Ceci est le texte d’une communication présentée lors d’un colloque sur la parodie et le pastiche, à Kingston (Ontario) en 1982. "Isabel Gavra-Bourthes" est un de mes pseudos, un anagramme que j’ai également utilisé pour des exergues dans mon recueil de textes brefs Vraies Histoires fausses (éditions Vents d'Ouest)
SF, Pastiche, Parodie
par Isabel Gavra-Bourthes
La SF toute entière est une littérature au cube. En effet, là où la littérature générale mimétique simule la réalité empirique, quotidienne, du lecteur, la SF simule une réalité non empirique en s’aidant perversement des structures mêmes de la réalité empirique du lecteur :
Il n’y avait, devant le bureau massif du Haut Commissaire Galactique que deux fauteuils exquisement sculptés dans un rare corax rouge aux transparences trompeuses. Après une hésitation, le délégué d’Antarès rassembla autour de lui les plis de son austère triscol noir et s’assit dans le fauteuil de gauche, tandis que le représentant du Nuage Oortien se laissait tomber dans le fauteuil de droite, un mouvement brusque qui fit résonner contre le corax les incrustations métalliques de son exosquelette. Les autres assistants rest èrent debout.
Les néologismes (« corax », « triscol ») servent à signaler l’Autre, l’Ailleurs, le non empirique, le « paradigme absent » d’Angenot 1 ; mais ils sont pris dans un jeu de relations syntactiques, sémantiques et narratives renvoyant à une réalité reconstructible par le lecteur grâce à son expérience (partie de chaises musicales lors d’un jeu de puissance diplomatique) : cet Autre est (aussi) du même, cet Ailleurs et Autrequand est (aussi) de l’ici-et-maintenant. Remarquons au passage l’effet pervers du système : le mot « exosquelette » qui n’est pas un néologisme mais appartient au vocabulaire scientifique courant prend dans ce contexte décalé une apparence vaguement suspecte. De même si Antarès est reconnaissable par le lecteur, le Nuage Oortien soulève un doute (que je ne dissiperai pas. Renseignez-vous.) Nous avons là une bonne illustration, quoique un peu tordue, de la distanciation chklovskienne qui est à mon avis le mode privilégié de la SF : « (...) reproduction qui permet, certes, de reconnaître l’objet reproduit, mais en même temps le rend insolite. » 2 Excellente source de « distanciation cognitive » (Suvin 3), mais aussi d’un plaisir de lecture peut-être nettement moins cérébral, apparenté à celui du petit enfant qui jette son hochet pour le voir réapparaître, ou qui se déguise pour se surprendre dans un miroir — déguisement, pastiche, parodie, tout cela ne parle-t-il pas la même langue ? Et la SF la parle aussi.
On ne s’étonnera donc pas d’y trouver maintes occurrences de pastiches et de parodies, occupant une place privilégiée dans le mécanisme du référent simulé caractéristique de ce type d’écriture. Ce sont des éléments qui constituent le pôle normatif du Même tout en dévoilant/voilant le pôle de l’Autre pour créer la « bonne distance » permettant de saisir la bonne, quoique illusoire, forme 4 . L’exemple cité plus haut, et inventé de toutes pièces, cela s’imposait, se situerait au degré zéro du mécanisme : simple remplacement terme à terme. Mais la néologisation galopant allègrement au coup par coup dans la SF peut prendre des proportions plus épiques encore lorsqu’elle aboutit par exemple à la création de langues entières : on aborde alors cette fascinante discipline qu’est l’exolinguistique. (Ne cherchez pas ce mot dans un dictionnaire avant « exosquelette ».)
L’exolinguistique va du néologisme occasionnel, simple plaisir poétique, — ou devrait-on dire « magique », le mot créant la chose — qui est la jouissance innocente ( ?) des écrivains-démiurges, jusqu’à un usage extensif, au plan narratif aussi bien que diégétique (forme et contenu), pour appuyer une réflexion parfois très approfondie sur les racines du langage et du sens, et la façon dont le langage modèle la réalité. Là encore, l’interrogation profonde n’est-elle pas cousine de celle de toute parodie, de tout pastiche : si je simule tel ou tel style, tel ou tel auteur, où me trouvè-je exactement entre le Même et l’Autre ? Ce qui donne transféré dans l’exolinguistique : « entre le réel et sa désignation ? »
C’est ainsi qu’on trouve chez Ursula Le Guin le passage suivant (il s’agit de notes de travail d’une observatrice à propos des indigènes de la planète Géthèn, qui ne sont ni hommes ni femmes mais potentiellement, et aléatoirement, les deux 5) :
Quel pronom utiliser pour désigner un Géthénien ? Le genre neutre ne conviendrait pas car il s’agit d’un être à la fois masculin et féminin. Il faudrait disposer d’un pronom bisexuel ou intégral, le « pronom humain » employé en karhaïdien pour désigner une personne en « soma » [période de rut où chaque Géthénien devient momentanément mâle ou femelle, selon les circonstances, NDA]. Faute de quoi je suis obligée d’employer le masculin, exactement pour les mêmes raisons faisant que ce genre était appliqué à un dieu transcendant. Mais l’emploi de ce genre me fait continuellement oublier que le Karhaïdien avec qui je me trouve n’est ni un homme ni une synthèse d’homme et de femme.
Dans ce grand et beau classique de la SF, tout le trajet de Genli Aï, (le personnage principal, un homme), consistera justement à se situer par rapport à cet Autre que son conditionnement le pousse toujours à ramener à un Même. Par ailleurs, l’exolinguistique est essentielle à l’intrigue du roman puisqu’une bonne partie des problèmes de Aï vient du fait qu’il n’arrive pas à saisir le concept central de la culture karhaïdienne, le shiftgrethor , dont le champ sémantique se situe quelque part du côté de honneur/fierté, mais pas seulement.
Ce genre de réflexion sur le langage est courant dans la SF de type « space opera », qui repose essentiellement sur l’Ailleurs, l’Autrement et l’Autre (autres planètes, autres races, voire autres univers). Les exemples en sont trop nombreux pour être cités, mais je ne peux pas ne pas nommer Jack Vance, un de ceux qui ont toujours fait de l’exolinguistique leur stratégie principale de distanciation. Par exemple, dans Les Langages de Pao 6, où les tenants du pouvoir fabriquent littéralement une société agressive en apprenant à leurs paisibles citoyens une nouvelle langue (pas « mettez-vous à genoux et vous croirez », mais presque : « parlez une autre langue et vous changerez »...). Encore une fois, le vertige identitaire potentiel n’est-ils pas celui qui affleure dans tout pastiche, toute parodie ? Désamorcé en partie par l’ironie, bien entendu. Vance s’est fait une spécialité des renvois-aux-notes-en-bas-de-page (un grand interdit de la fiction narrative, normalement). Il en parsème presque tous ses romans pour expliquer les nuances (« intraduisibles »), de tel ou tel détail de la ou les culture(s) considérée(s) : jeux, vêtements, nourritures, mythes, économie, politique, moeurs, tout y passe, apparemment en dehors de l’histoire, mais en lui conférant à la fois un poids de réalité et un grain de sel sans prix. On appréciera l’effet de perspective ainsi créé, au cube et peut-être même à la puissance 4 :
1) monde empirique du lecteur, où écrit Vance et par rapport auquel il construit son illusion d’optique SF
2) monde second SF, non empirique, où se déroule l’histoire contée par le narrateur qui fait partie de ce monde second
3) lequel monde constitue pour ce narrateur une réalité empirique , légitimée pour le lecteur par les notes en bas de page, « réelle ».
4) lesquelles notes, par la distanciation ainsi provoquée, amènent le lecteur à percevoir son propre monde empirique (celui où il est en train de lire) d’un oeil légèrement chaviré.
La littérature générale connaît ce genre d’emboîtement, bien sûr, mais ce qui diffère ici, c’est le vacillement sur le degré de réalité des mondes proposés de boîte en boîte. Car enfin, toutes les aventures des Milles et Une Nuit, exemple classique d’emboîtements maniaques, se déroulent en Arabie.
Vance n’est pas le seul à utiliser ce type de mise en perspective. Isaac Asimov en fait autant dans sa célèbre série Fondation 7. Il n’y pastiche pas le discours ethnolinguistique mais le discours encyclopédique :
Hari SELDON : né en l’an 11988, mort en 12609 de l’Ère Galactique (-79, An I de l’Ere de la Fondation), d’une famille bourgeoise d’Hélicon, dans le Secteur d’Arcturus (où son père, s’il faut en croire une légende d’authenticité douteuse, était planteur de tabac dans une exploitation d’hydroponiques). Très jeune, il manifesta de remarquables dispositions pour les mathématiques (...) On aura intérêt, s’il l’on désire se documenter de façon plus valable sur la vie de Seldon, à consulter la biographie due à Gaal Dornick, qui fit la connaissance du grand mathématicien deux ans avant sa mort. L’histoire de leur rencontre...
Encyclopedia Galactica1
1. Toutes les citations de l’Encyclopedia Galactica reproduites ici proviennent de l’édition publiée en 1020 de l’Ere de la Fondation par la Société d’Édition de l’Encyclopedia Galactica, Terminus, avec l’autorisation des éditeurs.
Il s’agit là de l’exergue du premier volume de la série. Contrairement à Vance, cependant, Asimov n’utilise pas davantage son narrateur au carré, même si l’effet produit est, en moins frappant, le même que chez Vance.
Parmi les exemples célèbres en SF de pastiche de Texte-de-Référence, on ne saurait passer sous silence ceux de Frank Herbert, dont la marque distinctive est l’usage systématique d’exergues. Ainsi dans la grande série de Dune 8, dont le premier volume abonde en citations extraites de plusieurs ouvrages, Le Manuel de Muad’Dib, Introduction à une histoire de l’enfance de Muad’Dib, Les Dits de Muad’Dib, etc.. Muad’Dib, résumons, est un prince pourvu de pouvoirs paranormaux de précognition, qui finit par devenir malgré lui prophète et dieu. Tous ces ouvrages sont donc en réalité les Textes Sacrés de sa religion. On finit par remarquer qu’ils sont tous écrits par une certaine Princesse Irulan, qui est dans l’histoire un personnage de second, voire de troisième plan, unie par un mariage politique blanc au Prince-Prophète. L’effet conjugué de tout ceci, outre la mise en perspective signalée plus haut, contribue évidemment à donner une nouvelle dimension au personnage. Et bien sûr la question soulevée plus haut reste en l’air : dans cette culbute constante entre le Même (ici, maintenant, le reconnaissable, le normal/réel/vrai du lecteur) et l’Autre (Ailleurs, Autrequand, Autrement, le « novum »), la question qui déstabilise le lecteur est moins « qui est le narrateur ? » que « où se trouve le [réel du] narrateur ? »
(Quelqu’un aurait-il un cachet d’aspirine ?)
Mais n’oublions pas que l’usage du Texte-de-Référence, qu’il soit encyclopédique ou religieux, est en soi une référence à une méthode, qui est la méthode scientifique. Et assurément, le grand pastiché de la SF c’est au sens large le scientifique. Que ce soit dans le néologisme ponctuel (« hyperespace, cyborg, translateur neurotronique, zinzitron à cardan », j’en passe et de plus abscons), ou au plan narratif : je pourrais citer ici des pages et des pages de réjouissants délires, mais en voici une seule, piquée au hasard (je le jure) dans ma bibliothèque, chez nul autre que Maître Van Vogt :
(...) Il se souvint du « vernis ». Il n’avait pas ressenti d’ordre mental, pas encore. Il analysa les raclures qu’il en avait ramenées. Chimiquement la substance se révéla être une simple résine utilisée pour fabriquer les vernis. Atomiquement, elle était stabilisée. Électroniquement, elle transformait la lumière en énergie au niveau des vibrations de la pensée humaine. Elle était active, bien sûr. Mais qu’avait-elle enregistré ? Il établit un graphique de tous ses composants et niveaux d’énergie. Dès qu’il eut fait la preuve qu’elle avait été modifiée au niveau électronique — ce qui avait été évident mais demandait à être démontré — il en capta les images sur un fil enregistreur. Le résultat fut un pot-pourri de visions fantastiques proches du rêve. 9
On appréciera tout particulièrement le « ce qui avait été évident mais demandait à être démontré » et la conclusion joyeusement onirique du paragraphe.
Mais peut-être serait-il temps de remarquer que tout pastiche, toute parodie, suppose l’usage d’un code commun à l’émetteur et au récepteur, code au deuxième degré par rapport à celui que constitue déjà le langage, et dans la SF code au troisième degré puisqu’il se constitue par rapport au corpus, à la tradition SF, elle-même déjà codée. Et là comme dans la littérature générale, si le code n’est pas connu, il n’y a aucun moyen de reconnaître pastiche et parodie. Je suggère aux lecteurs curieux d’aller jeter un coup d’oeil au titre des travaux de mathématiques qui ont valu à leurs auteurs l’équivalent du Nobel en mathématiques, la Médaille Fields. Ils supportent très bien la comparaison avec les délires SF, et vice-versa...
Et je ne vais pas manquer de rappeler ici que d’authentiques savants, sans compter bon nombres de scientifiques se trouvent écrire parfois de la SF, se servant de celle-ci pour exposer des théories trop spéculatives pour les colonnes de Science ou autres revues à la fantaisie tout aussi limitée. Je laisse donc spéculer sur les textes au carré et au cube que peuvent écrire ces gens qui présentent sous forme de fiction (souvent un pastiche de la fiction, car ce ne sont pas toujours hélas des écrivains), des histoires destinées à nourrir la réflexion scientifique là où elle se combine avec l’imaginaire. Ces textes combinent des éléments irréels pour produire une illusion de réalité afin de pouvoir dire en les prétendant fictives des choses réelles qui sont peut-être vraies.
(Quelqu’un aurait-il deux cachet d’aspirine ?)
Le pastiche du scientifique, contenu ou méthode, peut lui aussi atteindre des proportions grandioses, lorsque c’est un véritable écrivain, scientifique et philosophe de surcroît, qui s’y attaque. Je voudrais en effet terminer ce périple par nul autre que Stanislas Lem, auteur polonais dont on a pu dire que si jamais un auteur de SF a un prix Nobel, ce sera lui. Il a écrit en particulier un roman appelé Solaris 10, dont le cinéaste Tarkovski a tiré un film courageux et parfois beau, mais ne couvrant cependant pas le tiers du matériau. Il a été en effet obligé de faire l’impasse sur la solaristique une discipline inventée de toute pièce par Lem, moins un pastiche d’une science en particulier que de toutes les sciences, de la Connaissance elle-même et de ses méthodes 11.
Résumons vite : Solaris est une planète entièrement occupée par un peut-être organisme peut-être conscient, ressemblant à un gigantesque océan — ou à une gigantesque amibe. On essaie depuis au moins un siècle d’entrer en contact avec cette peut-être créature, ou en tout cas de comprendre ce phénomène sans doute physique — en vain. Des milliers de volumes de « Solariana » occupent les bibliothèques terriennes, et un des personnages, le narrateur, en fait une revue ironique et navrée au cours du récit, résumant toutes les théories avancées pour rendre compte du réel de cet Autre qui se dérobe avec obstination à la connaissance humaine (on reconnaît au passage toutes les grandes hypothèses scientifiques, philosophiques et religieuses de l’humanité, pastichées par Lem). Des centaines de définition, hypothèses, modèles, taxinomies, typologies, traversent le récit en brèves et fragmentaires allusions, formant en quelque sorte une image négative, « en creux », du phénomène rebelle, par l’image « en plein » de l’ignorance humaine multipliée. De la planète elle-même et du phénomène qui l’occupe, on n’aura guère d’autre vision que cette vision au troisième degré, puisque aussi bien le dessein de Lem dans ce livre (comme dans presque tous ses livres d’ailleurs) est de s’interroger sur le réel et nos moyens de la connaître.
Mais Lem ne s’est pas arrêté là. Il a également écrit un ouvrage intitulé A Perfect Vacuum 12, qui rentre particulièrement bien dans la matière de cet article. C’est un livre d’essais critiques sur des livres imaginaires — inventés par Lem — , parmi lesquels (il faut citer au complet, et dans le texte) :
A Perfect Vacuum, par S. Lem [un recueil d’essais critiques sur des livres imaginaires, NDA].
Les Robinsonnades, par Marcel Costat [une parodie de la critique sociologique à la Lukacs, sur un livre qui s’y prête abominablement bien — et pour cause].
Gigamesh, par Patrick Hannahan [une reprise d’Ulysse, de Joyce, à partir de l’épopée de Gilgamesh, livre critiqué par un structuraliste fou].
Sexplosion, par Simon Merrill [résumé d’un ouvrage de SF ; degré critique : zéro — un bon exemple de ce que sont la majorité des « critiques » de SF].
Gruppenführer Louis XVI, par Alfred Zellerman [un roman historique délirant sur un royaume nazi en Argentine, là aussi plus une description-synopsis qu’un commentaire critique proprement dit].
Rien du tout, ou la conséquence, par Solange Marriot [un roman qui est LE Nouveau Roman pour mettre fin à tous les Nouveaux Romans ; la réflexion critique est du même tonneau dans le snob indigeste].
Péricalypsis, par Joachim Fersengeld [un Allemand qui écrit en hollandais, langue dont il ignore presque tout, et publie en France, « un pays connu pour l’atroce indigence de ses correcteurs d’épreuves ». Le critique ne connaît pas le hollandais non plus mais « à partir du titre du livre, de l’introduction en anglais et de quelques expressions reconnaissables ici et là, il a conclu qu’il pouvait en faire une critique passable ». Le livre lui-même semble être un livre contre les livres.]
Idiota, de Gian Carlo Spallanzari [thème explicitement repris de Dostoïevski, selon la préface de l’auteur : l’histoire d’un couple âgé qui a un enfant retardé, sombres tortillements psychologiques, et discours critique du même type].
U-Write-It, [un « do-it-yourself » littéraire, qui permet de refaire à son goût les grands classiques, et réflexion critique sur la philosophie profonde de la chose... qui n’est rien moins que celle du pastiche].
Odysseus of Ithaca, par Kuno Mlatje [histoire d’un Mr. Homer Maria Odysseus, qui veut devenir un génie et un bienfaiteur de l’humanité. Encore un synopsis plus qu’un commentaire critique].
Toi, de Raymond Seurat [apparemment un roman d’avant-garde. Le commentaire critique, ici, n’est pas indifférent à mon propos : souvent « on écrit un livre racontant comme on essaie d’écrire un livre à propos du désir d’écrire un livre, etc. ». Pour échapper à cette « régression infinie », Seurat écrit un livre à propos du lecteur, ou plutôt, si l’on en juge aux extraits cités par le critique, contre le lecteur, constamment invectivé].
Being, Inc., par Alastair Wainwright [encore un roman de SF, sur un futur totalement informatisé].
Kultur als Fehler, par Wilhelm Klopper (« Civilisation As Mistake », la civilisation en tant qu’erreur), [un essai philosophique assez bien résumé par son titre, et qui donne lieu à une critique pesamment érudite].
De Impossibilitate Vitae et De Impossibilitate Cognoscendi, par C. [ou B., on ne sait jamais trop] Kuska. [Deux ouvrages de philosophie des sciences démontrant que ou bien la théorie des probabilités est fausse ou bien le monde réel n’existe pas. Ce que le critique s’emploie à discuter en long et ne large, toujours fort savamment et dans un langage délicieusement obscur].
Non Serviam, sans nom d’auteur, [mais relatant les travaux d’un professeur Dobbs, qui s’est consacré à la personétique (de « persona » et « génétique », « dans le sens de formation ou création »). Création de personnalités électroniques conscientes. Le commentaire critique de ces travaux est un des plus longs du recueil et passe de la réflexion ontologique à la réflexion linguistique, tout en retranscrivant un dialogue entre diverses personnalités électroniques de Dobbs].
The New Cosmogony, discours du Professeur A. Testa lors de la remise des Prix Nobel. [L’univers comme Jeu intentionnel de Joueurs Cosmiques. Et il y a cette note, qui commence à devenir familière : « Extrait du volume commémoratif De l’Univers einsteinien à l’univers testaien. Nous le publions ici avec la permission de l’éditeur, Academic Press Inc. »].
A Perfect Vacuum, le recueil d’essais critiqué dans le recueil d’essais A Perfect Vacuum, de Stanislas Lem, a donc pour auteur un certain S. Lem. Voici les premières lignes du commentaire fait par le critique :
Faire la critique de livres inexistants n’est pas une invention de Lem ; on trouve des expériences du même ordre non seulement chez un auteur contemporain, Jorge Luis Borgès (par exemple dans sa nouvelle « Recherches sur les écrits de Herbert Quaine »), mais encore bien avant lui ; et même Rabelais ne fut pas le premier à l’utiliser.
Un peu plus loin, le critique de l’ouvrage de S. Lem commente une partie de l’introduction faite par l’auteur de A Perfect Vacuum pour son ouvrage, en particulier sa deuxième section intitulée « Auto-Momus » :
La littérature, à ce jour, nous a parlé de personnages fictifs. Nous irons plus loin : nous peindrons des livres fictifs. Voilà une chance de regagner quelque liberté créatrice et de marier en même temps deux esprits opposés, celui de l’homme de lettres et celui du critique.
« Auto-Momus », explique Lem » (explique le critique), « doit être une libre création « au carré », car le critique du texte, s’il est placé à l’intérieur de ce même texte, aura davantage de possibilités de manoeuvre que le narrateur de la littérature traditionnelle ou non traditionnelle. » Le critique (imaginé par Stanislas Lem) du livre imaginaire de S. Lem, A Perfect Vacuum, commenté parmi d’autres livres dans A Perfect Vacuum, livre réel de Lem réel que le lecteur tient d’une main (de l’autre, il approche de ses lèvres pâlies le verre où il a dissous le reste de son tube d’aspirine), ce critique imaginaire, donc, poursuit son essai en passant en revue les autres livres inexistants imaginés par S. Lem dans le livre inexistant A Perfect Vacuum, livres qui se trouvent évidemment être les mêmes que ceux passés en revue dans le livre bien réel A Perfect Vacuum, de Stanislas Lem, tenu par la main de plus en plus tremblante du lecteur réel. Le critique inexistant en tire des déductions fort intéressantes sur le dessein du Lem inexistant, en particulier à partir des trois derniers textes fictifs critiqués par le critique fictif imaginé par l’auteur inexistant Lem, qui se trouve soutenir des idées contraires à celles qu’a toujours défendues dans ses ouvrages, aussi bien littéraires que philosophiques, l’auteur Stanislas Lem réel. Fictif, je veux dire. Enfin, pour apprécier, il faut évidemment connaître l’oeuvre réelle de Lem, le vrai, et...
Je crois que je vais me contenter de citer extensivement le texte.
La Civilisation en tant qu’erreur met cul-par-dessus-tête les idées que Lem a autrefois défendues dans ses ouvrages (...) Et une seconde fois, Lem joue les apostats dans De Impossibilitate Vitae (...) L’attaque a lieu dans un contexte de clowneries destiné à en émousser le tranchant. Mais alors n’a-t-elle pas été, ne serait-ce qu’un moment, envisagée comme autre chose qu’une satire ?
De tels doutes sont dispersés par La Nouvelle Cosmogonie, véritable pièce de résistance du livre, dissimulée dans ses pages comme un Cheval de Troie. Si ce n’est pas une plaisanterie, si ce n’est pas une critique fictive de livre, qu’est-ce donc au juste ? (...) Je soupçonne de nouveau que c’est une idée, toutes les idées qui sont un jour venues soudainement à l’esprit de l’auteur — et devant lesquelles il a reculé. Évidemment, il ne l’admettra jamais (...) Il peut toujours plaider le caractère facétieux du contexte et souligner le titre même de son livre, (« Un vide parfait », c’est-à-dire un livre « à propos de rien »...) (...) Malgré tout, je crois que derrière ces textes se dissimule une certaine gravité (...) Étant un adorateur de la science, s’étant prosterné devant sa méthodologie sacrée, Lem ne pouvait adéquatement endosser le rôle d’hérésiarque et de dissident. Il ne pouvait donc pas exposer cette idée [celle d’un univers-jeu, dû à un caprice transcendant et non à la nécessité déterministe, rappel ; NDA] 13 dans un essai. D’un autre côté, en faire le pivot d’un récit aurait simplement signifié écrire un autre livre, le énième, de « science-fiction normale ».
Que restait-il alors ? Pour un esprit sain, rien d’autre que le silence. Des livres que l’écrivain n’écrit pas, qu’il n’écrira vraisemblablement jamais, et qui peuvent être attribués à des auteurs fictifs — de tels livres, par la vertu de leur non-existence, ne sont-ils pas remarquablement semblables au silence ? (...) Parler de ces livres, de ces traités, comme appartenant à d’autres auteurs, c’est pratiquement la même chose que de parler sans parler. (...)
Lem pensait-il réellement qu’on ne verrait pas au travers de ses machinations ? C’est la simplicité même : crier, avec dérision, ce qu’on n’ose pas murmurer sérieusement (...) Contrairement à son Introduction (...) la liberté du critique ne réside pas dans la démolition ou la louange du livre qu’il critique, mais en ceci que, à travers le livre, comme au travers d’un microscope, il peut observer l’auteur. Et dans ce cas Un Vide parfait se trouve être une histoire, l’histoire de ce qui est désiré mais ne peut être obtenu. C’est le livre des souhaits non exaucés. Et le seul subterfuge dont l’élusif Lem peut encore se prévaloir serait une contre-attaque : déclarer que ce n’est pas moi, le critique, mais lui-même, l’auteur, qui a écrit la présente critique et l’a ajoutée — l’a intégrée — à Un Vide parfait.
Mais ce n’est pas un microscope, cette fausse/vraie/fausse critique, c’est un jeu de miroirs qui se renvoient l’un à l’autre leur image ; on est sorti de la SF depuis un moment, de toute évidence, on sort aussi de la parodie et du pastiche, pour entrer dans la régression infinie du Même et de l’Autre pris entre ces miroirs. Nous sommes ici perché, cher public, à l’extrême pointe du continent littéraire. C’est un pic, c’est un cap... Que dis-je, c’est un cap ? C’est une péninsule ! Mais que vous sert, Messieurs, cette oblongue cellule aux parois élastiques où vous me faites entrer ? Pourquoi ces hommes en blancs ? Et pourquoi m’enfermer ? J’étais à un article, j’avais des choses à dire, j’en ai encore d’ailleurs, ou du moins je le crois. Ou du moins c’est quelqu’un que je crois être moi. Si je ne suis pas l’autre, ou la même, ou les trois. Au secours, à la garde, JE VEUX UN AVOCAT !
Notes :
1. ANGENOT, Marc, « Le paradigme absent », in Poétique, Février 1978, # 33. 2. CHKLOVSKI : « L’art comme procédé » (1917), in Théorie de la littérature, Paris, Seuil, 1966. 3. SUVIN, Darko, Pour une Poétique de la science-fiction, Montréal, P.U.Q., 1977. 4. VONARBURG, Elisabeth, « Le rapport au réel dans la littérature générale, la science-fiction et la poésie », Solaris # 102, 1993. 5. LE GUIN, Ursula, La Main gauche de la nuit, Paris, Laffont, Ailleurs & Demain, 1971. 6. VANCE, Jack, Paris, Denoël, Présence du Futur. 7. ASIMOV, Isaac, Paris, Denoël, Présence du Futur, pour toute la série. 8. HERBERT, Frank, Paris, Laffont, Ailleurs & Demain, idem. 9. Van VOGT, A.E., La Guerre contre le Rull, Paris, J’Ai Lu SF # 475. 10. LEM, Stanislas, Paris, Denoël, Présence du Futur. 11. On a ici un bel exemple, enfin, d’un effet littéraire impossible à traduire de façon efficace au cinéma... 12. LEM, Stanislas, A Perfect Vacuum, Londres, Penguin, Coll. King Penguin, 1981. 13. l’auteur » étant ici celle de cet article, Isabel Gavra Bourthes, et non Lem le critique ou Lem l’auteur, réel ou imaginaire.
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