Elisabeth Vonarburg - Textes, Articles, Entrevues

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J’ai eu une période plus faste côté anglophone au début des années 90, dans la foulée des trois romans publiés par Bantam Spectra. Ceci est la traduction d’une lettre publiée dans The New York Review of Science Fiction, en 1994 ; c’était pendant le grand engouement pour les hypertextes et autres bidules qui semblent aujourd’hui, ma foi, un peu “passés”... Le futur n’est plus ce qu’il était.
 
Je suis fascinée par les divers aspects de la question des hypertextes et par la façon dont les écrivains, en particulier, y réagissent. J’ai pu constater celle, assez violente, d’Ursula Le Guin l’an dernier au colloque sur le fantastique dans les arts[1] en Floride, et j’ai également pu voir celle de Lewis Shiner dans l’excellent essai de Stuart Moulthrop paru dans NYRSF # 66. Et je suis tentée d’y ajouter la mienne, en tant qu’écrivaine.
Ma première réaction serait de dire qu’on réagit de façon différente comme auteur parce qu’on arrive à l’“autorage[2]”, au fait d’être auteur, de bien des directions différentes.
Ma seconde réaction serait de méditer sur le terme “auteur”. En français, et selon le dictionnaire Robert, c’est le synonyme de “créateur” (cause, inventeur, personne responsable de) et en dernier ressort de Dieu ; et le mot n’existe qu’au masculin ; Robert inclut “parent d’un enfant” dans ses définitions ; et je ne peux résister à la tentation de vous donner un des exemples littéraires qui illustrent l’usage du mot : “Je suis l’auteur du crime, elle n’est que complice”, pris chez Corneille. Le Webster est moins... informatif, même s’il donne à peu près la même liste de sens pour le mot. Un dictionnaire est parfois une extraordinaire mine de révélations culturelles...
Mais je ne vais pas spéculer sur les conceptions mâle et femelle de la nature de l’auteur, conceptions dont les divergences sont peut-être reliées au sexe — du moins n’en discuterai-je pas ici.
Et je ne vais pas non plus vraiment m’occuper des implications sociales et politiques des nouveaux développements de l’informatique, si bien décrits et commentés par Stuart Moulthrop. Je suis en gros d’accord avec lui là-dessus : moi aussi je suis inquiète et je me méfie de la réaction des Puissances à tout ces machins bien trop libres et bien trop générateurs de pouvoir individuel qui se trimballent sur les réseaux. J’aimerais plutôt commenter son essai du point de vue de l’écrivaine-auteur, avec candeur, voire avec naïveté, en particulier ce qu’il dit du Jeu du Moi [“Game of Self”] et des relations entre auteur, texte et lecteur.
Je n’ai jamais fait personnellement l’expérience d’un hypertexte saufdans un atelier d’écriture que je donnais et où les dix participants ont comme moi démantibulé l’une de mes histoires inédites pendant une semaine — de onze façons différentes ; et ce fut à la fois très enrichissant, très amusant et très exaspérant ; c’est aussi une des raisons pour lesquelles, quand je lis quelque chose sur l’expérience consistant à pratiquer un hypertexte, que ce soit du point de vue de l’écrivain ou de celui du lecteur, j’ai une impression de familiarité. Une autre raison est que j’ai écrit des textes en collaboration, et il me semble que plusieurs aspects de cette expérience-là ressemblent à la création ou à la lecture d’un hypertexte. Si je me trompe, je ne doute pas qu’il se trouvera quelqu’un pour me l’apprendre !
J’ai toujours une impression de familiarité quand je lis ces essais sur les hypertextes, ces descriptions et ces critiques des hyperfictions, et je peux toujours m’entendre penser : qu’y a-t-il de TELLEMENT nouveau dans tout ça ?
C’est peut-être à cause de la façon dont j’écris.
En tant qu’écrivaine, j’écris d’abord pour moi. Avec le passage du temps, une douzaine environ de lecteurs implicites se sont rassemblés autour du “cercle enchanté du Moi”, mais même maintenant, après presque trente ans d’écriture, j’écris encore d’abord pour moi. Et je soupçonne que tous les écrivains, dans le plus secret de leur coeur, quand il n’est pas question d’être populaire et/ou rectopolitique, en diraient autant. Aussi suis-je vigoureusement d’accord avec Lewis Shiner : quand je change quelque chose dans un de mes textes, j’ai une bonne raison de le faire — chacun de nous en a, parce que nous écrivons d’abord pour nous-mêmes. Nous sommes notre premier lecteur.
Désolée d’enfoncer des portes ouvertes. Il y en aura d’autres.
Le fait pour un écrivain d’avoir une bonne raison de changer quelque chose dans un de ses textes n’est pas ce qui importe ici. Ce qui importe, c’est ce que nous voulons dire par “Moi” [Self], bien entendu.
Mon Moi, tel que je l’envisage, n’est pas une entité définie de façon “autoritative” et bien claire pour moi. C’est un processus, grâce auquel une entité fugace et changeante peut se révéler à moi par l’intermédiaire de modifications textuelles (style et contenu, je veux dire), avant et pendant que j’écris. Et par l’intermédiaire des diverses lectures que je fais de mes textes une fois qu’ils sont écrits.
Et par l’intermédiaire des diverses lectures qu’en font les autres.
Les lecteurs ont toujours de bonnes raisons de modifier quelque chose dans un texte qu’ils sont en train de lire, au fait. Mais ce n’est pas ce qui nous importe ici non plus.
Mon Moi est un cercle à la circonférence sans cesse élargie, toujours en interface avec le non-Moi, et si j’avais à lui donner un emplacement défini, je le situerai non pas dans quelque hypo-thétique “centre” toujours en mouvement mais à la circonférence, à l’interface avec le non-Moi. C’est là, et seulement là, que je fais l’expérience d’être un Moi.[3]
Le fait que je sois une “auteure” n’est bien entendu qu’un aspect parmi d’autres de cette expérience d’être un Moi. J’”écris” ma propre histoire, et j’essaie de la “lire” dans chaque instant de mon existence — toutes ses versions possibles, et différentes.
Ce que je veux dire par là, c’est que je n’ai jamais eu le sentiment qu’une histoire était finie. Quand elle est finie pour moi, quand je la laisse s’envoler dans le grand monde sauvage des lecteurs, cela veut seulement dire que j’ai fini cette discussion-là avec mon Moi — pour l’instant. Quand je relirai le texte demain ou dans dix ans, la discussion recommencera très certainement. Le résultat, c’est que certains de mes textes se sont trouvés très souvent réécrits, un peu ou beaucoup, surtout dans la mesure où plusieurs sont maintenant traduits et publiés en anglais, parfois dix ans après leur rédaction initiale : je profite de l’occasion pour me permettre des petits remords, ou de petites illuminations. Pas au point où j’aurais l’impression de trahir l’ancienne histoire, mon ancien Moi — il y a quelque continuité tout de même dans la réalité/illusion auto-consensuelle du moi — mais de façon à raffiner tel ou tel ancien argument avec ce Moi-là...
Il se passe exactement la même chose — une discussion, une transaction commence — quand des lecteurs lisent mes textes et parlent de leur lecture, que ce soient des critiques ou ces créatures un peu moins institutionnelles, les lecteurs. Mais ces étiquettes importent peu : tous les lecteurs sont des lecteurs, si je puis dire.
C’est-à-dire des auteurs.
Ils jouent tous dans les textes. Ils peuvent tous entrer dans l’histoire quand et où ils le veulent, commencer à la fin ou au milieu, et par-dessus tout ils peuvent tous se laisser dériver, et fantas-mer, et rêver leurs propres histoires à partir, en-dessous et au travers de l’histoire telle qu’elle existe. C’est ainsi que moi je lis, et c’est le type de lecteur implicite que j’imagine à mes histoires, quand je me laisse aller à en espérer un. Lire, c’est plonger, une histoire c’est un plongeoir — pour le lecteur/auteur aussi bien que pour l’écrivain/auteur. Simplement, ils ne nagent pas forcément de la même façon, au même moment ni dans les mêmes eaux. Et il arrive un stade dans le processus où cela n’a plus d’importance. Une partie du plaisir, dans le racontage d’histoire, consiste à communiquer, à toucher et à explorer le non-Moi à l’interface. Mais passé un certain point, je m’en fiche pas mal si les lecteurs me “comprennent de travers”, si nous n’établissons pas de “connection”. Ils font leur truc en se servant de mon texte, qui est alors simplement un texteet tant mieux pour eux !
Ce que je veux dire, c’est qu’en tant qu’écrivaine comme en tant que lectrice, j’ai une conscience aiguë de la nature polymorphe de toute histoire, laquelle je vois comme aussi mutable et difficile à cerner que ce fameux Moi que j’“exprime” quand j’écris — bien des fois, au reste, j’ai plutôt l’impression que je le fabrique en route, mais n’entrons pas dans ces considérations maintenant !
Et donc, je le confesse, j’ai tendance à ne pas voir l’hypertexte comme un Second Avènement. J’ai le sentiment qu’il matérialise les véritables processus de l’écriture et de la lecture d’une façon intéressante et révélatrice ; il les rend évidents[4] ; c’est utile comme outil pédagogique — pour montrer aux écrivains tout comme aux lecteurs les divers processus créateurs qui informent l’écriture et la lecture, pour réduire l’écart entre ces deux activités que je vois, quant à moi, comme les deux faces de la même pièce.
Réduire l’écart, mais pas l’éliminer. Je ne sais si c’est là une façon sournoise pour moi de réintroduire une fondation plus solide pour mon Moi et les jeux que je désire jouer avec, mais je crois réellement qu’il y a une différence entreces deux facettes du processus créateur lié aux histoires faites seulement de mots (l’écriture n’est qu’un des aspects du Processus Créateur dans son ensemble, bien entendu)[5]. L’investissement psychique est différent dans l’une et dans l’autre. En tout cas je me rends compte que pour moi l’interface n’est pas le même selon le côté d’où on l’aborde. Alors oui, il y a deux “côtés”, même s’ils sont organiquement liés ; arriver par le côté ultra-violet du spectre n’est pas la même chose qu’arriver par l’infra-rouge, n’est-ce pas ?
Peut-être la métaphore parentale de la définition française d’“auteur” nous serait-elle utile ici, mais elle aurait besoin d’être fécondée par une métaphore ayant trait à la danse : parfois j’aime conduire, et parfois j’aime être conduite. Ou mieux : parfois j’aime recevoir des cadeaux et parfois j’aime en donner. Bien entendu quand on fait un cadeau on en reçoit un, le plaisir d’autrui, et quand on en reçoit un on en donne un — le plaisir qu’on éprouve soi-même. Nous pouvons bien dire ou penser que donner et recevoir sont des plaisirs d’intensité égale, et, idéalement, ils le devraient. Mais il n’en est pas ainsi. Le dosage des plaisirs est différent dans chacun des cas. J’ai le sentiment qu’il en va de même pour l’écriture et la lecture.
Et puis, comme dans le cas des cadeaux, on a habituellement une préférence pour l’un des aspects de la transaction, ce qui se traduirait ici comme : certains préfèrent être des écrivains et d’autres des lecteurs (vous noterez que je ne précise pas ici qui donne et qui reçoit...) (Dans d’autres circonstances, je dirais que nous avons à faire ici à des types de perversions différentes et qu’on souhaite complémentaires, mais je n’en ai pas envie aujourd’hui). (Et je suppose que cela a quelque rapport avec ce que Moulthrop dit ici et là dans son essai sur le “talent” individuel. Talent ? Hum, peut-être ma propre expression, “type de perversion”, serait-elle plus appropriée à cet aspect de la discussion, après tout...)
En quoi tout cela se rapporte-t-il à la question de l’hypertexte ? Eh bien, c’est simplement que j’ai l’impression que l’hypertexte n’est pas réellement une révolution quant aux relations entre écrivains, textes et lecteurs — si ce n’est qu’il souligne et rend évident, comme je l’ai déjà dit, la véritable nature de ces relations, qu’il permet de les apprendre, le cas échéant. Les aspects socio-politiques, l’accès au pouvoir des Masses et corrélativement la perte de pouvoir par les Élites (culturelles, économiques ou politiques), la question de la propriété intellectuelle, le tropisme de l’information qui tend à vouloir être libre et les réactions institutionnelles diverses que cela provoque... c’est autre chose, de peut-être plus important et plus durable, et qui a un rapport avec le médium lui-même, je crois. Les hypertextes mettent un accent très clair, inévitable, sur le changement de medium et peuvent ainsi se trouver être les hérauts d’un possible changement de paradigme(s). Mais peut-être s’agit-il davantage d’un symptôme. Je ne peux m’empêcher d’y voir simplement un outil[6] nous permettant (d’une façon très science-fictionnelle) de réïfier les métaphores déjà existantes de l’écriture et de la lecture (encoder, décoder, déconstruire et reconstruire, transactions, procotoles, etc.), et d’en faire une sorte de métahistoire.
Mais je vois surtout l’hyperfiction comme une phase dans le développement du racontage d’histoire, et je ne suis pas sûre qu’elle transforme si radicalement celui-ci. Le “post-littéraire” dont on parle tant est aussi un retour au “pré-littéraire” : qu’étaient un “auteur” et “la propriété d’un texte” [“authorship”...] dans les cultures orales ? Ce que le médium électronique de l’hypertexte peut nous rendre pendant un certain temps, c’en est un équivalent, la mutabilité de la création collective. Mais même là : l’interface entre Moi et non-Moi change de place, les définitions du Moi et du non-Moi se transforment — les règles du jeu. Mais le je(u) du Moi, lui, continue.
 


[1] violente mais fascinée aussi ; elle assistait à une conférence sur son roman Always Coming Home (recommandé de toute façon) comme proto-hypertexte.
[2] j’aurais pu traduire ici “authorship” par “autor-ité”...
[3] Hum, c’t’un peu poussé. Je vis l’énorme majorité de ma vie dans la solitude, et je me sens un Moi même quand je suis seule — heureusement ! Mais enfin, c’était pour les besoins de la cause...
[4] ce qui a été confirmé je crois par la remarque d’une des démonstratrices d’hypertexte à la convention de SF américaine Readercon 7 ; elle disait que le lien fondamental du texte simplement écrit, dans un livre, c’est le fait de tourner une page après l’autre, et qu’ainsi tout histoire gutenbergienne est nécessairement linéaire ; à quoi une auditrice de répliquer qu’on a en même temps à l’esprit des dizaines, voire des centaines d’autres liens invisibles entre les parties des phrases, des paragraphes, des chapitres, du livre tout entier. “Oui”, dit la panéliste, visiblement toute excitée, “mais là on les rend visibles”. Et je n’ai pu m’empêcher de grommeler à mi-voix, une fois de plus : “So WHAT ? ” Il y a de toute évidence un kick technologique là-dedans, qui me paraît assez infantile, pour dire les choses crûment ; une autre panéliste m’a d’ailleurs avoué : “on le fait parce qu’on peut le faire, c’est comme escalader des montagnes”. Ce que je comprends fort bien du point de vue des “fabricants” d’hypertexte, mais franchement les motivations des lecteurs me paraît nettement moins légitimes ; d’ailleurs le contamination des hypertextes par la notion de jeu, et même par des jeux en bonne et due forme me paraît tout à fait révélatrice...
[5] je dois avouer être désespérément vieux jeu : je ne trouve pas que le côté “multimedia” ajoute grand chose. Quand je veux voir des images, je lis un roman graphique [graphic novel ? ] ou des BD, et moins il y a de texte mieux c’est, ou bien je visionne un film — et, à quelques exceptions près, je suis notoirement sourde à la bande sonore musicale... mais pas au dialogue. Quand je veux de la musique, j’écoute de la musique, généralement les yeux fermés. Je suppose que, lorsqu’on me “raconte une histoire” je peux gérer deux sens à la fois, mais pas davantage. Est-ce un handicap ? Je l’ignore, La plupart des gens sont comme moi, je pense, leurs sens s’organisent en hiérarchie d’une façon ou d’une autre, et ils assignent un mode différent de cognition à chaque sens. Je suis quant à moi essentiellement visuelle/auditive, mais c’est le mot écrit/parlé qui en est venu à incarner pour moi ce continuum sensoriel spécifique...
[6] Hum... mais la presse d’imprimerie était aussi “juste un outil”... tout comme le mot imprimé, la page, le livre. On n’avait tout simplement pas conscience du truc medium/message, en ce temps-là. Maintenant oui. L’hypertexte est-il “seulement” l’intuition macluhanesque réïfiée ?
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