (ouais, moi et une centaine d'autres!), ça m'aurait évité les frustrations quotidiennes du manque de sous dans une année où j'en aurais bien eu besoin!:-)]. Un peu de frustration côté anglophone, car les traductions se font leeeentement, bien lentement. Mais enfin, elles se font. Toutes ces frustrations n'ont rien à voir avec l'écriture elle-même, le respir d'écriture, ce sont des agacements de business, je dirais! Mais je suppose qu'il faut les inclure, en toute honnêteté, s'pas? Du côté écriture, je suis contente d'avoir enfin réussi à atteindre dix-sept livres en dix-sept ans, (même si j'ai honteusement triché avec les cinq volumes de Tyranaël en deux ans): ça fait plus sérieux quand les élèves dans les écoles me demandent combien de livres j'ai publiés.
Mais sérieusement. La seule véritable frustration, bien sûr, c'est de ne pas pouvoir écrire quand j'en aurais envie, comme maintenant, où j'aimerais n'avoir rien d'autre à faire que de remue-méninger les deux romans présentement les plus vivants dans ma cervelle — ou enfin, remue-méninger l'un et lire intensivement pour les recherches nécessaires à l'autre (façon de répondre à la question fil rouge). Je ne vais pas me plaindre cependant, puisque ce qui m'empêche d'écrire (mes activités de présidente de mon association régionale d'écrivains, surtout), je l'ai choisi. Je préférerais bien entendu être occupée à une traduction payante, qui est encore écrire, comme je l'ai déjà dit je pense, mais bon. Et pour continuer à ne pas répondre directement à la question...:-).
Qu'ai-je “accompli”? Le seul but véritable que je m'étais fixé, la paix intérieure, j'ai dû me résigner à l'abandonner. L'autre, pas encore abandonné, mais plus de l'ordre du vœu pieux, “mourir en état de curiosité”, il est un peu tôt pour dire si je l'atteindrai ou pas. Pour le reste, j'ai atteint un certain nombre de buts transitoires et, comment dire, “mondains” (être publiée aux Zuèsses, gagner un prix américain — presque ; rencontrer Ursula Le Guin, ah oui, ça oui, et qu'elle lise mes histoires, idem ; achever et publier Tyranaël). De ce point de vue, ça ronronnerait plutôt. Mais pour conclure, un poème te dira mieux mon opinion sur la question (le recueil devrait sortir cette année, tiens...):
D'abord on existe dans l'autre jusqu'à en brûler maintenant plus sereine je campe sur le volcan au bord de l'indice inexplicable au mieux je suis la durée la chute comme une rencontre à l'envers des lignes naissantes quand la dimension lente agit dans le plus grand prodige pour l'élargissement du monde plus tard tout s'abrège qu'ai-je entendu de si universel? et pourtant l'implicite dérive la syntaxe élabore des rythmes abri pour le moment offert mon abandon au fil du couteau la seule tendresse supportable.
Question posée le 23/02/99 :
- Quand on lui pose la question, Raymond Milési dit qu'il écrit parce que c'est son métier. Tu as dit que tu écris parce que c'est aussi naturel et aussi vital pour toi que de respirer. Quelle est ta définition du travail et du métier ?
Réponse (reçue le 24/02/99) : - Je vais être laconique faute de temps (ouf, disent-ils). Vocation, respir, métier, travail, profession, artisanat, violon d'Ingres (“hobby”, en français), mauvaise habitude, obsession, perversion, écrire, c'est tout ça, ensemble ou séparément, et dépendant de qui en cause dans quel cadre, les gens qui pratiquent et les gens qui jugent. En ce qui concerne “métier-profession”, par exemple, ça dépend du ministère auquel on s'adresse, ici. De toute évidence, pour les ministères du revenu provinciaux et fédéraux, les artistes en général et les écrivains en particulier sont censés être des PME : faire preuve d'attentes raisonnables de profit, je cite. C'est donc une profession-métier-travail. Et les bourses sont imposées comme des salaires, sauf qu'on n'a pas droit au chômage même si on paie pour. En ce qui me concerne, à part ce commentaire-là, “travail-métier” etc. n'est pas le genre de cheveu que je vais couper en quatre : trop d'évidences, la barbe ; on ne va pas passer son temps à glorifier, justifier ou excuser sa propre existence pour autrui.
Et au fil rouge est accroché le ballon: "je fais des demandes de subvention pour mon association régionale d'écrivains", et ça c'est du boulot.
Question posée le 25/02/99 :
Tu as dit précédemment que, selon toi, construire une histoire, c'était bâtir des tunnels dans le sable en faisant des parois les plus minces possibles, histoire de voir jusqu'où ça peut tenir. Les romans que tu as commis et que j'ai eu entre les mains sont tous d'une taille assez imposante (et je ne parle pas de Tyranaël). Peut-on, dans cette optique, considérer que ton écriture est une matière très friable et sans beaucoup de consistance ? Comment alors attribuer une légitimité quelconque à tes écrits ? Fil rouge (s'il y a lieu)
Réponse (reçue le 26/02/99) :
On voit ici un bel exemple de (1) l'usage erroné par le récepteur d'une métaphore imprudemment utilisée par l'émetteur (2) laquelle métaphore est citée un peu hors-contexte. Je cite: “Moi, question de tempérament - verbo-motrice, personnalité de type A etc. même si j'essaie de me soigner - je procède par le plus et ensuite, comme Michel-Ange ('scusez...), je retire ce qui est superflu, i.e. ce qui me paraît superflu. Et l'un de mes dadas a longtemps été et reste encore (hop cascade): “jusqu'où on peut en enlever et que tout tient encore?” Comme dans la cour de l'école communale, pendant les récrés, quand on faisait des montagnes de sable humide qu'on creusait ensuite de tunnels; le jeu, c'était que les parois entre les tunnels soient le plus mince possible sans que tout le truc s'écroule... ”
Si ce n'était pas clair la première fois, je méaculpe et explique derechef : je parlais ici de la gestion de l'ellipse aussi bien dans la phrase que de la construction de l'histoire. Je décrivais ma pratique d'écriture, par opposition à celle des écrivains qui écrivent par accrétions successives, en ajoutant — tout est dans la nature:-) Mon autre métaphore de ma pratique d'écriture, rappel, c'est le cube de Rubik... Revenons sur le sujet. L'écriture en soi n'est pas une matière, mais un mouvement et ne peut donc pas être “friable”. Les mots, (par métaphore encore, rappel) peuvent à la rigueur être considérés comme une matière (sonorités, longueur), idem les phrases (rythmes, constructions), idem le récit (articulation des paragraphes, des chapitres, des parties, organisation de l'histoire). Ce qui peut être “friable”, i.e. ne pas tenir debout, c'est la construction (des phrases, du récit) génératrice (ou non, ou mal, donc) de sens. L'ellipse, en supprimant des éléments (poutres, briques, segments en tout cas) soit de la phrase, soit entre les phrases, entre les paragraphes, entre les articulations du récit, peut en effet le fragiliser en ceci qu'elle le rend non pas moins “légitime” mais moins aisément compréhensible à la lecture ; les lecteurs doivent travailler davantage pour remplir les trous, en quelque sorte. Le risque étant évidemment (le beau risque, vivre dangereusement et tout ça:-)) qu'on peut en retirer trop et priver ainsi le lecteur de la possibilité de comprendre (d'habiter...) l'histoire.
Bref, mes considérations sur les châteaux de sable, en plus d'être métaphoriques (et un souvenir d'enfance), étaient purement pragmatiques : pratique d'écriture en vue de la lecture. Et plaisir d'écriture aussi, bien sûr : moi, ça m'embête de lire une histoire où toutes les étapes sont bien mâchées où les évidences ne sont pas évidées, et je m'y ennuie ; et donc même chose quand j'écris. Je te suggérerais de lire mes nouvelles, ou enfin, quelques-unes, (j'en ai écrit après tout une trentaine ou une quarantaine, sais plus), surtout celles du tout début (collectées dans Janus dont il doit bien traîner quelques exemplaires en usagé en France), pour y voir en pleine frénésie ma manie de l'ellipse. Dans Le Silence de la Cité aussi, mais là j'avais une Bonne Excuse : il fallait faire court pour des éditeurs français, d'une part et d'autre part, tout le machin pouvait être compris comme vu sur des écrans, des flashes, des segments... ma manie de l'ellipse est devenue une pratique consciente et organisée d'écriture quand on m'a fait remarquer (vers le milieu des années 80) que oui, bien sûr, j'aménageais des trous, mais c'était de toute évidence pour avoir le plaisir de les combler ailleurs, comme l'enfant qui jette son hochet par terre pour le voir apparaître et disparaître comme le parent qui le lui ramasse. Tout mon travail depuis a consisté à ne plus maniaquement combler toutes mes ellipses, dans la mesure où il faut laisser de la place aux lecteurs et à leurs dérives... J'y ai un certain mal, je dois dire:-). En général, plutôt que de trouver de l'inconsistance à mes textes, on les trouve trop consistants, trop riches, trop lourds donc, "trop de mots", trop d'histoire, trop. Eh, cinq volumes de Tyranaël, 600 pages de Chroniques, 500 pages de Voyageurs... passez-moi l'Alka Selzer, les copains! Mais il y a un mot sur lequel je voudrais épiloguer un peu plus dans ta question, en te le retournant : c'est quoi, exactement, la "légitimité" d'un texte — ou d'une écriture? Et si ceci est un dialogue, et non un interrogatoire, j'aimerais que tu y répondes...:-)
Hasta la vista, baby!
***
Interlude :
Le temps de laisser filer quelques papillons, de se préoccuper d’autre chose que de cette interview, et le fil a été cassé. On a repris la conversation tous les deux, mais j’ai pas mal pédalé dans le yaourt, me suis emmêlé les pinceaux, lui ai fait perdre du temps. Un rendez-vous une fois par semaine, sur deux saisons de la terre, c’est dur à tenir. Surtout quand on fait ça uniquement par gentillesse ou pour la beauté de la chose. L’homme ne vit pas que d’infos échangés sous forme numérique, et la vie (la vraie, celle qui vous rappelle, quand vous mettez la main à votre portefeuille pour acheter les derniers bouquins de SF parus, que c’est pas tout ça, mais faudrait voir à le remplir, ledit portefeuille) se charge de bien vite vous ramener dans un chemin plus normalisé. Donc, tout ça pour dire que l’e-ntretien c’est achevé tout seul d’un commun accord, un peu en queue de poisson, après quelques messages ne figurant pas ici. On ne parle pas au téléphone comme par écrit. Et on ne parle pas par courrier comme on parlerait sur Internet. Je ne sais pas si les limites de ce genre d’e-ntretien ont été atteintes, mais elles semblent proches. Et vu la taille du machin, les différentes réponses aux questions que vous pourriez vous poser se trouvent probablement quelque part dans le texte. Voici donc la dernière e-ntervention d’Elisabeth.
Réponse du 14/03/99 :
Rappel du chapitre précédent : Vous me parlâtes d'écologie et d'arbres à épargner dans la foulée d'une question sur la légitimité de mon écriture, et je vous répondûtes: "l'excuse de la présente entrevue, côte gaspi de papier, c'est quoi? Que ça (ne) sera (peut-être que) en ligne? Je trouve ton réflexe écolo particulièrement mal placé. S'il y a gaspi de papier, ce n'est vraiment pas dans les livres des écrivains qu'il faut aller le rectopolitiquer mais dans les journaux, magazines, revues, "dépliants publicitaires" et suremballage de tout un tas de produits plus ou moins inutiles qui se font "tous les jours."
À quoi vous me rétorquâtes:
“Ouaip. J'admets. Reste que ma question pose principalement (du moins, c'est ce que je voulais exprimer) le principe de la légitimité de ton écriture en tant que telle. Je reconnais parfaitement m'être mal exprimé. Mais après tout, je ne suis pas encore autre chose qu'un apprenti-écrivain, et donc je pense être loin de maîtriser totalement mon écriture (j'en suis encore au stade où je me dis que le principal c'est que le truc soit écrit, et non que soient exactement exprimées les idées et les situations que j'essaye de mettre en scène ; à chaque lecteur d'y faire son tri.)” et vous poursuivîtres:
Alors, quelles sont les raisons "politiques" qui font que tu écris, ou plutôt, quelle est la finalité vis-à-vis du lecteur de ton écriture ? Veux-tu le faire réagir ? Le faire rêver ? Fais-tu de la littérature d'image ou de la littérature d'idées (je pressens que Stolze va bondir s'il lit ta réponse) ? Et si tu n'arrives pas ou à te positionner par rapport à cette alternative ou si tu souhaites la réfuter, comment présenter tes écrits à des gens qui pensent selon ce genre de dualités ?
À mon tour de répliquater, ou du moins de commentarisater.
Et d'abord à "j'en suis encore au stade où je me dis que le principal c'est que le truc soit écrit, et non que soient exactement exprimées les idées et les situations que j'essaye de mettre en scène ; à chaque lecteur d'y faire son tri". C'est en effet un stade premier, au plan technique. Voire proto-écriture ; car l'écriture (pour moi du moins) consiste justement à “exprimer” (écrire) le plus “exactement” possible les “idées” et les “situations” etc. Mais c'est un stade inévitable : au moins l'écrire, ce foutu texte, oui, le finir même s'il n'est pas achevé et le lancer à la face du monde. Je n'ai jamais fait ça — je n'ai jamais lancé de texte qui ne soit pas dans mon esprit “achevé” pour le moment de ma vie et le stade d'écriture où j'en étais arrivée, mais je sais que d'autres le font, et c'est tout à fait dans la nature des choses (pour ne pas dire "légitime":-)).
Ton commentaire comporte cependant un second volet qui, lui, n'est ni primaire ni proto, mais demeure pendant toute une vie d'écrivain, du début à la fin : "à chaque lecteur de faire son tri". Je crois qu'on a déjà parlé de ma relation d'écrivaine à mes lecteurs hypothétiques ou hyperthétiques. J'ai déjà dit que j'écris, et comment j'écris, pour moi d'abord et avant tout. La pensée de mes lecteurs passés, ceux qui m'ont fait des commentaires éclairants, intervient en cours de gestation, de remue-méninges, i.e. avant l'écriture ; la pensée de mes lecteurs futurs (n')intervient (que) lorsque je relis et réécris — et tout relativement. Mais d'abord et avant tout, j'essaie d'être fidèle à moi-même et à mon histoire. D'“exprimer exactement”... etc. pour moi, dans ma relation à cette histoire-là. Ses personnages, ses idées, ses images, ses situations, ses registres d'écriture... Tout ça. Sans hiérarchie : tout à la fois, tout nourrissant tout, tout étant tout et réciproquement. (Car des “idées” sont des personnages et le vice inverse, et des situations sont des personnages et des paysages sont des idées et des images sont des situations et ... bon, ça va, là, c'est clair, oui?)
Les textes une fois “lancés dans le vaste monde”, se choisissent des lecteurs ; à vrai dire, à cette formulation qui ou bien laisse entrevoir encore trop de pouvoir chez l'émetteur-auteur, ou bien coupe abusivement et illusoirement le texte de son émetteur-auteur (: "ya que des textes, plus d'auteurs", mon œil !) je préfère presque: "les lecteurs se choisissent dans les textes", ou encore, "les lecteurs se choisissent leur texte".
Et donc la question de la légitimité d'une écriture, qu'elle soit dans son mouvement (dans la tête de l'écrivaine) ou dans ses contenus (les textes effectivement produits), à la limite, ne peut pas, ne doit pas être posée aux écrivains. Bien sûr que mon écriture est légitime, dans son mouvement et dans ses contenus, bon dieu, puisque c'est mon écriture ! Sinon, je ferais autre chose, non? En ce qui me concerne, si tu te rappelles les débuts de notre échange, tu te trouves à me demander si je trouve légitime de respirer ! Eh bien, mon cher, mais oui, en autant qu'on puisse “légitimer” sa propre existence, mais nous n'allons pas entrer dans ce débat-là, n'est-ce pas?
La question de la légitimité d'une écriture, ou d'une expression artistique quelle qu'elle soit (voire d'une quelconque activité humaine sociale, politique, culturelle ou autre), ce sont les autres qui ont éventuellement le droit (s'arrogent en général sans problème le droit...) de la poser, de l'extérieur — et en fait de se la poser à travers l'œuvre qu'ils mettent ainsi en question : “Est-ce que JE trouve ce roman “légitime”, mais au fait, que diable veux-je dire par là?” Car conforme, mon cher Jean, à quelle(s) LOI(S)? Déterminées par qui? Et si l'écrivaine en question refuse d'admettre la “légitimité” des réclamations qu'on lui fait ou des jugements qu'on porte sur elle au noms de “lois” qu'elle juge, elle, “illégitimes”, on fait quoi? On sort les plumes et le goudron? Ou pis, les fourches et les torches? Ben oui, c'est ce qu'on fait, et c'est pour cela que je parlais d'index et de censure etc., dans mon précédent commentaire. Poser la question de la légitimité d'une œuvre d'art, c'est ouvrir une sacrée boîte de Pandore, et je ne suis pas trop sûre qu'il y ait encore de l'espoir au fond de la boîte comme dans le mythe grec.
Tu précises, et, je crois, c'est là qu'on commence à se répéter car il me semble avoir déjà répondu à des questions voisines:
"Alors, quelles sont les raisons "politiques" qui font que tu écris, ou plutôt, quelle est la finalité vis-à-vis du lecteur de ton écriture ? Veux-tu le faire réagir ? Le faire rêver ? Fais-tu de la littérature d'image ou de la littérature d'idées (je pressens que Stolze va bondir s'il lit ta réponse) ? Et si tu n'arrives pas ou à te positionner par rapport à cette alternative ou si tu souhaites la réfuter, comment présenter tes écrits à des gens qui pensent selon ce genre de dualités ?"
Des raisons “politiques”, bé, pas vraiment; quand j'ai des “messages” à faire passer à autrui, comme dit Machin, j'utilise la poste (maxime qui a évolué avec la technologie, tiens: “j'utilise... le télégraphe, le téléphone, le fax, le courriel”...). D'autres le font peut-être dans leurs œuvres, moi, disons que ce n'est pas l'ardent premier plan de mon processus créateur, même si mes préoccupations de femme-dans-le-siècle y trouvent bien évidemment un chemin. À la rigueur au sens de "vie de/dans la cité", il se peut que dans le troisième arrière-fond de ma cuisine mentale il y ait une petite voix qui me dit de temps en temps "tu sais te servir des mots, si tu t'en sers, c'est ton devoir de les utiliser pour la plus plus grande clarté du monde", avec un Tonton Camus qui vient se percher sur mon épaule. Mais comme je ne me fais pas d'illusions sur ma place (a) dans le monde (b) littéraire (c) de la science-fiction (d) francophone, je ne me fais pas trop d'illusions non plus sur l'efficace de mes mots; et s'il faut les utiliser politiquement (au sens large donc), je le fais hors de ma fiction, dans des articles, des lettres, des conférences, des discours, enfin tout un tas de machins outilitaires plus directs. Exemple : pour la journée de la (HA!) femme, le 8 mars, on m'a demandé de faire un petit exposé public sur les femmes et les arts. J'ai mis tout mon art au service de mes convictions féministes, et j'ai instruit en amusant et en charmant, très délibérément, très consciemment, très “politiquement”. En bonne comédienne à la Diderot : absolument convaincue-sincère et absolument sûre de mes effets répétés à l'avance.
Dans la fiction, ça se passe autrement. D'abord parce que dans un roman, par exemple, on fait parler plusieurs voix, pour et contre (et dans mon cas, même si toutes ces voix sont les miennes, je ne me prive pas de ne pas être d'accord avec moi-même!:-)) Ensuite parce qu'on n'y contrôle pas tout, et de loin. Et enfin, toujours dans mon cas, parce que la fiction me sert à autre chose (à moi/pour moi, donc) qu'à agir en direct sur le monde, ou essayer de. J'y agis, essaie d'y agir, par l'intermédiaire des mots, sur ce sur quoi je puis réellement agir dans le monde : moi-même. Alors, la finalité de mes textes vis-à-vis du lecteur... Je peux te donner des réponses qui pour être semi-superficielles (en surface) n'en sont pas moins vraies, en tenant compte toujours du fait que je n'écris pas d'abord pour des lecteurs : si un de mes textes produit sur une lectrice ou un lecteur l'effet intime qu'ont eu sur moi-lectrice les textes qui m'ont bouleversé la cervelle et le cœur, ben, j's'rai bien contente, les copains. Flattée, touchée, remplie de gratitude incrédule et de curiosité, remise en question positivement.... Contente, quoi. Si une ou un lecteurice ont l'impression d'avoir perdu leur temps et leurs sous après avoir lu un de mes textes, j's'rai bien triste. Vexée, déçue, remplie de perplexité incrédule et curieuse, remise en question pas trop positivement... Triste, quoi. Mais coudon, c'est leur choix de lecteurs, aussi, et je vis très bien avec. C'est ce qu'ils auront choisi de voir dans mes textes. À ce stade-là, c'est leur problème, pas le mien.
Je ne veux pas nécessairement “faire réagir”, ou “rêver, ou chier le lecteur. Je veux raconter du mieux que je peux pour moi, en me faisant rêver, réagir (et pas chier non plus, ça c'est sûr!) l'histoire que j'ai envie de raconter au moment où j'ai envie-besoin de la raconter. Si des lecteurs embarquent, tant mieux. Si des lecteurs n'embarquent pas, tant pis. J'ai la conscience d'avoir fait du mieux, du plus honnêtement que je peux dans chacun de mes romans: je me sens légitime par rapport à moi-même:-). Ça semble peut-être arrogant de ma part, mais penses-y bien : je crois en les libertés des lecteurs et je les respecte — parce que j'ai une idée assez claire de mes propres libertés d'écrivaine, et je désire qu'on les respecte.
Pour le reste, littérature d'idées ou littérature d'images, laissons Pierre Stolze à ses bondissements : pour moi, pas de dichotomie artificielle et absurde entre idées et images. Les images ET les idées. ET d'abord tout le reste, à commencer par les mots qui les fondent toutes. Pour raconter une histoire du mieux qu'on peut pour (se) faire rêver, penser, changer, vivre à travers elle, tous les moyens sont bons. Comme si on écrivait en allant pêcher dans des catégories a priori! Et puis, ce n'est pas parce qu'il y a des malheureux coincés dans les dichotomies qu'on ne peut pas essayer de les en libérer...
Tu conclus en revenant, tant mieux, au royaume des pâquerettes: "Comment présenter tes écrits à des gens qui pensent selon ce genre de dualités?"
Eh bien, ma foi, s'ils s'avèrent non éduquables:-), en leur disant la vérité qu'ils peuvent entendre : à ceux qui préfèrent les images, en disant que c'est plein d'images (exemples à l'appui), à ceux qui préfèrent les idées, qu'il y a plein d'idées (idem)... En leur disant, en fin de compte, si tu as aimé ou pas, toi, et pourquoi. Quand on se fait recommander ou non un bouquin, on juge implicitement, n'est-ce pas, de la légitimité de la personne qui fait ou non la recommandation... La critique littéraire publique ou privée, c'est une question de confiance entre deux personnes. Comme ce qui se passe, ou devrait se passer, entre un lecteur “ordinaire” et un auteur à travers le texte de celui-ci... Si je te répondais autrement ou davantage, quelle est ma légitimité à tes yeux et aux yeux de tes lecteurs, en tant qu'auteure évaluant ses propres productions? Quelle est la “légitimité” de toute cette entrevue? Comme je le disais plus haut, ce n'est pas à moi d'en décider. Alors, je vous laisse entre vous:-).
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Merci à Elisabeth d’avoir eu la patience de me laisser ainsi m’immiscer une fois par semaine dans sa vie. À la réflexion, je ne suis pas sûr que, à sa place, j’aurai accepté cela.
Jean Millemann
Copyright Jean Milleman & Élisabeth Vonarburg 1999
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