(Premier article-présentation générale d’une chronique de SF au journal québécois à grand tirage La Presse, au début des années 2000, chronique qui n’a pas survécu à des tiraillages contractuels concernant les droits électroniques des textes publiés. On a ses principes.)
Mon père, né à la fin du 19e siècle et qui avait survécu à deux guerres mondiales et demie, n’aimait pas Sartre. « Sartre est un con. — Mais, Papa, tu ne l’as même pas lu ! — Ça ne fait rien, c’est un con. » Plus tard, j’ai compris. On juge souvent selon l’air du temps, le dernier talk-show, une photo entraperçue à la une d’un journal, une discussion entre amis, des pesanteurs personnelles, familiales, historiques qui dispensent de trop penser et surtout d’aller vérifier par soi-même — après tout, on ne peut pas tout lire, tout voir, tout savoir.
J’ai survécu à mon père, et à Sartre. Mais je leur dois au moins de pas être trop surprise quand j’entends : « La science-fiction, c’est bon pour les enfants ou les ados boutonneux », « Si c’est un bon roman, ça ne peut pas être de la SF », « Si c’est québécois, ça ne peut pas être de la bonne SF », et enfin le rédhibitoire « Oh, moi, vous savez, Star Wars... », qui me rend alors certaine, hélas, de la réponse à mon invariable question : « En avez-vous lu ? » Et si par hasard oui, « Qu’avez-vous lu ? » Si on n’aime pas Tremblay, VLB, ou Soucy, ça ne signifie pas qu’on n’aime pas « la littérature en général » : on n’en aime pas certains types, on n’y aime pas certaines voix, voilà tout. C’est pareil pour la science-fiction. Et dire « la littérature en général » est aussi absurde que de parler de « la science-fiction », genre aussi polymorphe que « la littérature en général » puisqu’il peut tout être : métaphysique, policier, aventureux, exotique, psychologique, satirique, poétique. Et contemporain, car enfin, de quoi peut parler un écrivain d’ici et maintenant sinon d’ici et maintenant ? Peu importe le déguisement, 2036 ou 1837.
Mais les sciences-fictions écrites sont victimes du trop grand succès médiatique de certaines formes de science-fiction : on n’en pas lu, mais oh qu’on en a vu ! (ou entendu causer ceux qui ont vu). Et ce qu’on en a vu... Espérons que cette chronique ouvrira quelques yeux : il y a une littérature de science-fiction, vaste et variée, bien écrite en bon français, entre autres, parfaitement à sa place dans un cahier littéraire.
Je ne ferai pas le grand numéro de la légitimité en passant par Lucien de Samosate, Platon, Cyrano, Huxley, Wells, Zamiatine, Maurois, alouette. Je dirai simplement que j’ai rencontré la SF entre quinze et seize ans, après ceux qui m’accompagnent encore — Montaigne, Hugo, Dostoïevski, Camus, Rimbaud et quelques autres — et avant Proust et Joyce qu’elle ne m’a pas empêchée de lire ; et je peux certifier qu’après bientôt quarante ans de lectures SF, je ne suis devenue ni aveugle ni sourde. Même si j’ai un doctorat en littérature.
La campagne française profonde du début des années 60. Quelle illumination libératrice, quelle allégresse, de découvrir que l’univers était bien plus vaste, mystérieux et fascinant qu’on ne me l’apprenait à l’école ! Et surtout que l’important était moins d’apprendre les bonnes réponses que de trouver les bonnes questions. Et d’inventer ses propres réponses — ses propres histoires. ET SI ? L’abracadabra magique : et si... plusieurs humanités intelligentes mais distinctes coexistaient depuis toujours sur notre planète ? Et si... nous pouvions nous métamorphoser à volonté en homme, en femme, en tigre du Bengale ? Et si... Jésus avait été une femme ? Et si... « Et si c’était différent, comment ce serait ? » Pas mieux ou pire, attention. Différent. Quelles sortes de sociétés, de cultures, quels Autres, pourrions-nous habiter, construire, être — si c’était différent ?
Pourquoi imaginer l’autrement ? Ici et maintenant ne sont-ils pas assez complexes, mystérieux, enchanteurs, difficiles, « réels » surtout (mais ne commençons pas à discuter la nature de la soi-disant « réalité ») ? Certes. Et, encore une fois, les sciences-fictions, si futuristes soient-elles, ne font un pas dans l’Étrange Inconnu (tout relatif au reste) que pour se retourner et nous observer sous un angle inhabituel, toujours potentiellement instructif parce que dépaysant Mais, songez-y bien, si l’être humain n’imaginait pas sans cesse l’autrement, il serait encore dans les arbres. Et pour imaginer l’autrement, il faut imaginer le « changement ». La grande roue de l’évolution lâchée dans la pente du temps, pour les êtres comme pour les sociétés, les cultures, la planète, l’univers, voilà ce dont parlent les sciences-fictions ; leurs auteurs parfois se laissent prendre au jeu facile des apparences — demain sera comme aujourd’hui, simplement davantage — mais au fond ce sont toutes des histoires de métamorphoses. Le « bildungsroman » de l’humanité en devenir en chacun de nous.
Pas très confortable, bien sûr. Souvent inquiétant, voire effrayant. On veut bien devenir, mais pas trop — après tout, la mort n’est-elle pas le devenir ultime ? Et chacun a le droit de privilégier ses mythes personnels dans ses lectures. Pour certains, ici et maintenant mâtiné d’hier sont plus qu’assez. D’autres ont la bougeotte, dans l’espace comme dans le temps... Les différences entre air chaud et air froid créent les courants d’air, vous le saviez sans doute. Eh bien, de temps à autres, un bon vent dans la cervelle, ça ne fait pas de mal. Il faut de tout pour faire un monde. Mais d’abord admettre et accueillir a priori la différence, rester curieux — c’est la leçon de générosité des meilleurs livres de SF.
Ce n’est pas la seule.
Voici quelques exemples des mouvances essentielles de la SF : les délires logiques, la satire sociale, la réflexion féministe et humaniste, la prospective mâtinée de réflexion sociale, la dimension cosmique (ici en version modeste : dans le système solaire)...
1) ET SI... on pouvait retourner dans le passé et tuer son père avant sa propre conception — existerait-on dans le présent pour retourner dans le passé, ou non, et dans ce cas comment pourrait-on retourner dans le passé pour... ? Ou : comment une porte peut être ouverte ET fermée. Barjavel, Le Voyageur imprudent, Présence du Futur, Denoël.
2) ET SI...Dieu était vraiment mort et qu’on trouvait Son (gigantesque) et Saint Cadavre flottant sur l’océan ? James Morrow, En remorquant Jehovah, J’ai Lu.
3) ET SI... il existait quelque part une race d’êtres humanoïdes non sexuellement déterminés qui deviennent les uns et les autres mâle et femelle de façon cyclique et aléatoire, le complexe d’Œdipe et la guerre existeraient-ils et quel(s) pronom(s) utiliserions-nous pour nous y retrouver ? Ursula K. Le Guin, La Main gauche de la nuit, Pocket.
4) ET SI... on parvenait à allonger la vie humaine au-delà de cent ans, ce pourrait être quoi, la vieillesse, et la jeunesse, d’ici un siècle ou deux ? Bruce Sterling, Le Feu sacré, Pocket.
5) ET SI... nous allions vraiment coloniser Mars, en la transformant avec tout notre génie humain — et toutes nos faiblesses humaines — comment cela se passerait-il, et comment en serions-nous transformés nous-mêmes ?
Kim Stanley Robinson, La Trilogie martienne : Mars la rouge, Mars la verte, Mars la bleue, Presses de la Cité.
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