Elisabeth Vonarburg - Textes, Articles, Entrevues

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La Société des Études Historiques et Littéraires de Chicoutimi m’avait invitée à la bibliothèque de Chicoutimi, pour une causerie, le 8 mars, journée des femmes. Je me sens toujours vaguement agacée, ce pour-là — le jour des femmes, des enfants, des paraplégiques, des rouquins borgnes unijambistes... et le reste de l’année, alors ? Mais puisqu’on me demandait de parler de femmes, et de science-fiction, ma causerie était toute prête, et je suis allée faire ma propagande !
 

 
Je suis venue vous parler de mes perversions, l’écriture, les femmes et la science-fiction. L’écriture parce que je suis une écrivaine, les femmes parce que jusqu’à nouvel ordre j’en suis une, et la science-fiction parce qu’elle me permet de satisfaire toutes mes perversions en même temps, car elles ne se limitent pas à trois.
 
Que l’écriture soit une perversion, eh bien, pas nécessairement tous les types d’écriture. Mais raconter des histoires, écrire de la fiction.... Raconter des histoires, depuis nos ancêtres vêtus de pauvres bêtes et rassemblés frissonnants autour d’un feu, avec les léopards qui tournaient autour — je crois bien que c’est cela le plus vieux métier de l’humanité, et non la prostitution. Ou alors les deux plus vieux métiers, peut-être. Un rapprochement intéressant. Comme vous le savez sans doute, la prostitution était une activité sacrée dans de nombreuses cultures antiques. Et si on examine les situations en parallèle... Dans le cas de la prostitution, vous avez quelqu’un qui paie quelqu’un pour vivre pendant quelques instant une fantaisie, et dans le cas de la fiction...mais c’est la même chose ! Sauf que les fantaisies permises par la fiction sont infiniment plus vastes, de plus longue durée, moins chères et somme toute plus satisfaisantes. Et sauf qu’il n’y a dans la pièce où vous lisez qu’une seule personne — mais comme c’est pas mal le cas des fantaisies téléphoniques, la différence n’est pas si énorme. Dans les deux cas, il y a suspension de l’incrédulité, et dans les deux cas, il y a séduction — moins par la personne que par la fantaisie dont elle est l’auteur dans les deux cas. Dont les deux personnes sont les auteurs, en fait, car dans les deux cas il y a collaboration, n’est-ce pas ? Je sais que tu me mens, dit le lecteur à l’auteur, comme le client à la prostituée ou au prostitué, mais fais ça bien...
 
J’espère que vous n’êtes pas trop choqués. Mais on a tellement tendance à mythifier l’écriture et les écrivains, à mystifier les lecteurs, que je trouve salutaire de proposer de temps à autre une autre perspective. À dire vrai, ce n’est pas vraiment à ce type de perversion que je pense lorsque je dis — et je le dis toujours quand on me demande pourquoi j’écris, par exemple — que l’écriture de la fiction est une perversion. Je l’entends dans un sens plus large, et en fait, le terme “perversion” est davantage là pour réveiller le monde. C’est juste que la chose, mon amour pour les mots, et les mots écrits, me paraît toujours un peu arbitraire. Il y a des gens qui s’éclatent avec la danse, avec la musique, avec la politique, ou avec la menuiserie, l’élevage des enfants ou des autruches ou même les cotes du marché de la bourse, et c’est toujours, me semble-t-il, de la création. Aucune n’est “meilleure” qu’une autre, en fin de compte, ni “plus belle” ni “plus utile”, comme voudraient justement nous le faire croire tous les mythes de l’Art et de l’Artiste avec des H majuscules qu’on nous a fait avaler depuis notre plus tendre enfance. Chacun à son biais personnel, sa version personnelle de la fondamentale propension humaine à créer. De version à perversion.... vous voyez comment j’ai pu glisser. Est venu surdéterminer mon usage du terme “perversion”, je l’avoue, le fait que la capacité de lire et d’écrire connaît tout de même un certain déclin, et que je rencontre parfois des élèves dans des classes qui me regardent avec une fascination un peu effrayée quand je leur dis que je possède cinq mille livres et les ai tous lus, ou que j’écris un roman de 500 pages en deux mois — je me sens parfois sur une liste d’espèces en voie de disparition, comme tous mes collègues écrivains, je suppose, pratiquante étrange d’un rituel de moins en moins répandu ; or qu’est-ce que la perversion, sinon le fait de s’écarter des normes admises dans la culture à laquelle on appartient ?
 
Ce qui me fait soudain penser qu’être une femme est pas mal pervers, pris sous cet angle. Nous vivons — ce n’est pas être une féministe stridente que le dire, n’est-ce pas ? — dans une civilisation patriarcale, où la norme est définie par rapport à la version masculine de l’espèce. La femme est un homme castré, nous a dit Tonton Freud, et ma foi, beaucoup le croient encore. Ou, pour prendre un autre exemple plus “objectif”, on a fait pendant des décennies de grandes études médicales, des tests sur les populations pour cerner les problèmes des maladies cardiaques de l’hypertension ou des attaques cérébrales... en se contentant de la moitié masculine de la population, puisque celle-ci est, n’est-ce pas, la norme. Être femme aujourd’hui (et que dire de l’époque préhistorique, pré-années 60, où j’ai grandi et absorbé tous les stéréotypes alors infligés aux petites filles ?), c’est encore malgré tout pour beaucoup être hors norme, périphérique, marginalisée.
 
En un mot, extra-terrestre sur les bords.
 
D’autant plus extra-terrestre quand on ne correspond pas à la norme de son époque : une fille, de mon temps, ça devait être joli, discret, socialement expert. Des études, pour quoi faire ? Oh, OK, apprendre à taper à la machine. Ou devenir infirmière. Ou, le top du top, enseignante — au secondaire. Pas de chance : ma mère me disait de faire mes devoirs ou de lire au lieu de faire la vaisselle ou d’apprendre à cuisiner. Solitaire, élevée dans les livres, et bien trop intelligente pour ma laideur, j’avais tout pour devenir une extra-terrestre.
 
Autant dire que ma rencontre avec la science-fiction, à l’âge de seize ans, m’a toujours parue prédestinée. C’est quoi, l’extra-terrestre, dans la science-fiction ? C’est l’Autre, le non-humain, ce qui sert de reflet inversé, de repoussoir, à l’humain, ce qui sert à définir par opposition ce qu’est l’humain. Plus j’ai lu de la science-fiction (et en particulier la science-fiction écrite par les femmes) plus j’ai pris conscience de ce fait : il y a une convergence obligée entre les femmes, qui sont les Autres par excellence de la culture patriarcale (avant même les autres d’autres couleurs) et la science-fiction. Si on est insatisfaite de la situation présente, et si on veut imaginer autre chose, si on veut échapper au cul-de-sac de la colère, ou du gémissement, où aller sinon dans un autre monde, une autre société,imaginaire, certes, mais où l’on pourra faire l’expérience en grandeur quasi réelle, tirer toutes les conséquences, trouver de nouvelles questions, ou, surtout, poser autrement les questions trop familières ?
 
Ce n’est pas ce qui m’a attirée dans la science-fiction, au départ. J’avais seize ans, on était en 1965, dans le fond de la province française ! Je n’avais jamais entendu le mot féministe (ni le mot science-fiction, d’ailleurs) auparavant ! Ce n’est pas ce qui m’a attirée dans la science-fiction — il y avait si peu d’auteures l’époque. Mais c’est ce qui m’y a retenue à la fin des années 70 (où les femmes sont arrivées en force dans le genre). Je suis devenue féministe à travers la science-fiction, en fait. C’est tout la faute à James Tiptree Jr. LE meilleur auteur de nouvelles des années 70. Celui qui m’avait réconciliée avec la SF et avec les auteurs masculins à une époque où l’indice de testostérone chez les cow-boys de l’espace commençait à me friser sérieusement les rouflaquettes. Tiptree. Eh bien, les copains, une femme était James Tiptree Jr. En 1978, lorsque la nouvelle a officiellement éclaté, je suis allée relire derechef tous les textes deTiptree religieusement engrangés dans ma bibliothèque — pour constater avec une stupéfaction consternée ma réaction intérieure : bien sûr que c’était une femme ! Les titres... les thèmes... Et pourquoi donc ne l’avais-je jamais vu auparavant, hein ? Résultat : ce que c’est qu’un être féminin, corrélativement un être masculin, sera pour toujours une question pour moi, et je me méfierai toujours des gens qui ont trop de réponses.
 
Ce n’est donc que tardivement que l’élément “femme” est entré dans ma trilogie de perversions — écriture, femmes, SF. Au départ, ce qui m’a attirée dans la SF, ce sont les histoires. J’ai toujours aimé les histoires. Petite fille, je tannais mes parents pour qu’ils m’en racontent, et je me suis appris à lire toute seule ou presque (ma mère m’avait appris mes lettres) pour avoir mon fix d’histoires plus souvent. Et je me suis mise à en imaginer, puis de fil en aiguille, ayant découvert très tôt aussi l’extraordinaire liberté que confère l’écriture — eh, je peux écrire mes histoires moi-même, plus besoin d’attendre après les livres ! —à en écrire.Et voilà pourquoi j’écris des histoires.
 
Mais si j’aime raconter des histoires — une perversion que je partage sans aucun doute avec tous les auteurs de fiction —, si j’aime ajouter au réel des choses qui n’y existent pas mais se mettent à exister par la puissante magie des mots dans la tête des lecteurs, je ne raconte pas n’importe quel genre d’histoire. Je raconte des-histoires-qui-se-peuvent-pas au carré.Je ne les situe pas dans le présent, où croit vivre tout le monde, ni même dans le passé (au moins, le passé, on est à peu près sûr qu’il a existé), ni même parfois sur la Terre, mais un peu n’importe quand dans le futur et n’importe où ailleurs que sur Terre, là où personne n’est jamais encore allé ! Et j’écris des histoires dont les personnages ne sont pas exactement ceux qu’on peut rencontrer au coin de la rue : des androïdes, des métamorphes, et même quelques extra-terrestres, qui ne sont pas tous des femmes. Bref, j’écris de la science-fiction.
 
Ça, vous me direz, c’est vraiment une perversion. Du moins est-ce l’impression que j’ai lorsque tel ou telle journaliste ou critique littéraire me dit (et même quelques lecteurs) : “Mais pourquoi écrivez-vous de la science-fiction?” Tout est dans le ton, vous comprenez. Et quelquefois on ajoute, et tout devient clair : “Pourquoi n’écrivez-vous pas un vrai roman ? ” ou “de la vraie littérature ? ”.
 
Balzac, un des auteurs qui servent à définir le canon de la “vraie littérature” et du“vrai roman”, écrivait, disait-il, pour faire concurrence à l’état civil. Il créait des familles entières, leurs ancêtres, leurs descendants, leurs sagas entremêlées. Il ne créait pas les endroits où ils vivaient — province ou Paris, rien à inventer là—, pas plus qu’il ne créait leur époque : il se contentait de bien regarder autour de lui, là aussi. Mais il créait tout le reste.
 
“Concurrence à l’état civil”. Les auteurs de science-fiction, eux, peuvent créer non seulement le lieu — la Terre, d’autres planètes, des étoiles, des galaxies entières, voire des univers — mais le temps — n’importe quand entre le Big Bang et le Big Crunch, du plus lointain passé au plus lointain futur, sans compter les univers parallèles où l’histoire de l’humanité, ou de telle ou telle société, a pris d’autres tournants que dans le nôtre. Leurs personnages sont non seulement les humains, mais les surhumains, et les infrahumains, et les non-humains, sans oublier des animaux intelligents, des intelligences artificielles dans des ordinateurs, ou les nuages de gaz stellaire conscients ! “Faireconcurrence à l’état civil”. HA ! Les auteurs de science-fiction peuvent faire, eux, concurrence à la création, à Dieu lui-même !
 
Ou, si on veut l’exprimer autrement, seuls les auteurs de science-fiction semblent avoir véritablement conscience de la mégalomanie inhérente au racontage d’histoire, et seuls ils l’exercent dans toute sa splendeur. Stendhal, autre canonique, disait que le roman est un miroir placé au bord d’unchemin. Que dire alors des miroirs de la science-fiction, placés au bord des chemins présents, passés et futurs de l’humanité... et de la non-humanité, des miroirs qui reflètent (en déformant, bien entendu, nous sommes tous d’accord là-dessus) non seulement ce que nous nous accordons à considérer comme “la réalité”, mais encore tout ce qui est écarté de ce consensus, et qui n’en existe pas moins... puisque nous pouvons l’imaginer !
 
QUI écrit “de la vraie littérature et de vrais romans”, à votre avis ?
 
Hum. Si cette vision grandiose de la SF était largement partagée, je serais la maîtresse du monde, ou du moins aussi riche que les auteurs de grands best-sellers.Ce n’est de toute évidence pas le cas. Qu’est-ce qui ne va pas dans cette image ?
 
Je dirais bien d’abord “c’est la faute aux images” — au cinéma, à la télé. Depuis au moins cinquante ans, ils nous assènent dans leur écrasante majorité une version désolante de la SF : tout machines, bébelles qui font biip et tuuut, personnages en carton, robots marchant comme Frankenstein, extra-terrestres en caoutchouc, et des effets spéciaux de plus en plus tourneboulants qui remplacent de plus en plus toute notion d’histoire et de scénario. Il en est sûrement parmi vous qui n’ont jamais lu un livre de science-fiction, mais vous avez tous néanmoins une idée de ce qu’est LA science-fiction, à cause de la télé ou du cinéma. Hélas. La science-fiction dans sa perversion écrite n’a rien à voir avec tout ça. Il n’y a pas d’ailleurs LA science-fiction. Il y a LES science-fictions, tout comme en littérature dite générale il y a desgenres différents de romans, par exemple. Et on peut détester MichelTremblay, Arlette Cousture ou Hubert Aquin (au Québec), ou Sacha Guitry, François Mauriac ou Michel Houellebecq (en France) sans cependant détester“LA” littérature. On n’aime pas tel auteur, ou tel genre de fiction. Pareil en SF. Il s’agit de trouver celle qu’on aimera...
 
Prenons celle que j’écris — autant parler de ce que je connais bien, hé ? Il n’y a pas beaucoup de bidules qui font tuuut et biip dans ce que j’ai publié jusqu’à ce jour, par exemple. Ça ne m’intéresse pas plus que cela, sinon comme outil de l’histoire, comme moyen de mettre les personnages à l’épreuve. Pour tout vous dire, les machines sont pour moi toutes comme des voitures — même mon ordinateur : on met la clé, on tourne, ça fait vroum. Je ne vais pas soulever le capot ou construire le truc à partir de zéro chaque fois que je veux m’en servir ! Ma science-fiction — la science-fiction que j’écris, et la science-fiction que j’aime lire — c’est pareil. Il s’agit d’histoires où des gens, des gens comme vous et moi, même s’ils vivent parfois dans d’autres lieux et d’autres temps qui les ont modelés comme nous le sommes nous-mêmes pas nos temps et lieux, des gens somme toute ordinaires, sont confrontés au changement — comme nous le sommes tous, conscients ou non de l’être. Ce peuvent être des changements immenses, concernant des sociétés, des planètes entières (et le réchauffement global, à votre avis, ou le SIDA, ou la pollution des mers, c’est quoi ? ), ou des changements relativement minimes, mais qui changent tout : comme de n’être pas né d’un, ni dans un, ventre de femme mais d’un ventre artificiel, ou même d’avoir été créé de toutes pièces, cellule par cellule dans un laboratoire. Ou d’être capable de transformer toutes ses cellules pour se métamorphoser en un autre être vivant, homme, femme, animal....
 
Car enfin, qu’est-ce que c’est qu’un être humain ? Toute la littérature de tous les temps et de tous les pays s’affaire à décrire et à définir la chose, en plaçant des personnages dans des situations particulières, en décrivant leurs actions et réactions, et la SF en fait autant, ma foi. Si “le changement est la seule chose qui ne change pas” est la grande affirmation de base de la SF, “Qu’est-ce qu’un être humain ? ” en est la grande question fondamentale. C’est juste que les circonstances de la science-fiction sont un peu plus particulières que les autres... Mais il s’agit essentiellement de repousser les limites, de poser des questions au-delà des questions habituelles, grâce à l’outil extraordinairement puissant qu’est la question fondamentale de la SF,sans cesse réitérée : “Qu’est-ce qui se passerait SI...” telle ou telle chose, circonstance, etc. était différente ?
 
En fait, je crois que j’étais prédestinée depuis bien avant mes seize ans à la SF : j’étais une de ces horribles miochonnes curieuses qui n’arrêtent jamais de demander “pourquoi ? ”. Or, si vous vous rappelez vos propres années d’éducation, en particulier scolaire, on n’encourage pas tellement à poser des questions ; on se consacre plutôt à nous enfourner toutes sortes de réponses à des questions pré-établies — et rassurantes, puisqu’elles ont des réponses. J’étouffais un peu beaucoup dans cette boîte-là, à seize ans... Et rencontrer la SF, les SFs, ce fut comme sortir d’une grande noirceur. Un immense univers s’ouvrait devant moi, extraordinairement vaste, merveilleusement inconnu, où il m’appartenait de poser les questions et d’inventer les réponses ! Quelle extraordinaire liberté, cette liberté d’être curieuse non seulement d’ici et de maintenant, mais de nulle part et de n’importe quand, non seulement de ce qui existe, mais de ce qui n’existe pas, ou pas encore, ou n’existera jamais, mais qui trouve pourtant une existence dans notre imagination grâce au jeu du “Et SI c’était différent ? ”
 
C’est la liberté fondamentale du racontage d’histoire, bien sûr, et de l’écriture. C’est aussi, la liberté de la connaissance, de la quête de la connaissance, et elles reposent toutes deux sur la possibilité, non, la nécessité, de poser des questions. Un même mouvement anime auteurs de SF et chercheurs scientifiques. Et les philosophes. Et les mystiques. Et chacun de nous, quotidiennement, par éclair. Confrontés à un vaste et mystérieux et complexe univers, nous cherchons à lui trouver, à lui donner, un sens.
 
Nous n’y pensons pas tout le temps, au mystère de l’univers. Nous ne pouvons pas y penser tout le temps. Il y a les impôts, la réunion des parents d’élèves, trouver une job, survivre à la maladie, ou à l’hiver... Mais parfois, en regardant le ciel étoilé, en entendant une nouvelle à la radio (eh, de la vie sur Mars ?), on ressent comme un petit choc, et si on n’y prend garde, la boîte de la réalité s’ouvre, s’élargit, les limites s’en effacent, et tout d’un coup, on se retrouve face au mystère, le mystère de l’univers, le mystère de notre présence dans l’univers...
 
Il y a plusieurs positions face au mystère. On peut en avoir peur, et se dépêcher de le nier en le recouvrant activement de réponses apprises, que ce soient celles de la religion ou celles de la science, sur lesquelles on campera férocement, les deux pieds dans le béton, crispé sur ses certitudes, vite fossilisé. On peut au contraire l’aimer trop, le mystère, cet inconnu, l’embrasser, en être passivement fasciné et rester là, bouche béante, écrasé, paralysé aussi. Mais une autre position est possible (il y a toujours dans tous les tête-à-tête qui tuent) : on peut dialoguer avec le mystère. L’explorer, l’interroger, sans cesser de le respecter, voir ce qu’il peut nous apprendde lui et de nous-mêmes. Et c’est ce que la lecture d’ouvrages de SF et l’écriture de ma propre science-fiction me permettent de faire : dialoguer avec le mystère. Que ce soit celui de la soi-disant réalité, de l’être humain, de la conscience... Ma perversion, si perversion il y a, est de ne pouvoir me passer de cette toile de fond immense, l’univers, l’ensemble de la création, et de l’avoir toujours présente à l’esprit — les histoires de la littérature générale sont trop étroites pour moi.
 
Mais comme je le disais, c’est ma perversion personnelle : j’aime voir grand, j’aime sentir que j’appartiens à l’univers. Du mysticisme rentré, si vous voulez. Ce qui ne veut nullement dire que la miniature littéraire est illégitime (Paul aimait Julie qui aimait Arthur, ou Sophie, ou encore je-me-moi et notre nombril problématique), ou même la fresque historique et sociale simplement d’ici & de maintenant (ou d’ici & d’hier, ou... etc.). C’est juste que mon truc à moi, là où je m’éclate, c’est cette variété particulière de fiction, de création, qu’est la science-fiction. Parce que non seulement je peux y satisfaire ma mégalomanie démiurgique (comme décrit plus haut), et mon goût du mystère, mais aussi mon goût de la poésie et mon goût du mythe — j’ai été élevée avec des contes & légendes de tous les temps et de tous les pays. Et la SF — celle que j’aime en tout cas — est un genre extraordinairement poético-mythique : on peut y trouver des statues qui marchent, qui parlent, qui pensent et qui aiment, par exemple. Ou bien  l’invention scientifique imaginaire et future du “ verre lent”, une sorte de verre qui ralentit la lumière — et c’est la lumière qui porte les images vues par nos yeux, n’est-ce pas ? Ainsi, une fenêtre de ce verre ralentisseur de lumière peut vous montrer un paysage, et des êtres chéris qui ne sont plus là depuis longtemps, perdus dans le passé, mais présent dans le verre, vivants, en mouvement, pour longtemps encore...
 
Ainsi dans la SF que j’aime, la poésie est toujours au rendez-vous, souvent au confluent du mythe ou de la science — deux façons de donner du sens à l’univers, n’est-ce pas ? Poétique, la science ? Mais oui. Et sublime, et étrange, et déconcertante... et consubstantielle à l’histoire humaine, de surcroît — c’est ce qui manque pour moi dans la littérature dite générale : c’est comme si on y était totalement aveugle à ce qui a de tous temps modelé cultures et sociétés : pas seulement les conquêtes des armées ou les caprices des producteurs de pétrole, mais l’évolution de la connaissance. Le désir d’explorer, de découvrir, de connaître, de comprendre. C’est un désir aussi fondamental que celui de manger, d’être en sécurité et de se reproduire. Et rendue à bientôt cinquante ans, je vois clairement que c’est ma perversion la plus profonde, la curiosité. J’avoue, je capitule. Tout ce qui peut satisfaire cette perversion essentielle est le bienvenu, et il se trouve que la science-fiction est le genre de littérature qui me permet le mieux de la mettre en pratique, pour toutes les raisons que j’ai essayé de décrire précédemment. Je suis curieuse, je ne me sens jamais aussi vivante que lorsque j’apprends quelque chose, et j’espère que je mourrai curieuse.
 
C’est ce que je vous souhaite aussi.
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