Cas un peu particulier, ceci est la version française d’un article que m’avait demandé Damon Knight pour sa revue de l’époque, Monad. Pour une raison ou une autre — ma mémoire flanche — il ne l’a pas publié, et je l’ai recyclé (toujours en anglais) pour le magazine de David Hartwell, The New York Review of Science Fiction, où il a été finalement publié.
La seule façon dont je puis essayer de décrire la façon dont mon œuvre a ou n’a pas été influencée par la SF anglo-saxonne (je dois utiliser ce terme afin d’inclure d’autres auteurs anglophones que les Américains, les Anglais, par exemple), c’est d’abord et avant tout de décrire comment j’ai été convertie à la science-fiction.
J’ai eu la chance de découvrir la SF après “l’âge d’or”, i.e. autour de 16 ans, au milieu des années 60 (exactement: 1964). Mes goûts littéraires étaient alors bien établis — mythes, contes et légendes, littérature fantastique “classique”, Hugo, Baudelaire, Camus, Dostoïevski, et des morceaux de Shakespeare et les Romantiques anglais dans le texte original. J’écrivais aussi de la fiction depuis au moins deux ans (mais pas de la SF): les écrivains, même les aspirants-écrivains, ne lisent pas comme les lecteurs ordinaires... Ma chance inclut aussi le fait d’avoir rencontré la SF avant “Star Wars” et de n’avoir pas été élevée dans une maison possédant une télévision (en fait, je n’en ai pas eu avant d’avoir vingt-deux ans et d’être mariée ; ça, c’est de l’émancipation! Et je n’ai subi des programmes réguliers de SF américaine qu’à la fin des années 70, en réalité.)
Mais mon coup de chance principal, ce fut de découvrir la SF à travers des exemplaires achetés en vrac d’un magazine français appelé Fiction, que j’avais trouvés en vente sur la place du marché, en route vers l’école (j’étais en année de Philosophie, l’équivalent de la première année de collège au Québec) ; cette revue traduisait essentiellement des textesde la revue américaine F & SF. Elle avait aussi une approche assez œcuménique, publiant SF, fantasy et fantastique: j’ai pris les trois genres dans la foulée, comme cousins, et non comme antithétiques ou à arranger de façon hiérarchique.
C’est donc ainsi que j’ai d’abord rencontré la SF, et non par la voie plus “populaire” de la collection Anticipation de Fleuve Noir, nettement plus “pulp” — qui était pourtant plus française: pratiquement pas de traductions, rien que des romans originaux. J’ai plutôt trouvé rassemblés en un seul endroit une multitude de thèmes, des approches narratives et scripturale différentes, des auteurs très distincts les uns des autres. Ce fut le cas aussi avec la revue Galaxie, qui comme son nom l’indique reprenait exclusivement des textes de Galaxy. Ce n’était pas une porte qui s’ouvrait pour moi mais de nombreuses portes,toutes donnant sur une pièce différente de cette “maison multidimensionnelle” qu’est la SF.
Mais le facteur vraiment décisif, je crois, c’est que cette revue publiait des textes d’auteurs francophones sur un pied d’égalité avec ceux des auteurs anglo-saxons des années 40, 50 et 60. Et ils faisaient le poids ! C’étaient les Carsac, Versins, Barjavel, Henneberg, Klein, Renard, Curval, Sternberg, Demuth, Boulle, des écrivains cultivés, conscients de la longue tradition française, voire de la tradition mondiale, de la littérature “spéculative” autant que de ce qui se faisait en milieu anglophone. En les lisant en même temps que les auteurs traduits, je n’ai pas tant eu le sentiment d’une différence que celle d’un spectre fascinant — et continu — de tons, styles,motifs, etc.. Bref, je n’ai jamais pensé ni senti que la SF écrite en français fût inférieure à la SF anglophone. En fait, elle me paraissait bien mieux écrite que l’anglophone, la qualité des traductions étant assez discutable, alors comme aujourd’hui ; il m’a fallu lire les Sturgeon, Smith, Aldiss et Le Guin (entre autres) dans le texte, pour constater qu’ils étaient non seulement de bons raconteurs d’histoires et des gens-à-idées, mais de véritables écrivains, des stylistes, et même des poètes parfois.
J’ai donc rencontré la SF anglo-saxonne dans ma propre langue d’abord, en traduction (la façon dont presque tous les lecteurs non anglophones la reçoivent). Contrairement à aujourd’hui où 95% du marché francophone est occupé par des traductions de l’anglais, à l’époque, il y avait beaucoup moins de SF anglo-saxonne en traduction. Celle-ci n’a pas commencé à être disponible en français de façon massive avant le début des années 70 où des milliers de collections nouvelles ont explosé sur le marché (du moins était-ce l’impression à l’époque; je dirais vingt collections nouvelles...) On a d’abord traduit les grands romans classiques, puis il y a eu la Nouvelle Vague, qui a causé des ravages thématiques et stylistiques dans la production française des années 70, augurant une désaffection du lectorat à l’égard de cette SF en français, qui finit par conduire à la grande noirceur des années 80. Mais à ce moment-là, mes goûts en SF s’étaient pas mal fixés aussi: Sturgeon, Simack, Cordwainer Smith, Dick, Ballard, Aldiss,Delany, Vance, Lafferty, Zelazny, Herbert, Sheckley, Brunner, Heinlein,Clarke... — et les quelques anthologies rassemblées par Judith Merril sur lesquelles j’arrivais à mettre la main. J’avais en effet commencé à lire en anglais — les traductions françaises ne suffisant pas à mon “fix”. (Bien entendu, quand j’ai émigré au Canada, j’ai plongé dans le plus profond délire et ma collection de livres de SF en anglais a commencé à proliférer de façon autonome!)
Et puis, à la fin des années 60, pour moi comme pour de nombreuses auteures de ma génération, enfin Le Guin vint. J’ai lu La Main gauche de la nuit (en traduction d’abord ; et le français est un animal multi-sexué qui fait subir bien des choses intéressantes et consternantes à cette histoire), en 1969, je crois. J’ai alors décidé de continuer à écrire — et à lire — de la science-fiction. Je m’étais sentie devenir assez tiède envers le genre parce qu’il me semblait, d’une manière nébuleuse, ne pas explorer tous les sujets qui m’intéressaient, ou bien dans des perspectives que je ressentais comme de plus en plus limitées. J’avais surtout ce sentiment lorsque je lisais les quelques histoires écrites par des femmes, soit dans Fiction (Russ...) soit dans les anthologies de Merril, en les comparant à la SF ordinaire, i.e. écrite par des hommes. Grâce au roman de Le Guin,cette nébuleuse se condensa : je voulais être — et je pouvais être, c’était non seulement faisable mais permis — une auteure de SF. Après cela, il ne me restait plus qu’à rencontrer “JamesTiptree Jr.”, (ce qui fut fait en français, puis en anglais, vers le milieu des années 70), et à découvrir ensuite que “une femme était James Tiptree Jr.”, un choc dont je ressens encore l’ébranlement aujourd’hui, et qui a orienté non seulement mon écriture mais aussi ma vie personnelle, en tant qu’être humain de sexe féminin.
Mais ce n’était pas en tant qu’Américains que je les lisais, elles ou leurs confrères masculins: c’était comme auteurs de science-fiction. Il m’a fallu venir m’installer au Québec et vivre plus près des États-Unis (en 1973) pour commencer à discerner peu à peu à quel point la science-fiction américaine (et je veux bien dire ici “américaine”) peut parfois être... eh bien, américaine. Enfant des années 60 et du mondialisme, utopiste secrète, j’ai longtemps voulu voir en la SF une littérature “transnationale”. Maintenant encore, je persiste à penser que, tout comme l’imaginaire scientifique qui y joue toujours un rôle non négligeable, elle transcende partiellement les barrières culturelles, comme la science — et pas seulement parce qu’elle est d’abord et avant tout aujourd’hui un produit américain, et que l’américanisation de la planète va bon train. Mais je pourrais dire que je n’ai lu la SF anglo-saxonne en France, puis même au Québec au début des années 70, qu’à travers un malentendu culturel. Même maintenant, cependant, je me méfie comme de la peste des questions de “spécificité culturelle”. Qui en juge? À partir de quel point devue hypothétiquement privilégié? Par exemple, quelle est la “spécificité culturelle” d’une Française née en France d’une mère semi-asiatique et partie vivre au Canada, au Québec, et bien loin de la cosmopolite Montréal, de surcroît?
Si je m’interroge sur l’influence de la SF anglo-saxonne sur ma propre SF, comme écrivaine, je constate d’abord et avant tout que, comme tous les auteurs non anglophones — j’écris à la fois avec et contre cette SF. Certes, chaque génération écrit à la fois avec et contre ce qui l’a précédée et ce qui l’entoure, mais la position des auteurs de SF non anglophones est beaucoup plus ambivalente, plus ambiguë, plus grave ; les enjeux (notre sentiment d’identité...) sont plus élevés : non seulement nous écrivons avec et contre tout un corpus d’œuvres, (notre propre tradition française de SF s’éloignant de plus en plus à mesure que le temps passe sans être suffisamment revitalisée par de nouvelles générations d’écrivains), mais aussi avec et contre toute la culture qui soutend ces œuvres — histoire, idéologie, fantasmes, paysages — etqui n’est pas la nôtre... J’ai déjà décrit ailleurs le dilemme de l’auteure qui se voit traduite en anglais et accueillie avec une certaine bonne volonté par l’institution SF anglophone : est-ce parce qu’elle “écrit comme une Américaine” ou “à l’américaine”, comme s’empressent de le dire alors certains de ses compatriotes, et qu’elle serait donc complètement acculturée, une transfuge, pis encore, une traîtresse ? Bénéficie-t-elle d’un engouement passager et circonstanciel pour un certain exotisme — et dans ce cas en quoi réside donc sa “spécificité exotique” ? Est-ce sa “francité” et en quoi consisterait donc celle-ci aux yeux de lecteurs nord-américains, par exemple? Est-elle enfin, l’hypothèse la plus douce à l’ego et donc la plus suspecte, tout simplement “bonne”? Mais que veut dire ce terme? “Bonne” pour qui, en quoi, et par rapport à quoi? Je suis quant à moi devenue extrêmement prudente quant à cet adjectif manié avec tant d’abandon par les uns et les autres, comme dans “Il n’ya pas d’écriture masculine et féminine, il n’y a que la bonne écriture”, ou encore : “il n’y a pas la science fiction écrite par les femmes et celle écrite par les hommes, il n’y que la bonne science-fiction”. “Il n’y a pas des auteurs anglo-saxons et les autres, il n’y a que des bons auteurs” ? Hum. Et si je m’interroge donc sur la réception de mes textes par des lecteurs anglo-saxons, je dois conclure d’abord en toute honnêteté au même malentendu culturel qui filtrait ma lecture adolescente de la SF anglo-saxonne. Et pourquoi pas ? Ça ne m’a pas empêchée d’aimer ces histoires !
Il m’est très difficile d’évaluer l’influence de la SF anglo-saxonne sur mon écriture. Mon amour initial du genre et mon désir de produire des histoires dans ce cadre m’est venu de tout un éventail de textes comprenant des anglophones, des francophones... et des auteurs d’autres cultures (allemands, suédois, polonais — Lem ! — roumains, russes...) Certes, la consolidation de mon désir d’écrire de la SF m’est bien venu d’auteures américaines (Moore, Merril, Russ, Le Guin, Tiptree), mais d’autres femmes, des francophones, m’avaient inspirées et encouragées aussi (Christine Renard, par exemple, disparue hélas dans les années 70). Les idées, les images de la SF... Leurs modulations sont liées au lieu et à l’époque, certes, mais ce sont des fantasmes qui appartiennent à l’imaginaire collectif humain — que ce soit le rêve d’immortalité, celui de voler, ou toutes les dérives sur les objets de pouvoir. Et sur le plan strict de l’écriture... Je ne crois être influencée par aucun auteur de SF, aucune auteure. Je n’ai jamais essayé d’imiter quelque auteur que ce soit, en tout cas — j’essaierai plutôt, encore maintenant, de me débarrasser de mes amours premières, les phrases ronflantes et l’inflation verbale de Hugo, par exemple ! Au plan de la narration, certes, j’aime l’Histoire du Futur éclatée à la Cordwainer Smith, et la construction rigoureuse de mondes et de sociétés foisonnants à la Herbert... mais j’avais lu les mythes grecs, Proust et Joyce avant de lire Smith et Herbert, et c’est d’eux que j’ai appris à construire un récit. J’aime les glissements de réalité à la Dick,mais j’avais lu Nerval et les fantastiqueurs français bien avant de rencontrer Phil...
Lecteurs et critiques jouent au jeu des ressemblances thématiques, c’est normal et c’est la règle. Mais il me paraît difficile pour quiconque, lecteurs francophones me lisant en français, lecteurs anglophones me lisant en traduction (même si je travaille toujours étroitement avec mes traducteurs), de prétendre déterminer une influence stylistique de telle auteure ou de tel auteur anglo-saxonsde SF sur mon écriture. D’ailleurs, et sans préjudice de ce que j’ai dit plus haut sur la “spécificité”, ce qu’on appelle “le style”, la façon d’écrire, le phrasé, la respiration, l’usage des sonorités, est différent dans chacune de ces langues — de ces cultures. Et je crois profondément à l’originalité de la voix — de la voie — de chacun telle qu’elle s’exprime et se trace dans sa langue maternelle (voilà une déclaration profondément française, je crois bien, puisque essayer d’écrire dans le style d’autrui n’est pas une poursuite digne d’intérêt pour un écrivain dans ma culture, depuis le XVIIIe siècle, alors que c’est considéré comme un signe de talent en milieu anglo-saxon). Ce qu’il advient de cette voix unique en traduction, c’est une toute autre histoire...
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